Continuité et discontinuité dans Benang de Kim Scott : la survivance à l’œuvre

Estelle Castro

Royal Holloway, University of London

At so many funerals I have felt lonely, that it was I who had already been dead longest, that I myself represented the final killing off; the genocide thing, you know. Destroy memory of a culture, destroy evidence of a distinctive people, bury memory deep in shame.

Having survived genocide, what was left to me but to look, to think, to try to comprehend what led to this oh-so-near-death1?

 

  1. Continuité et discontinuité, de la langue, de l’Histoire, des histoires, des mémoires, du texte, et de la narration, sont au cœur de l’œuvre Benang de Kim Scott, roman postmoderne que l’on peut qualifier de métafiction historiographique2 et qui remporta le prestigieux prix littéraire australien Miles Franklin en 2000. A travers une écriture fortement intertextuelle et un narrateur qui cherche à trouver un sens à son existence, en reconstituant l’histoire de ses ancêtres et de sa famille, Benang fait resurgir l’impact qu’eurent sur la vie des Aborigènes les politiques génocidaires australiennes dites d’assimilation qui furent en vigueur jusqu’au milieu du vingtième siècle. Le roman explore l’incertaine et douloureuse quête du narrateur pour reconstituer à la fois son sens d’appartenance à sa famille, à sa communauté, et son identité éclatée par le désir de son grand-père d’avoir fait de lui « le-premier-homme-né-blanc ».

  2. Cet article analysera la manière dont l’écriture de l’inter(-)dit permet à Kim Scott de faire s’entrecroiser dans Benang histoires, Histoires, et archives, pour mettre en lumière l’histoire douloureuse des politiques et pratiques d’élimination qui ont marqué l’existence des Aborigènes. Je soulignerai par quelles stratégies le romancier nyoongar (aborigène) parvient à créer un récit hanté par le manque, mais dans lequel les traces ancestrales sont renouvelées, et ouvrent sur le futur. Je m’appuierai sur le concept de survivance tel qu’il a été développé par l’écrivain amérindien Gerald Vizenor et repris par Deborah L. Madsen, pour montrer que la survivance dans Benang s’établit comme « présence active3 », comme « condition dynamique de survie historique et culturelle et comme résistance politique : comme épistémologie, ontologie, et axiologie4 ».

  3. La première partie analysera le roman comme récit hanté par le manque, dans lequel la responsabilité qui incombe au romancier, tout comme à l’historien, comme le suggère Linda Hutcheon, de « créer du sens au travers de représentations5 » est mise en abyme par l’intertextualité et une esthétique de la digression. L'étude des nombreuses interruptions et bifurcations du récit permettra d'illustrer l’idée selon laquelle la survivance est un combat « contre l’absence, le déracinement et l’oubli6 ». La deuxième partie analysera comment la violence est à la fois narrée et déjouée dans le roman par une écriture de l’innommable qui s’érige contre le discours colonial. L’étude des processus d’internalisation de la honte et des théories génocidaires, ainsi que leur impact sur plusieurs générations permettront notamment d’approfondir pourquoi « la survivance, en tant que principe épistémologique structurant, est politique, culturel, et esthétique ; elle est résistance et contre-interprétation7. » La troisième partie portera sur l’écriture comme force de recréation, ainsi que sur les voix et voies de retour et d’ancrage dans le roman. Elle mettra ainsi l’accent sur la survivance comme « continuation des histoires8 ».

Création de sens dans un récit hanté par le manque

Comme c'est difficile de suivre quelqu'un qui cherche sa route9

  1. Selon Linda Hutcheon, les métafictions historiographiques sont « des romans qui sont intensément réflexifs mais qui réintroduisent également le contexte historique dans la métafiction et problématisent la question de la connaissance historique10 ». Ces deux caractéristiques sont décelables dès les premières pages de Benang. Introduisant un personnage-narrateur qui s’envole, l’attaque in medias res de l’incipit signale d’emblée au lecteur qu’il risque d’être déstabilisé. Le lecteur ne comprendra que plus tard que cette image tragicomique symbolise, d’une part, un personnage cherchant à retrouver ses racines, et renvoie, d’autre part, aux théories eugénistes et génocidaires de A. O. Neville, Protecteur en chef des Aborigènes en Australie occidentale de 1915 à 1940, qui se trouve être le cousin d’Ern (Ernest Solomon Scat), le grand-père du narrateur, Harley, dans le roman. Le deuxième chapitre intitulé « the first white man born » (10) s’ouvre sur une citation d’archives : « As I see it, what we have to do is uplift and elevate these people to our own plane… A. O. Neville » (11). Le lecteur comprend au fil des pages que le processus d’élévation et de blanchiment dont il est question renvoie aux théories idéologiques évolutionnistes de Neville qu’Ern a faites siennes, comme le révèlent les archives découvertes par Harley, « the need for both biological and social absorption. Dilute the strain. [...] Uplift a despised race. » (27). L’insertion de fragments d’archives dans la narration, tout comme l’esthétique de la digression qui rend manifeste dans l’écriture la quête de sens et les hésitations du narrateur, contribuent aux processus de défamiliarisation qui caractérisent l’œuvre.

  2. Dans les « Acknowledgements », qui ont malheureusement été supprimés dans la traduction française, Kim Scott cite avec précision ses nombreuses sources d’inspiration ainsi que les archives et ouvrages d'où proviennent les passages qu'il cite ou adapte dans le roman. Les deux phrases précédemment citées, tout comme d’autres passages de Benang, sont des citations ou des paraphrases des mots de Neville, extraits de son livre Australia’s Coloured Minority: Their Place in Our Community, paru en 1947.Tout au long du roman, les italiques (qui malheureusement n’ont pas toujours été respectés dans la traduction française), permettent, soit de faire ressortir l’insertion de passages d’archives, et ainsi de rendre visible des idéologies génocidaires, soit d’indiquer un refus d’appropriation des termes (comme pour « native » ou « gin »). En outre, comme l’a souligné Linda Hutcheon, l’une des fonctions de l’insertion paratextuelle de documents historiques dans les métafictions historiographiques s’apparente aux mêmes effets d’étrangeté, aussi appelés en français « effets d’aliénation », que chez Brecht, « faisant du lecteur un collaborateur dont la conscience est éveillée, et non un consommateur passif11 ». Cette mise à distance qu’opèrent les italiques permet donc de prendre le lecteur à parti tout en l’informant, de l’inviter à jouer son rôle, ne serait-ce que par une lecture active du roman, ou même plus tard, hors-textuellement, en restant attentif à l’usage de ces termes dans d’autres textes ou discours prononcés. La survivance est donc bien à l’œuvre dans Benang, roman qui cherche ainsi « sans relâche à rendre visible la manière dont les idéologies coloniales dominantes fonctionnent au quotidien12 ».

  3. En prenant au pied de la lettre les propos de A. O. Neville et en jouant sur les mots, l’auteur montre également avec ironie que cet être « de tirets », « the first-born-successfully-white-man-in-the-family-line » qu’est supposé être le narrateur est un être tiraillé, une création vouée à littéralement se taper la tête contre les murs, ou contre le plafond.

As the first-born-successfully-white-man-in-the-family-line I awoke to a terrible pressure, particularly upon my nose and forehead, and thought I was blind. In fact, the truth was there was nothing to see, except – right in front of my eyes – a whiteness which was surface only, with no depth, and very little variation.

              Eventually, I realised my face was pressed hard against the ceiling. (11)

  1. Sur le registre ludique, l’auteur met en scène l’absurdité des théories eugénistes de dilution du noir dans le blanc et souligne que la blancheur à laquelle le narrateur est confronté n’est qu’une apparence qui obscurcit de surcroît l’horizon.

I closed my eyes, and when the crown of my head gently nudged the ceiling I must have looked like some elaborate light shade. Perhaps that was what my grandfather meant when he said I was the brightest and most useful in an uplifted state. (13)

  1. Dans ce passage, « light shade » joue sur le registre métaphorique du corps ballon et en lévitation, en permettant un jeu de mots. D’une part, « light shade » permet d’imaginer que le narrateur-ballon devient abat-jour, permettant le jeu de mots sur « brightest », qui qualifie à la fois la clarté de la lumière diffusée sous l’abat-jour et l’intelligence supposée du « premier homme né blanc », tel qu’il fut pensé par Neville et son grand-père. Le terme « shade » peut aussi ici renvoyer à une simple nuance de couleur, dont la légèreté reflète l’absorption du « sang noir » par le « sang blanc ». Ainsi, la dissolution du corps qui n’est plus qu’une ombre légère, reflète ici la dissolution du noir des ancêtres et parents du narrateur dans la « blancheur » recherchée par Neville. L’image de cet individu qui se cogne sans cesse la tête au plafond à force d’être si « élevé » dans la grille de l’évolution montre à la fois le caractère ridicule et destructeur des politiques d’assimilation qui voulurent la dissolution des peuples aborigènes, et leur caractère vain, puisque le narrateur est bel et bien présent.

  2. Dans la version française, le choix qui a été fait de ne pas inclure les sources historiques précises d’où sont tirées les citations décontextualise le roman. De même, l’absence dans le texte français des trois longues citations qui ouvrent le roman en anglais modifie l’horizon d’attente du lecteur. Ces trois citations font référence aux massacres des Nyungars, à ce qui était considéré comme le « problème » que constituaient les « half-caste » (« demis » ou « sang-mêlés ») dans les années 1930, et à la nécessité que le « noir » soit absorbé par le « blanc », pour que le « noir » disparaisse. La première citation ouvre en outre le roman sur une reconnaissance de la mise à l’écrit d’une histoire transmise oralement, permettant de comprendre pourquoi les Nyungars (groupe aborigène du sud-ouest de l’Australie auquel appartient Kim Scott) évitent dans la contemporanéité les régions où eurent lieu le massacre des leurs :

Many Nyungars today speak with deep feeling about this wild, windswept country. They tell stories about the old folk they lost in the massacre and recall how their mothers warned them to stay out of that area. One man describes how Nyungars will roll up their car windows while passing through Ravensthorpe, and not even stop for food or petrol. The whole region has had associations and an unwelcoming aura for them. It is a place for ghosts, not for living people. (Eades and Roberts, 1984, submission to the Seaman Land Inquiry) (5)

  1. La suppression, dans la version française, de cette citation, ainsi que de deux autres documents tirés d’archives de 1933, réduit considérablement l’impact émotionnel et intellectuel des premières pages du roman sur le lecteur. Cette absence émousse la volonté de l’écrivain de porter des événements historiques particuliers à la connaissance du lecteur. Linda Hutcheon souligne que l’une des caractéristiques de la métafiction historiographique est la suivante : « la métafiction suggère qu’à l’historien et au romancier incombe une responsabilité similaire : celle de créer du sens au travers de représentations 13. » Dans le roman de Kim Scott, cette responsabilité est manifeste en tant qu’entreprise de survivance « contrant une épistémologie du déni qui caractérise les relations entre les colons et les peuples autochtones14 ». Rappelons qu’alors que le roman fut publié en 1999, ce ne fut qu’en février 2008 que le premier ministre australien Kevin Rudd demanda officiellement pardon, au nom du Parlement australien, pour  « les lois et politiques promulguées et mises en œuvre par les parlements et gouvernements successifs, qui ont infligé tant de peine, de souffrance et de perte15 » aux Aborigènes. Le narrateur de Benang découvre au fil des pages à la fois les archives écrites et l’histoire transmise oralement par les siens. La responsabilité évoquée par Hutcheon est donc également mise en abyme par l’intertextualité et par une esthétique de la digression.

  2. Répétitions du non-achèvement, les digressions figurent inlassablement dans le texte le désir du narrateur « d’être plus qu’un point final » : « castrated, absorbed, buggered-up, striving to be more than a full-stop, to sabotage my grandfather’s social experiment, to repopulate his family history […] » (449). L’auteur joue ici sur les deux sens du mot « line » en anglais, renvoyant à la fois à la « ligne » d’écriture et à la « lignée », au sens de descendance. Ainsi, le fait que le narrateur amorce et diffère constamment son récit et crée un va-et-vient entre le passé plus ou moins lointain (remontant jusqu’à ses arrière-arrière-grands-parents) et le présent, représente dans les lignes de l’écriture son combat pour affirmer que sa lignée n’est pas arrivée à sa fin. Cette stratégie de dévoilement progressif des événements suggère en outre que l'écriture de l'Histoire se fait toujours à partir d'un point de vue et de choix établissant ce qui est digne d'être retenu. En préférant le fragment à la totalité, les bifurcations à la linéarité, et en proposant de raconter une histoire familiale, l’auteur fait rejaillir des voix oubliées et s’oppose à l’hubris de projets totalisants et à l’idée d’un développement linéaire de l’Histoire qui aurait dû voir triompher « les plus forts » (14).

  3. Les champs lexicaux du vide, de la déperdition et de l’éclatement marquent de nombreux passages du roman, faisant résonner en creux un insatiable manque  dans le texte et chez le narrateur qui déclare, en évoquant son grand-père : « It was still his story, his language, his notes and rough drafts, his clear diagrams and slippery fractions which had uplifted and diminished me. / I wanted more » (37). Le lecteur comprend, au fil du roman, que les stratégies de digression participent d’une volonté de reconstruire l’histoire à travers une multiplicité d’histoires, mais aussi de faire comprendre que les processus d’acceptation de soi et des autres ne peuvent se comprendre qu’en prêtant l’oreille aux histoires locales.

  4. Le narrateur confie au début du roman : « It seemed an inexorable process, this one of we becoming I. This reduction of a rich and variously shared place to one fragile, impoverished consciousness » (31). Le tragique de la perte vient du fait que le narrateur lutte à ce moment du roman contre l’idée selon laquelle sa propre existence est l’aboutissement de politiques et pratiques ayant visé la disparition d’un peuple. Ce caractère tragique naît également du fait qu’en ayant été privé de ses liens avec ses racines et sa communauté aborigène, le narrateur a été privé de sa relation à sa terre ancestrale. Le narrateur mesure la perte immense qui est la sienne de n’avoir hérité que d’une conscience toute personnelle, fragile et appauvrie en lieu et place de toute une série de relations à un territoire riche et collectivement partagé. C’est donc aussi à la difficulté de raconter ce qui est douloureux que renvoient les nombreuses bifurcations du récit.

  5. Au Festival des Ecrivains de Melbourne de 2005, Kim Scott expliqua qu’en créant le narrateur de Benang, personnage qui ne revendique aucune autorité, il avait souhaité figurer le chemin que bien des Aborigènes doivent emprunter pour recouvrer leur héritage aborigène. Le lecteur comprend en effet au fil du roman que Harley a été « élevé pour assumer un héritage, et en ignorer un autre » (19). Toutefois, dès le début de l'œuvre, le narrateur révèle que cet héritage, que les politiques d’assimilation ont tenté d’effacer, est resté ancré en lui, trace que perçoivent d’autres Aborigènes ainsi que sa famille.

People smile at me, say:

 “You can always tell.”

 “You can’t hide who you are.”

                              “You feel it, here?”

And, tapping their fists on my chest,

“Speak it from the heart.” (8)

  1. Vizenor a défini la survivance comme « an active sense of presence over absence, deracination, and oblivion16 ». Benang et d’autres récits aborigènes, qu’ils soient transmis oralement, ou portés à l’écran (le film Beneath Clouds d’Ivan Sen en est un exemple), révèlent que l’une des caractéristiques de cette « présence active » est d’être perceptible pour certains, et plus précisément pour les membres des communautés autochtones, et notamment les anciens, alors qu’elle peut être invisible aux yeux de bien d’autres. Représentée comme inconsciente pour le narrateur mais bel et bien perceptible pour d’autres au début du roman, l’identité nyungar de Harley devient dans le roman pleinement visible et manifeste. L’une des forces du roman est de permettre que le lecteur découvre avec le narrateur de quelle manière cette « présence active », qui se décèle presque à l’insu de Harley dans les premiers chapitres, le guide dans sa quête de vérité et d’unité, une quête par laquelle se reconstruira son identité niée et éclatée.

  2. Ce deuxième roman de Kim Scott inscrit donc l'histoire du narrateur nyoongar dans une histoire de survivance et de vie, et non de mort et d’absence. L’esprit de résistance « contre l’absence, le déracinement et l’oubli17 » qui travaille le roman se révèle aussi bien par la dénonciation de processus historiques, politiques et idéologiques destructeurs que par l’esthétique et les tropes choisis. Reflétant dans la narration la vigilance dont ses aïeux devaient faire preuve en se déplaçant d’un endroit à un autre pour éviter d’attirer l’attention, les interruptions diégétiques peuvent également être interprétées comme indices de la vigilance d’un auteur qui comprend que l’insoutenable violence des processus coloniaux a peut-être plus de chance d’être lue si elle se révèle par fragments, et au travers d’une histoire personnelle.

Une écriture de l’innommable et de l’insoutenable contre le discours colonial

 

  1. Tandis qu’il recherche les membres de sa famille, Le narrateur découvre que les politiques d’« assimilation », presque sans exception, ont semé l’oubli et la mort parmi les vivants : « Some were boastful, some were frightened, and all of them only partially alive » (395). En soulevant la question de l’effacement de la mémoire de ceux qui subirent les politiques d’assimilation, Kim Scott souligne que sans la connaissance des événements passés, il est difficile de percevoir l’horreur de ce qui est absent. Le narrateur est aussi confronté à la difficulté de mettre en mots l’innommable, qui fut passé sous silence. « There are so many things it is difficult to speak of, adequately » (216), confie le narrateur, à la suite d’une révélation de l’oncle Jack, au sujet de son oncle Sandy : « I reckon no one ever told him about the killing around here, that his brothers-in-law teamed up with the killers » (216). Le projet du narrateur permet donc à la fois de saisir la raison pour laquelle des individus ont été dépossédés d’eux-mêmes et de « contre[r] l’épistémologie du déni qui caractérise les relations entre les autochtones et les populations issues du colonialisme de peuplement18 ».

  2. Dès le début du roman, le narrateur suggère qu’il devra se livrer à un travail de déconditionnement afin d’affirmer son existence contre les modèles imposés par  son grand-père. Les références récurrentes aux mauvaises odeurs (liées à Ern, à son projet, mais aussi à des lieux de massacres), renvoient au fait que l’histoire découverte par le narrateur (et qu’il dévoile au lecteur) est caractérisée par une odeur de mort. La puanteur ambiante est signalée à plusieurs reprises dans le roman, notamment en contre-point aux bains à l’eau de javel qu’on faisait prendre aux enfants et aux adultes aborigènes pour que leur peau devienne plus blanche. Benang évoque de maintes façons l’équation qu’Aimé Césaire posait il y un demi- siècle : « colonisation = chosification19 ». Aimé Césaire poursuivait :

On me parle de progrès, de « réalisations », de maladies guéries, de niveaux de vie élevés au-dessus d’eux-mêmes.

Moi je parle de sociétés vidées d’elles-mêmes, de cultures piétinées, d’institutions minées, de terres confisquées, de religions assassinées, de magnificences artistiques anéanties, d’extraordinaires possibilités supprimées20.

  1. Cette chosification est opérée par le grand-père du narrateur, Ern, qui échange tout simplement sa femme aborigène pour la plus jeune sœur de celle-ci, en se disant que personne ne verra la différence. Le lecteur découvre également que les intentions « scientifiques » (23) (le mot apparaît en italique dans le roman) d’Ern masquent les désirs de celui-ci, coupable du viol de son petit-fils, et de viols de tant de femmes aborigènes que le narrateur ne parvient pas à estimer le nombre de tantes ou d’oncles qu’il possède. « It was he who, if not indeed forming the idea, applied it as Mr Neville was unable to do » (32), souligne le narrateur, pointant du doigt que les théories de Neville trouvèrent des « praticiens » avides de les expérimenter. Dans Shadow Lines, Stephen Kinnane, auteur descendant du peuple miriwoong de la région est du Kimberley (en Australie Occidentale), raconte que l’une des patronnes de sa grand-mère ouvrait les lettres de celle-ci, comme le faisait un grand nombre de personnes ayant des Aborigènes à leur service, et commente : « Many employers seem to have acted in this way, as if they were an extension of the state with the power to open people’s mail21 ». Kim Scott, comme Stephen Kinnane,  souligne donc que l’oppression de la population aborigène n’aurait pu être rendue possible sans la complicité d’une grande partie de la population. C’est ce que découvre le narrateur :

Following branches of my family tree, I discovered a series of white men who – because they married Nyoongar woman and claimed their children – were exceptional. But their children grew in a climate of denial and shame that made it difficult for even a strong spirit to express itself. And there were other children those same fathers did not claim.

[…] Searching the archives I have come across photographs of ancestors which have been withdrawn from collections, presumably because evidence of a too-dark baby has embarrassed some descendant or other.

My family, my people, we have done such things. Shown such shame and self-hatred. It is hard to think what I share with them, how we have conspired in our own eradication. (97)

  1. Le narrateur décrit dans ce passage le processus d’internalisation de la honte et de théories génocidaires et son effet boule de neige sur plusieurs générations. Il découvre également que certains membres de sa famille n’ont pas pu ou n’ont pas décidé de résister. Madsen insiste sur le fait que « la survivance rejette les narrations historiques et culturelles qui nient la présence des autochtones, présence qui […] persiste en dépit du peuplement colonial22 ». Elle ajoute que « ces narrations effacent la présence des communautés autochtones, et les représentent comme des victimes perpétuelles manquant d’agencéité individuelle et collective23 ». En montrant à la fois le rôle que certains membres de sa famille ont joué dans « leur propre éradication » et comment certains autres membres ont résisté, le narrateur souligne bel et bien l’agencéité individuelle et l’agencéité collective des siens. En insistant sur le caractère exceptionnel de certains « hommes blancs » qui épousèrent des femmes aborigènes et reconnurent leurs enfants, ainsi que sur leur incohérence puisque certains ne reconnurent pas tous leurs enfants, le narrateur fait ressortir la difficulté que représente l’écriture de l’histoire quand les acteurs et les témoins du passé ne sont plus.

  2. Dans Black Hours, roman d’inspiration autobiographique, l’auteur aborigène Wayne King aborde ce processus d’internalisation de la honte et ses répercussions sur les générations futures en quelques mots forts et simples : « To teach self-worth was beyond my parents. You can't teach what you don't know24. » A travers différents personnages, le roman de Kim Scott souligne que renier son identité prit des formes différentes en fonction des époques. L’oncle Will explique ainsi au narrateur :

“What happened, see, is that I have always tried to keep away from Aboriginals because I knew people would try to bring me under the Aborigines Act. And they took your children, hunted you down, moved you for no reason.”

“I didn’t want any ‘assistance’ from them. All I wanted was for them to leave me alone, and to be free of them.”

“It has made me very lonely, all my life.” (145)

  1. L’oncle Will révèle ainsi que le prix à payer pour ceux qui recherchèrent avant tout leur liberté fut une grande solitude. Pour échapper à la législation en vigueur, l’oncle Will dut renoncer à fréquenter d’autres Aborigènes, y compris les membres de sa famille25. Benang met en outre en évidence le fait que l’idéologie assimilationniste survécut et continue de survivre aux théories de Neville et à l’abandon des politiques d’assimilation dans les années 1970. Ainsi, après une ellipse qui indique au lecteur que Harley entreprend ses recherches bien des années après le temps diégétique du début du roman (« Oh, this was after Ern had gone, after Uncle Jack and Uncle Will had died », 394), le narrateur raconte sa rencontre avec l’une des femmes dont il a retrouvé la trace, et qui peut être sa mère, sa tante, ou une simple étrangère :

She said that those wadjelas26 were her real parents. Because they were the ones who raised her, looked after her, brought her up.

“Their children were like my own brothers and sisters and look what they gave me,” she said, her eyes falling and her hands sweeping from breasts down, hands like a conjurer’s, showing clothes, herself all dressed up so prim and tight. “And an education”, she said, speaking proper. Educated.

“And your grandfather did the same for you. Where would you be without him?” (395)

  1. Dans ce passage à valeur d’exemplum, l’éducation et la propreté comme valeurs de l’assimilation sont ici réaffirmées par le personnage, pour qui elles en sont venues à représenter plus que ses origines, comme en témoigne la question qu’elle pose au narrateur. L’ironie se fait sentir dans la parataxe « speaking proper. Educated ». Le passage cité (en italiques) en exergue d’un chapitre antérieur intitulé « mirrors » donne cependant une profondeur tragique au discours de la femme :

Our policy is to send them out into the white community, and if the girl comes back pregnant our rule is to keep her for two years. The child is then taken away from the mother and sometimes never sees her again. Thus these children grow up as whites, knowing nothing of their environment. At the expiration of the period of two years the mother goes back into service. So that it really doesn’t matter if she has half a dozen children. (A O Neville) (157)

  1. Kim Scott précise dans les « Acknowledgements » que cette citation est tirée d’un discours que Neville fit au Parlement de Canberra, en 1937. Cette femme que rencontre Harley reflète donc, tant dans son apparence que dans son mode de pensée, ce que le Protecteur en chef des Aborigènes avait envisagé comme fin ultime de sa politique d’enlèvement des enfants à leurs parents, quand l’un des deux était blanc (le père, en règle générale) : ayant été élevés dans un monde de blancs, ils en viendraient à penser comme des blancs. A ce stade du roman, le lecteur sait par ailleurs que Harley a été violé, violenté et nié, par Ern. La question toute faite de la femme « Where would you be without him? » contraste avec la teneur de la réponse effroyable contenue dans le silence du narrateur. Les motivations du grand-père sont en outre clarifiées par le narrateur quelques pages plus loin: « These children were related to my father through Ern’s persistent efforts to breed us out, fill us with shame ; all that rationalising to disguise his own desires » (416). L’expression « breed us out » est ici inscrite par l’auteur en référence à la formule tristement connue de l’Australie assimilationniste, selon laquelle il fallait « breed out the colour », « breed the black out27 » pour éliminer « le noir » des Aborigènes, les faire ainsi disparaître en les faisant devenir « blancs ». L’expression expéditive de Kim Scott souligne sans ambages que cette politique visait à l’extermination d’un peuple.

  2. Le roman rend compte de manière presque insoutenable du fait que toutes les générations, et en particulier les enfants, subirent des traumatismes. Tommy, le père du narrateur, se retrouve placé par son père Ernest dans une institution, où il fait notamment la rencontre d’une petite fille, Ellen, qu’il comprend, après quelques temps, être sa sœur. Des visiteurs emmènent les enfants de cette institution en week-end ou en vacances. Tommy est abusé sexuellement un jour qu’il est avec trois hommes. L’horreur qui s’infiltre dans la description de cet acte, provoque un écœurement proche de la révolte (386). L’abus sexuel est en soi un traumatisme, mais à celui-ci s’ajoute celui de savoir que sa sœur est soumise aux mêmes abjections. La jalousie que Tommy éprouvait chaque fois qu’Ellen partait le week-end de l’institution se transforme rétrospectivement en angoisse, compassion, douleur, et colère.

  3. La colère du narrateur se manifeste également par la violence qu’il inflige en retour à son grand-père. Le lecteur est invité à comprendre que cette violence décrite sur un mode hyperréaliste et à la limite du soutenable est en continuité avec les théories, les actes et les termes issus du colonialisme, ayant marqué les êtres dans leur chair. L’auteur rend aussi compte de ce que la violence conduit à la violence, tant que la colère est l’unique arme dont dispose le narrateur, et tant que la honte et la douleur infligées ne sont pas remplacées par la conscience de sa propre valeur, de sa communauté, de sa terre. Comme l’a remarqué Lisa Slater, Kim Scott refuse également d’« apaiser ses lecteurs » en leur livrant un personnage-narrateur qui « ait déjà surmonté sa douleur28 ». L’auteur a en effet souhaité mettre en scène les effets sur le long terme de la violence coloniale sur un grand nombre d’individus et, partant, sur toute une population.

  4. Lorsque l’individu a été dépossédé de tout son passé et de son estime de soi, même les récits les plus ténus peuvent servir d’ancrage: « I kept my eyes closed, and let the voice in my skull run through what I now realised was the thinnest of narratives, my father’s few words » (13). Le fait que Benang tende vers une sorte d’éclatement ou de dislocation permet aussi que le « fil ténu du récit du père » défunt prenne tout son sens : grâce aux fragments entrelacés que le narrateur se réapproprie, le lecteur découvre sa propre histoire et en fait resurgir les traces. Le roman fait du lecteur le témoin de la dimension agissante de la survivance, que Madsen nomme aussi « condition dynamique29 ».

  5. Benang permet également de comprendre, en creux, que la survivance « en tant que principe épistémologique structurant, est politique, culturelle, et esthétique30 ». L’écriture de la violence permet à Kim Scott de contrecarrer le projet qui fut décidé pour les siens. Comme l’indique Lisa Slater, « son style d’écriture perturbe la logique coloniale en exposant la violence de celle-ci31. » Face à l’extrême complexité du regard sur soi quand sa propre vie semble marquée par l’échec, Kim Scott suggère qu’il faut déconditionner le regard, établir de nouvelles connexions, et savoir lire entre les lignes : autant de défis que peut relever la fiction.  Comme l’expliqua l’auteur en 2007 :

I'd like to think that writing fiction is sometimes a way to explore, to rethink and possibly to retrieve or create something from between and behind the lines on the page. As such it can help the revitalisation and regeneration of an Indigenous heritage, in so far as it involves 'shaking up' and making space within the most readily available language--that of the coloniser--for other ways of thinking32.

  1. Face aux blessures infligées par les pratiques coloniales, l’auteur propose donc une « résistance interprétative33 » qui passe par la narration, et par la réappropriation de paroles et d’expériences qui reconstruisent le narrateur et lui redonnent un sentiment de fierté.

Voix et voies des retours et d’ancrage : paix dans les brisements34

 

  1. « You hafta learn to stand up for yourself. You belong here » (366), sont des paroles paternelles qui restent gravées dans l’esprit du narrateur. Ces quelques mots lui donnent un sentiment d’appartenance et d'ancrage, alors que les carnets de notes de son grand-père affligent le narrateur. L’oncle Jack se met en colère quand il voit Harley plongé dans les archives d’Ern, discernant qu’en essayant de trouver un sens à un système de pensée, le narrateur s’en imprègne malgré lui : « Yeah, well this is just to make you sad, reading and looking at things like this. It’s just a wadjela way of thinking, this is. You should just relax, feel it. You gotta go right back, ask your spirits for help. » (111). Pour permettre au narrateur de sentir ce que celui-ci exprimera à la fin du livre comme « la résonance du lieu » (494), les deux oncles le conduisent  dans des lieux d’où vient leur famille, et en racontent l’histoire.

  2. Entre l’histoire des arrière-arrière-grands-parents et celle du narrateur, se dessine en effet une continuité, celle de l’esprit du lieu qui s’élève de la terre. Malgré l’adversité, Fanny, l’arrière-arrière-grand-mère du narrateur, put ainsi garder espoir : « The place’s spirit continued to billow. Fanny felt so grateful » (169). En clôture, le narrateur déclare : « Speaking from the heart, I tell you that I am part of a much older story, one of a perpetual billowing from the sea, with its rhythm of return, return, and remain » (495). Le lien qui s’établit entre le mouvement de la mer qui enfle et la manifestation de l’esprit des lieux, à travers la réitération du verbe « billow », indique aussi la continuité d’une épistémologie et d’une ontologie autochtones. Plusieurs passages du roman établissent un lien étroit entre des mouvements de retour, le rythme de la mer et de la terre, et un sentiment de paix qui envahit le narrateur. Dans un passage où le narrateur est à nouveau incapable de rester au sol, son attention est attirée par la mer à l’horizon et son mouvement perpétuel :

From up on the verandah I could see the sea. I saw the swell rippling right to left on the horizon, continuing its way around the planet. Closer in I saw how the headland to my right caught it, and swung it around to break on the island.

Each time I turned from the slow, irregular, and fragmentary exposure of the wall’s rigid pattern of blocks, I would see a white blossom appear at the right-hand tip of the island, as if from that thin line where sea met sky met land. All day, blooming and dying, blooming and dying.

I turned to it more and more often, eventually letting my tools fall and resigning myself to the rise and fall of that distant rhythm. I was thinking of what I was learning about my family. (146)

  1. La fascination du narrateur et de l’auteur pour ces flux et reflux pélagiques se lit dans une écriture qui prend plaisir à dessiner le gonflement des vagues, qui prennent leur essor puis s’amenuisent, comme une respiration. Le battement alternatif des vagues se retrouve dans l’écriture (« when sea met sky met land ») qui fait voir mimétiquement que différents horizons, différentes matières se confondent dans une vision qui saisit, l’espace d’un instant, un ensemble, un rythme, une poussée. Comme l’a écrit l’historien de l’art et commissaire d’exposition Djon Mundine35 à propos de l’art yolngu (du nord-est de la Terre d’Arnhem en Australie), l’eau sert ici de modèle pour philosopher. Le rythme perpétuel et les différents mouvements de la mer ravissent le regard du narrateur, pour qui l’éclosion et la disparition des vagues et de l’écume signifient une renaissance à chaque instant, à la fois répétition du même et renaissance. La métaphore florale traduit la beauté de la mer, à la fois évanescente et envoûtante, et dotée d’une force de recréation perpétuelle, que le narrateur lie à son histoire familiale.

  2. Bien que l’auteur choisisse cette métaphore marine pour clore le roman, le lien du narrateur à sa terre prend différentes formes au cours de l’œuvre, et se dévoile au lecteur petit à petit. Au retour de Dubitj Creek, le narrateur est pris d’une émotion particulière, et se trouve entraîné avec ses enfants sur un chemin qu’il n’avait pas prévu d’emprunter.

We came to a line across the granite where the lichen had not grown and, our feet choosing the way, we followed it. There was no real reason.

No, I am too offhand. There is a reason. Lichen does not grow on that thin stripe of granite, because it is the path where, again and again and again, our people walked across the granite. And where they walked, year after year after year, the lichen did not grow. Lichen, unlike the rock from which it grows, is a very fragile thing.

But, it is true, I only half thought this at the time  (452).

  1. L’interruption qui coupe court au lyrisme que la première phrase pouvait enclencher, accentue le suspense que crée le passage. Le passage des ancêtres se lit sur ce chemin tracé par l’absence de lichen, tout comme il se lit dans la durée des répétitions de « year after year after year » et de « again and again and again ». En précisant que c’est a posteriori qu’il s’expliquera l’absence de lichen sur la roche, le narrateur souligne qu’au moment où il traverse ces lieux chargés d’histoire, il marche dans les traces de ses ancêtres, la terre lui montrant le chemin. L’appartenance (« belonging »), même inconsciente, à un lieu se révèle donc à lui comme au lecteur.

  2. L’attention du narrateur est ensuite attirée par un premier oiseau, qui apparaît dans son champ visuel et qui semble lui demander de le suivre, puis par un autre oiseau. Après avoir donné une clef pour lire le lieu, l’auteur révèle une autre spécificité du rapport au lieu tel que de nombreux Aborigènes l’expliquent et le définissent. Le narrateur parvient soudain à voir avec la vision de l’oiseau :

I looked to my children, and – oh, this was sudden, not at all gradual or patient uplift – I was the one poised, balanced, hovering on shifting currents and – looking down upon my family approaching from across the vast distances my vision could cover – I was the one to show them where and who we are (454).

  1. Lorsqu’il revient et raconte ce qui s’est passé à son oncle Jack, celui-ci l’écoute très attentivement et lui répond : « Those birds. That was the spirit of the land talking to you. Birds, animals, anything can do it. That is what Aboriginal people see. » (455)  Dans le passage où le narrateur voit comme l’oiseau et peut ainsi montrer le chemin à ses enfants, la répétition à trois reprises du « I » en position de sujet, signale que le narrateur se sent rempli de fierté grâce à cette nouvelle expérience. Comme il le comprend ensuite, celle-ci le rend semblable à nombre de ceux de son peuple, et lui fait prendre conscience qu’il peut lui aussi veiller sur les siens. Cet événement lui accorde aussi une légitimité aux yeux de sa famille, puisque l’oncle Jack et d’autres personnes au fait de cette expérience encouragent alors amis et famille à rendre visite au narrateur. Cette capacité de voir à travers le regard des animaux rejoint l’une des caractéristiques de l’« ontologie tribale » amérindienne telle qu’elle s’articule, dans un contexte de survivance, au travers de représentations « des transformations de l’humain en animal et de l’animal en humain36 ». Ces représentations, explique Deborah L. Madsen, sont liées au concept de « transmotion » défini par Vizenor pour nommer « une pratique de transformation ontologique qui fait fi des séparations imposées par une ontologie ou une vision du monde coloniale37 ». Dans Benang, le lecteur attentif peut ainsi remarquer que c’est juste après avoir fait cette expérience ontologique que le narrateur s’auto-définit et affirme qu’il est un Nyoongar (455). Cette expérience ontologique en adéquation avec une compréhension du monde proprement aborigène lui permet de déclarer avec force dans les dernières pages du roman qu’il n’est pas plus « blanc38 » que son arrière-arrière-grand-père Sandy One (494). Tout comme Sandy One « était revenu », et avait dû agir (492), le narrateur se sent à la fin du roman revenu aux siens et investi d’une responsabilité envers eux, aussi différent soit-il des autres. Benang peut donc aussi se compter aux nombres des « pratiques de la survivance » parce qu’il participe à une « revendication des multiples facettes que peut recouvrir l’identité autochtone39 ».

  2. De même que son arrière-arrière-grand-mère Fanny, épouse de Sandy One, guida sa famille « dans des lieux où elle reconnaissait la trace de ses ancêtres » (471), le narrateur espère à son tour provoquer un mouvement de retour avec ses lignes d’écriture :

She brought them back. I would like to think that I do a similar thing. But I found myself among paper, and words not formed by an intention corresponding to my own, and I read a world weak in its creative spirit.

There is no other end, no other destination for all this paper talk but to keep doing it, to keep talking, to remake it. (472)

  1. La volonté du narrateur de Benang de faire de l’écriture une force de recréation et de remodelage, et celle de l’auteur d’écrire pour ce faire un roman postmoderne, s’inscrivent dans une même trajectoire : redonner espoir aux siens, témoigner et participer de la « survivance en tant que continuation des histoires40 ». Le narrateur exprime clairement souhaiter créer « quelque chose dont ses ancêtres comme ses enfants peuvent être fiers » (450).

  2. Le choix du titre de l’œuvre, dont la signification est révélée au lecteur dans le roman (464), est symbolique d’un regard porté vers l’avenir, tout comme la dernière ligne du roman, « We are still here, Benang » (495), réaffirme la présence des peuples aborigènes dans le présent et la convoque encore et toujours dans le futur. En outre, en cherchant les noms de ses aïeux, le narrateur trouve plusieurs graphies :

There are others of her names, or her father’s, which have been variously preserved on paper. Father’s name: Wonyin, Winnery. Her name: Pinyan, Benang.

None of these make sense to me now, although there is a Nyoongar word, sometimes spelt, Benang, which means tomorrow. Benang is tomorrow. (464)

  1. Le passage attire l’attention du lecteur sur la nécessité que des significations aient été transmises oralement pour que l’on puisse à nouveau faire sens de ce qui se trouve dans les archives. Le rôle que peut jouer l’écriture dans la reconquête de l’Histoire par ceux qui l’ont vécue mais dont on a voulu éradiquer les voix, ou dans ce va-et-vient fructueux qui peut désormais se faire entre l’histoire orale et l’histoire écrite, apparaît clairement à la fin de l’œuvre. Le narrateur ne peut se saisir de ce nom que parce qu’il bénéficie d’une reconnaissance collective, tout comme le narrateur se définit comme « Nyoongar » lorsqu’il se sent légitime aux yeux des siens. Comme l’explique Bernard Stiegler en se servant des théories de Simondon,

Un individu ne se forme que dans le processus d'une individuation toujours déjà à la fois psychique et collective. Je ne peux m'individuer que dans un groupe, qu'en participant à un groupe. Mon individuation ne se constitue effectivement et ne se performe, en quelque sorte, que dans la mesure où elle contribue et participe à l'individuation d'un nous, c'est-à-dire d'un collectif qui m'englobe et avec lequel je partage ce que Simondon apppelle un fonds préindividuel. Ce fonds préindividuel est un héritage. On peut appeler cela un patrimoine, une culture, mais aussi un ensemble de problèmes, un milieu, un contexte, des actifs et des passifs, et tout cela est chargé de potentiel41.

  1. La fin du roman établit avec force que ce processus d’individuation se fait au sein du groupe. En s’adressant directement au lecteur, les dernières pages du roman justifient en outre la place du narrateur, et celle de l’auteur, en tant qu’écrivain, pour sa communauté, puisque l’écriture et le roman font peut-être partie des moyens les plus efficaces pour toucher la conscience d'un grand nombre d'Australiens, dans un pays où les Aborigènes représentent moins de trois pour cent de la population.

We thought it strange, but possible, that we might reach more of you this way; from practised isolation, and by scratching and tapping from within the virtual prison of my grandfather’s words.

I have written this story wanting to embrace all of you, and it is the best I can do in this language we share. Of course, there is an older tongue which also tells it. (495)

En rappelant en clôture que l’écriture est un moyen de toucher un lectorat important, et en soulignant que l’anglais n’est qu’une « jeune » langue pour raconter son histoire, le narrateur-auteur inscrit pleinement son projet dans une continuité qui revendique son aborigénité.

  1. Le roman se clôt paradoxalement sur une ouverture, qui reprend l’image du début, le narrateur flottant au-dessus du feu de bois, mais cherchant cette fois-ci du regard ses nièces, neveux, frères et sœurs.

I acknowledge that there are many stories here, in the ashes below my feet – even my grandfather’s.

I look out across the small crowd, hoping it will grow, hoping to see Uncle Will’s children, and those of his sisters, and theirs in turn. And my father’s other children? There is smoke and ash in my skin, and in my heart too.

I offer these words to you, especially, to those of you I embarrass, and who turn away from the shame of seeing me; or perhaps it is because your eyes smart as the wind blows the smoke a little toward you, and you hear something like a million million many-sized hearts beating, and the whispering of waves, leaves, grasses…

We are still here, Benang. (495)

  1. Le narrateur continue de s’adresser de manière facétieuse au lecteur. En effet, l’ambiguïté créée par le génitif dans « even my grandfather’s » ne permet pas au lecteur de savoir si le narrateur fait référence à l’histoire de son grand-père ou à ses cendres. Puis, son offrande de mots s’accompagne d’une pseudo-justification qu’il donne au lecteur qui se détournerait, comme pour lui montrer qu’il n’est pas dupe. Toutefois, malgré ce ton moqueur qui persiste jusque dans les dernières lignes, la comparaison prégnante avec la cendre et le feu rappelle pourquoi « il n’est pas toujours facile de parler avec le cœur » (463, ma traduction) : le narrateur a été brûlé à vif, consumé, par la colère et la douleur, mais le fait qu’il puisse enfin à la fin du roman chanter « à l’unisson » avec le lieu témoigne de ce qu’il a pu renaître de ses cendres.

  2. À la fin de Benang, la notion de communauté est présentée comme fondamentale : quelques lignes avant le dernier passage cité, le narrateur raconte comment, assis autour d’un feu, ses amis et lui « rassemblent leur force ». Ces dernières lignes traduisent également l’importance de la projection de soi à travers les nouvelles générations. Selon Bessel Van de Kolk, l’essence du traumatisme psychologique réside dans « la perte de la foi dans l’ordre et la continuité de la vie42 ». Dans les dernières lignes du roman (citées ci-dessus), l’apparition des enfants de sa famille permettent de voir et de croire (en) un avenir incarné, qui donne au texte un parfum de renouveau.

Conclusion : « The land is still here43 »

 

  1. Alors que le roman s’ouvrait sur un « être spiralé » qui n’ « attei[gnait] pas son centre44 », les dernières lignes montrent que si le narrateur est toujours en lévitation, il se montre désormais attentif à ceux qui l’entourent, et capable de se projeter dans les générations futures. La reconnaissance par le narrateur de la diversité des histoires qui se trouvent à ses pieds va de pair avec la spécularité de l’écriture qui revient sur ses pas. Dans la dernière phrase, Harley certifie et déclare avec fierté que sa famille, à travers le nom de ses aïeux, est toujours présente. Cette dernière phrase est aussi métonymique de la survie et de la continuité de tout un peuple sur sa terre. Le fait de finir sur le titre fait également comprendre au lecteur que la fin et le début du récit s'éclairent mutuellement, tout comme les générations passées et futures se rejoignent parce que « la terre est toujours là » (349). Le lecteur devra avoir fait l’effort de lecture pour comprendre la signification du titre et des dernières pages. Benang requiert cet effort du lecteur pour que les liens que la colonisation tenta de rompre puissent être tissés à nouveau, ou pour la première fois. La survivance telle qu’elle s’exprime dans Benang se révèle ainsi bien comme « sentiment et philosophie qui célèbrent la présence [historique] des Aborigènes45 ».

  2. L’image finale, la terre qui bruit et chuchote, les vagues qui murmurent, réitère ultimement que l’écriture est une manière de renouveler les empreintes, comme Fanny et sa famille le faisaient sur la plage, mais surtout que l’écho obsédant de la terre et de ses peuples est porteur d’une mélodie ancienne. Cette vision finale qui provoque un élargissement du paysage, où la continuité l’emporte sur la discontinuité, où le son, le souffle, le bruissement, les échos de la vie et de la terre se manifestent en douceur, fonctionne comme une conjuration de la mort, un message d’espoir porté par cette parole qui ouvre toujours sur un futur.

Œuvres citées

 

Atkinson, Judy. Trauma Trails: Recreating Song Lines: The Transgenerational Effects of Trauma in Indigenous Australia. North Melbourne : Spinifex Press, 2002.

Bachelard, Gaston. La Poétique de l’espace. Paris : PUF, 1957.

Césaire, Aimé. Discours sur le colonialisme suivi de Discours sur la négritude. 1955. Paris : Présence Africaine, 2004.

Hutcheon, Linda. « The Pastime of Past Time: Fiction, History, Historiographic Metafiction », Genre XX (Fall-Winter 1987) : 285-286.

Hutcheon, Linda. The Politics of Postmodernism. 1989. London : Routledge, 2002.

Madsen, Deborah L. « Preface: Tragic Wisdom and Survivance ». Conversations with Remarkable Native Americans. Ed. Joelle Rostkowski. Albany : New York Press, 2012.

Michaux, Henri. L’Espace du dedans. Poésie. Paris : Gallimard, 1966.

King, Wayne. Black Hours. 1996. Sydney : Angus and Robertson, 1998.

Kinnane, Stephen. Shadow Lines. Fremantle : Fremantle Arts Centre Press, 2003.

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Slater, Lisa. « Kim Scott’s Benang: An Ethics of Uncertainty ».  JASAL 4 (2005) : 147-158.

Stiegler, Bernard. « Performance et singularité ». La Performance, une nouvelle idéologie ? Ed. Benoît Heilbrunn. Critique & Enjeux. Paris : La Découverte, 2004, 208-250.

Tjibaou, Jean-Marie. « Penser l'espace, penser le temps ». Nature sauvage, nature sauvée : Écologie et peuples autochtones. Paris : Peuples autochtones et développement, 1999, 63-72.

Vizenor, Gerald et Joelle Rostkowski. « Conversation with Gerald Vizenor, Series Editor, Poet, Novelist, and Art Critic ». Conversations with Remarkable Native Americans. Ed. Joelle Rostkowski. Albany : New York Press, 2012.

Vizenor, Gerald Robert, dir. Survivance: Narratives of Native Presence. Lincoln : University of Nebraska Press, 2008.

Yirrkala, Buku-Larrngay Mulka, dir. Saltwater: Yirrkala Bark Paintings of Sea Country: Recognising Indigenous Sea Rights. Neutral Bay, NSW : Jennifer Isaac Publishing, 1999.

1 K. Scott, Benang, 446.

2 Voir définition en début de première partie.

3 G. Vizenor, Survivance, 1.

4 D. L. Madsen, Conversations with Remarkable Native Americans, xi.

5 L. Hutcheon, The Politics of Postmodernism, 84.

6 G. Vizenor, op. cit.

7 D. L. Madsen, op. cit.

8 G. Vizenor, op. cit.

9 J-M. Tjibaou, « Penser l'espace, penser le temps », 70.

10 L. Hutcheon, « The Pastime of Past Time », 285-286 (ma traduction).

11 L. Hutcheon. The Politics of Postmodernism, 84, (ma traduction).

12 D. L. Madsen, op. cit.

13 L. Hutcheon. The Politics of Postmodernism, 84, (ma traduction).

14 D. L. Madsen, op. cit.

15 Voir <http://www.australianconsulatenoumea.embassy.gov.au/nmeafrench/media75.html> pour le discours traduit en français.

16 G. Vizenor, op. cit.

17 Ibid.

18  Une des définitions de la survivance selon D. L. Madsen.

19 A. Césaire, Discours sur le colonialisme, 23.

20 Ibid.

21 S. Kinnane, Shadow Lines, 205.

22 D. Madsen, op. cit., xii.

23 Ibid.

24 W. King, Black Hours, 221.

25 Pour un aperçu de ce que recouvrait l’Aborigines Act, voir <http://www.noongarculture.org.au/contact-history/impacts-of-law-from-the-aboriginal-protection-act-1905-onwards.aspx>.

26 Terme aborigène utilisé pour faire référence aux Blancs en Australie occidentale.

27 Voir par exemple <http://www.stolengenerations.info/index.phpoption=com_content&view=article&id=140&Itemid=109#_ftnref11>.

28 L. Slater, « Kim Scott’s Benang: An Ethics of Uncertainty », 157.

29 D. L. Madsen, op. cit., xi.

30 Ibid.

31 L. Slater, op. cit., 148.

32 K. Scott. « Covered up with Sand », 123.

33 D. L. Madsen, op. cit. xi.

34 Titre emprunté à H. Michaux, L’Espace du dedans, 361.

35 D. Mundine introduit ainsi le lecteur à la philosophie yolngu dans Saltwater: Yirrkala Bark Paintings of Sea Country.

36 D. L. Madsen, op. cit., xv.

37 Ibid.

38 Le terme « white » est utilisé de manière interchangeable en Australie pour la population non-autochtone blanche (qui est le plus souvent d’origine européenne).

39 D. L. Madsen, op. cit., xvi.

40 G. Vizenor, Survivance, 1.

41 B. Stiegler, « Performance et singularité », 224.

42 Cité dans J. Atkinson, Trauma Trails, 71.

43 Paroles de l’Oncle Jack à la page 349.

44 J’emprunte ces mots à G. Bachelard dans La Poétique de l’espace, 193.

45 G. Vizenor, « Conversation with Gerald Vizenor », xlvii.