Juliana Lopoukhine
Paris Ouest Nanterre
C’est au cœur de la Première Guerre mondiale, dans le bouillonnement du combat incessant, que Rose Macaulay écrivit Non-Combatants and Others. Sans possibilité de recul sur les événements, ce roman fut rédigé dans l’incertitude totale quant à l’issue du conflit. Il est tout entier pétri de l’urgence de son contexte historique. 1916, son année de publication, marque le début de la guerre de tranchées et amorce le véritable combat, avec ses traumatismes et l’horreur de sa violence.
Non-Combatants and Others est donc marqué au fer rouge de la douleur de ce contexte ainsi que d’une attitude indécise face aux nouveaux enjeux. Son héroïne, Alix, jeune artiste boiteuse et androgyne, est un être écorché qui tente désespérément de réprimer les blessures psychiques que lui inflige l’horreur du monde en guerre dans lequel elle est forcée d’évoluer. Cette incontournable guerre la rattrape à chacun des déplacements qui scandent le roman. Personnage toujours en fuite, elle évite les conversations intempestives de la famille Orme, dont la guerre est le sujet de prédilection, et déserte les lieux où la guerre fait irruption, comme lorsque son cousin John revient en permission. Prisonnière de l’espace du roman, elle ne peut cependant échapper au surgissement intermittent des images de tranchées ravagées qui viennent parasiter une narration à la tonalité souvent laconique et désenchantée.
Epousant le point de vue, le discours interne et les émotions d’Alix, la narration se livre à un double-jeu paradoxal : d’une part, elle se donne sur un mode scriptural fait d’ellipses, ou empreint d’une neutralité dans le ton. Elle crée ainsi un régime de déni actif d’une guerre pourtant omniprésente, en tentant de suturer les failles qui s’ouvrent et font resurgir les explosions récurrentes. D’autre part, dans un mouvement parallèle, l’intensité de la guerre filtre à travers le vernis du texte, en transperce la surface, pour finalement le saturer de sa stridence. Les enclaves de texte dans lesquelles la guerre resurgit créent de véritables points d’intensité qui déchirent la matière scripturale, détruisent les sutures, et font voler en éclat les barrières de protection. Le roman s’inscrit donc comme un espace d’expérimentation où se créent de nouvelles modalités d’écriture, mises en tension entre un ordre ancien sur le point d’être englouti et une tourmente guerrière qui emporte tout sur son passage.
On peut donc se demander comment cette double dynamique de répétition et de répression d’une expérience de la guerre indirecte se mue en une dynamique de résurgence, en une version traumatique et monstrueuse de la répétition pure. Il convient d’étudier la façon dont la représentation de la guerre s’inscrit comme fracture profonde du texte, ligne de tranchée symbolique qui se tapit sous la surface du roman. Cette fracture, creusée à même la matière textuelle, aboutit à la création d’une poétique expérimentale unique.
Mon propos sera dans un premier temps de montrer un espace romanesque en forme de champ de bataille, où le surgissement se fait par éclats de guerre égratignant la surface textuelle. Puis dans un second temps nous verrons comment les forces adverses du refoulement et de la névrose résurgente se livrent combat dans cet espace. Et finalement je montrerai comment la ligne brisée qui ballotte l’écriture et la malmène au gré de la bataille, se fait à la fois mise en éclat imprévisible de l’écriture et source expérimentale de son jaillissement.
L’espace romanesque de Non-Combatants and Others est un espace en crise, dont les accès résurgents parsèment le texte de leurs explosions soudaines.
Le personnage d’Alix évolue dans un monde infesté où les représentations d’un front lointain resurgissent par réverbération de façon intempestive. Références et métaphores guerrières se multiplient, imprégnant le texte indirectement dès les premières lignes. “In a green late April evening, among the dusky pine shadows, Alix drew Percival Briggs.” (3). Malgré l’environnement bucolique, c’est le champ lexical du combat qui est déjà convoqué:
She had (…) purple-blue eyes that sometimes opened very wide and sometimes narrowed into slits. When they narrowed she looked as from behind a visor, critical, defensive, or amused; when they opened wide she looked singularly unguarded, as if the bars were up and she, unprotected, might receive the enemy’s point straight and clean. (3)
Par cette comparaison incongrue qui évoque Alix tel un soldat en première ligne de combat, l’ombre de la guerre se projette immédiatement sur la page, comme un reflet de la violence du combat dont le personnage se fait miroir. Dans le même paragraphe, la référence à l’hôpital de guerre où travaille la cousine d’Alix fait écho: “Dorothy, like so many, had renounced Sunday-school to work in a V.A.D. hospital”. (3) Ainsi ce début de roman oscille déjà sur le bord d’un monde préservé, féminin et champêtre, insidieusement habité par la guerre qui s’imprime en filigrane dans cette scène initiale.
Ces premiers surgissements inattendus du thème du combat initient un semis d’images de guerre, qui se fait sous forme de retours itératifs, comme un suintement intermittent. Au début du roman, Alix réside chez des parents éloignés, la famille Orme, qui est tout entière préoccupée de l’effort de guerre. Dans cet univers, Alix tranche par son indolence désabusée : “‘Most causes are mistaken. All, very likely’, said Alix, and her aunt was shocked, thinking she should not be cynical so young” (23). Son ton laconique et blasé, “her clear, indifferent, rather melancholy little voice” (p.14), résonne à travers les pages et donne au texte un caractère dévitalisé et presque désincarné. Cette anesthésie latente sert donc de pare-feu contre une effevescence qu’elle supporte mal. Son cynisme affiché refuse toute ferveur ou toute aspiration : “she had a certain half-cynical detachment from and indifference to ardours and causes” (14).
La guerre est ainsi mise à distance et les premières références au conflit semblent laisser le thème de la guerre à la lisière d’une narration neutre et lisse ; les allusions percent le texte ça et là puis disparaissent. Ce flux souterrain que l’on sent sourdre filtre ainsi par endroits à la surface du texte. Au fur et à mesure cependant, la guerre devient plus pressante, l’étau se resserre, les surgissements se font plus impérieux, plus intenses. Les lettres qu’Alix reçoit de son ami Basil, au front, lui apparaissent comme une agression de son monde jalousement confiné : “They seemed to Alix like bullets and bits of shrapnel crashing into her world” (9). L’espace du personnage devient alors un véritable champ de mines où pleuvent les balles et où s’ouvre un gouffre menaçant qui annonce le grondement croissant de la guerre au fur et à mesure de ses incursions dans l’espace du roman.
C’est dès lors dans un espace agressif qu’Alix doit évoluer, alors que la ville elle-même devient champ de bataille où les échos du front surgissent comme des ennemis en armes : “war news leaped from placards, in black and red and green (…) A mile of trenches taken near Festubert – a mile of trenches lost again. Alix did not care and would not look. Anyhow it wasn’t Paul’s part of the line.” (36). Alix balaie hors de son monde les nouvelles d’une guerre omniprésente, tandis que son implication personnelle par le biais de son frère Paul trahit son détachement et ouvre le gouffre de son ambivalence. Cette escalade de mauvaises nouvelles finit par saturer le texte et se termine dans une explosion de pathos : “What a sacrifice of life ! Was it worth while?” (36).
Ces points d’intensité qui saturent le texte créent des fragments narratifs qui surgissent sous forme d’enclaves greffées à la narration, encastrées entre deux parties ou insérées à la fin d’un chapitre. Les visions cauchemardesques des tranchées resurgissent à plusieurs reprises, comme le long d’une ligne brisée, et reviennent hanter les nuits d’Alix. La guerre devient une figure d’irruption et d’interruption, une résurgence intermittente et spectrale. Le jaillissement angoissant du premier cauchemar d’Alix se donne dans une fraction de texte, à cheval sur deux chapitres. La partie numéro 4 du chapitre 2 se clôt lorsqu’Alix s’endort : “The remarks trailed away into sleep” (17) ; mais la partie numéro 5 commence par un renversement brutal qui ouvre le gouffre du cauchemar :
Alix lay awake. Her forehead was hot and her feet were cold. She was tense, and on the brink of shivering. Staring into the dark she saw things happening across the seas: dreadful things, ugly, jarring horrifying things. War – war – war. It pressed round her; there was no escape from it. (17)
Cet encerclement soudain mure le personnage dans une enclave de silence strident et façonne physiquement la tranchée sur la page. Les adjectifs accumulés, la répétition, créent une accélération du texte, tandis que la parataxe martèle un discours suffocant. Cette tranchée scripturale fait retour sur le même mode au chapitre 4: “Alix dreamed. . . . In Flanders, the rain sloped down on to men standing to in slippery trenches, yawning, shivering, listening. . . . ” (29). La mise à l’écart de ces deux lignes greffées à la fin de la partie 1 est accentuée par les points de suspension qui les encadrent et marquent la rupture avec le reste du texte. La guerre filtre, s’introduit dans l’espace nocturne, par le truchement de ce dispositif d’enclave résurgente qui fait retour dans les pensées du personnage au moment où le sommeil lui fait baisser la garde, entre éveil et rêve. La suite de gérondifs se fait ligne asymptotique qui se perd dans les méandres de l’inconscient : “yawning, shivering, listening. . . . ” Ces deux lignes qui débordent le cadre rigide des chapitres sont comme un cri lointain aussitôt étouffé par le début de la partie suivante. Comme une enclave d’angoisse dans un monde qui la refuse, cette erreur de parcours ouvre une brèche dans le refuge du cadre romanesque. Ces enclaves se font lieux du retour de ce qu’on écarte et amorcent la dynamique de résurgence itérative qui opère un frayage dans le tissu textuel.
Ainsi la ligne de tranchée se tapit dans la profondeur de la narration, flux toujours présent mais étouffé, jusqu’à ce qu’elle resurgisse et se donne à voir, traumatisme à la fois psychologique et narratif. Elle se dessine dans toutes les strates du roman, et creuse le texte à tous les niveaux, en suivant une dynamique de résurgence abyssale.
C’est le personnage d’Alix qui paradoxalement se fait l’agent de cette dynamique ; prisme de la résurgence, Alix se situe perpétuellement à la croisée entre la tranchée souterraine et le texte, aux points de resurgissement. Alors qu’Alix s’en va voir son frère au cœur de la City à Londres, l’image de la tranchée surgit, projette son ombre sur le paysage urbain et se propage comme une giclée le long de Chancery Lane, superposant aux contours de la rue ceux de la tranchée: “Just now it was as some wild lane on the battle front, or like a trench which had been shelled, for the most recent airship raid had ploughed it up. A week ago it had been the scene of that wild terror and shrieking confusion (…) Alix limped past the chaos quickly. ” (41). La fuite d’Alix prend une dimension dérisoire, face à la tranchée fantomatique qui surgit et se creuse littéralement, non plus dans l’imagination d’Alix, mais cette fois dans le sol physique. Sur la cartographie urbaine se surimprime en creux l’ombre spectrale des obus qui s’écrasent dans les tranchées.
Dans ce contexte de jaillissement intempestif d’une guerre traumatisante, le personnage comme la narration s’accordent à refouler avec acharnement tout ce qui s’y rapporte. Cet effort désespéré pour suturer la faille qui ne peut que s’ouvrir davantage a pour effet de renforcer l’effet de saturation d’un texte au bord de l’implosion.
Les efforts de suture pour préserver l’espace du roman de l’invasion de la guerre travaillent le texte à contre-courant. Après avoir lu la lettre de son ami Basil, Alix la chiffonne afin de faire taire le sifflement des obus : “She twisted the letter into a hard ball with her thin, double-jointed fingers” (9). La lettre se fait ici métonymie de la tranchée d’où elle jaillit et le geste de compression la rebouche symboliquement. Alix prend la fuite et se précipite vers un lieu aux antipodes de la maison de la famille Orme : “Alix goes”, nous annonce le titre du chapitre 3. Violette, où réside une parente éloignée, est présenté comme la solution, une zone hors-résurgence, où la suture ne serait plus nécessaire : “They probably know nothing about the war, except that there is one . . .’ ‘Well,’ said Alix, more quickly, ‘perhaps I’ll go there (…) I think I will”.
Alix fuit à Violette, où le jaillissement de la guerre est rejeté à la périphérie d’une vie domestique bien réglée. Alors qu’Alix demande à Evie, jeune modiste et fille cadette de sa logeuse, de quoi sont faites leurs conversations, elle lui répond : “Oh, just things that happen, I suppose; and mother and Kate talk about servants and household things” (91). Par cette échappée, Alix crée une ligne de fuite qui se sépare de la ligne de tranchée, et dérobe ainsi la narration au flot de la résurgence qui semble alors se tarir, s’amenuiser dans l’indifférence de Violette, qui est, selon Alix “… nice and peaceful,’ (…) ‘Like cottonwool. . . . ” (50). La guerre y est évoquée sur le mode du fait divers auquel on accorde une attention creuse, où la brutalité se mue en banalité: “The war mainly affected Evie by reducing the demand for hats” (p . 53). La ligne de fracture tranchante semble se perdre dans cet environnement capitonné où elle n’a pas de prise.
Cependant le répit dans la narration qui caractérise l’arrivée d’Alix à Violette au chapitre quatre ne dure pas. Sa visite à l’hôpital militaire où son ami Basil, blessé, est sur le point de perdre deux doigts, marque le retour de l’intensité narrative. Leur conversation qui cherche à stabiliser le discours est constamment interrompue par les cris incongrus du patient numéro huit, soldat en état de choc qui carillonne des chansons allemandes. “Eight broke out again, half singing, half humming some students’ chorus – (…) Alix began to talk, rather fast. She told stories of the other people at the art school; Nonie joined in, and they made Basil laugh. He talked too, also fast.” (64). L’urgence de la parole n’a d’autre but que d’enrayer cette résurgence parasite ; la compacité d’un langage de plus en plus saccadé suture la béance menaçante : “His unhurt hand drummed on the arm of his chair ; his forehead grew damper (…) He talked nonesense (…) they all did. (…) They all laughed, but Basil laughed most; he laughed too much.” (64). Pensant être sur une ligne de fuite, Alix continue ironiquement à se déplacer le long de la ligne de faille qui persiste, à la fois reprisant et déchirant la narration.
Le jaillissement qu’on cherche vainement à étouffer sous le discours ou le silence atteint des sommets d’intensité dès lors qu’un soldat, tout droit surgi des tranchées, fait une intrusion dans l’espace du roman. Dès le premier chapitre, la visite de John, le fils officier de la famille enclenche une dynamique de répression d’un traumatisme qui ne demande qu’à rejaillir, qui suinte par tous les pores d’un carcan narratif qui peine à le contenir : “John wounded and just out of hospital (…); John with a red scar from his square jaw to his square forehead, stammering as he talked because the nerves of his tongue had been damaged. Alix, watching from the garden, saw the queer way his throat worked, struggling with some word.” (5). La répétition ainsi que les points virgul scandent un discours fracturé, qui se recentre invariablement sur John et son organe de langage endommagé. Son bégaiement qui à la fois tait et dénonce la névrose, joue le rôle d’un disjoncteur et jette le discours policé dans une zone trouble en convoquant involontairement ce que la parole cherche à dissimuler : “Mr. Orme spoke of the big advance that they all believed was coming directly. ‘Not yet,’ said John. ‘N-not enough shells’” (12). Le questionnement policé des membres de la famille cherche à cadrer l’expérience : “ Margot wanted to know what sort of meals they had in the trenches. John said mess in the dug-out usually consisted of six-courses (…) His mother wanted to know about the nights, whether he got any sleep. John said yes, quite a lot (…) His father asked what he thought of the German soldiers (…) John said they looked much like anybody else” (13). Ce roulement entre questionnement et réponses sans relâche crée un bourdonnement qui couvre le hurlement de ce qu’on tait ; le regard d’Alix pourtant pénètre la lecture du corps traumatisé de John, guette et décode ses saccades: “Alix noticed how cheerful and placid he looked, and how his hand, holding his pipe, shook (…) his memories lay behind his watchful eyes, safely guarded. But Alix knew.” (24). L’expérience indicible est verrouillée, privant le soldat de la possibilité de dire.
Dans son ouvrage Les traumatismes psychiques de guerre, Louis Croq définit le « tic comme symptôme de répétition » (Croq 106.). Les contorsions du corps selon lui rejoueraient le combat, répétant les explosions du front (Croq 106). Ainsi les déflagrations d’un front physiquement absent du roman sont rejouées, réitérées silencieusement par le corps hystérisé de John, et inscrivent l’expérience en pointillés.
Une étude consacrée à l’hystérie chez les soldats allemands de la première guerre mondiale parle d’une inscription en miroir de la guerre sur le corps névrosé des soldats :
The bizarre, involuntary contortions of the war neurotic’s body bespoke, it seemed, the hidden dangers of modern (…) warfare. (…) Persistant shaking, perhaps the paradigmatic war neurosis symptom, seemed to be the inscription of the resounding, repetitious blasts on the fragile body – patient’s nervous twitching mirrored the rhythm of the ceaseless distant drum of enemy fire. (Lerner 62.)
En 1916, la médecine militaire anglaise, sceptique, ignorait encore souvent la nature psychique de certaines pathologies ; le choc traumatique du combat était un fait médical peu connu et souvent nié. Les traitements administrés étaient souvent violents et dissuasifs, les déserteurs étaient condamnés à mort par une cour martiale qui réprimait ce qu’on consédérait comme leur couardise (Leese 35). En 1916, même si les rumeurs filtraient déjà à l’arrière du front et que le choc traumatique de guerre commençait à faire partie de l’expérience collective, l’opinion dominante considérait les soldats qui « craquent » comme des « individus lâches ou congénitalement faibles » (Gabriel 93).
Alors que la famille est attablée autour de John, le jeu de la simulation devient symptôme du refoulement auquel participe toute la famille, dont le discours est résolument maintenu en surface par un aveuglement conscient ou involontaire. C’est donc sous le sceau de la culpabilité et de la dissimulation (Leese 44), prescrites par une médecine qui cherche à contrôler (Kingsbury 4). que se fait le retour du soldat névrosé parmi les siens. Ainsi, la réaction paradigmatique de sa sœur infirmière: “‘Isn’t it funny, it makes him stammer,’ said Dorothy, who was professionally interested in wounds. But he’s getting quite nice and fat again.” (60). Son discours ingénu met l’accent sur l’aspect physique et les causes organiques des troubles, comme lorsqu’elle décrit les symptômes d’un soldat en état de choc à l’hopital. Son ton amusé oscille entre l’impulsion du surgissement et l’urgence de la suture:
… that (…) man with a bit of shrapnel in his forehead (…) still keeps jumping out of bed in his sleep and standing to. (…) Of course one never knows how much of it he’s putting on for a joke, he’s so silly, but he is badly wrecked too. (60).
Plus tard dans la nuit, après avoir remis John, en pleine crise de somnanbulisme, dans son lit, Dorothy avoue l’existence du trauma de guerre. Cependant le professionalisme du ton et le sceau du secret coupent court à toute possibilité de parole : “They often do it, you know. It’s the nervous shock. I must listen at nights. … I say, don’t tell him, Alix; he wouldn’t like it. Specially to know he was crying. Poor old Johnny. Just the thing he’d never do, awake, however far gone he was.’” (19). Le traitement administré par Dorothy est celui du silence motivé par la honte d’une attitude déshonorante. Un critique de poésie des tranchées explique: “The waking hours are spent repressing the disturbing content to avoid the immediate pain they elicit, but (…) it is finally given room for expression at night time.” (Hipp 19). Ainsi, soulevant le couvercle du tabou, le texte hurle en silence le cauchemar somnanbule de John :
Outside his own window, John, barefooted, in pink pyjamas, stood, gripping with both hands on to the iron balustrade, his face turned up to the moon, crying, sobbing, moaning, like a child, like a man on the rack. He was saying things from time to time … muttering them … Alix heard. Things quite different from the things he had said at dinner. (…) His eyes were now wide and wet, and full of a horror beyond speech. They turned towards Alix and looked through her, beyond her, unseeing. John was fast asleep. (18)
La détonation d’angoisse fait surgir soudain le spectre de la guerre sur la page, dans une éclosion monstrueuse de ce qu’on voudrait ignorer. Chez Freud, la compulsion de répétition est «libérée par l’altération de la conscience vigile » qui « permet aux reviviscences tapies dans l’inconscient de se faire jour, dès lors qu’elles peuvent soulever le couvercle « conscient » qui les réprime. » (Croq 109). Le contenu des paroles de John n’est pas livré par le texte, ses gémissements restent muets. Ainsi les points de suspension qui trouent le texte de l’indicible semblent matérialiser le vide de ce qu’on ne peut, ne doit pas dire, alors que le verrouillage n’agit plus. Ces éclats de silence qui explosent de façon assourdissante dans le texte font retour au cœur même de l’interdit, hurlent en creux ce qu’on ne peut entendre.
Freud dans son essai sur les névroses de défense, explique que « le phénomène le plus significatif est celui de la répétition : dans la reviviscence de scènes traumatiques, dans le ressassement des souvenirs traumatiques, dans les cauchemars répétitifs» (Freud 1896 ; 137). Ainsi cette scène traumatique initiale redouble et remplace une expérience du front absente, donnée indirectement. La dynamique d’itération résurgente répète cette scène à l’infini dans le roman. Tel un prisme, ce passage de l’écriture en crise se réverbère, faisant éclater çà et là son reflet insupportable : quelques pages plus loin, Alix, contaminée, est victime d’une hallucination dévorante :
Alix, seeing her friends in scattered bits, seeing worse than that, seeing what John had seen, (…) turned the greenish pallor of pale, ageing cheese, and dropped her head in her hands. What was it that John had said on the balcony – something about a leg … the leg of a friend … pulling it out of the chaos of earth and mud and stones which had been a trench … thinking it led on to the entire friend, finding it didn’t, was a detached bit. . . . (21)
Restituant les pièces manquantes du discours silencieux, Alix reste pourtant incapable de préserver le corps démembré du soldat et de recréer l’unité narrative.
Ainsi les éclats de silence dans les enclaves du texte font éclater la narration qui peine à s’extirper des décombres des jaillissements intermittents. Le texte démembré comme un corps de soldat se tisse malgré les obstacles, oscillant au bord des trous d’obus, tentant d’éviter les grenades et d’atteindre une fluidité impossible. Cette fragmentation résurgente d’une écriture résolument expérimentale se fait à la fois force destructurante et jaillissement d’une poétique de la fracture.
La table des matières recrée de façon mimétique cette discontinuité, en un déploiement de lignes brisées qui s’étalent sur la page par éclats de texte. Elle façonne un véritable roman mosaïque où les éléments sont éclatés, comme un corps démantelé : “CHAPTER I : John comes home”, “CHAPTER II : John talks”, “CHAPTER III : Alix goes”. La charpente du roman se dessine donc selon une parataxe arbitraire et aléatoire dont la minimalité des titres ne laisse rien paraître du thème de la guerre, qui occupe en creux le centre du roman.
A l’inverse, dans ce même espace en amont du texte, deux poèmes, de Walter de la Mare et de Reginald Bliss, font surgir avant même le texte, un hurlement démoniaque qui hante la page de garde:
Gigantic dins uprise !
Even the gods must feel
A smarting of the eyes
As these fumes upsweal
War is just the killing of things and the smashing of things. (…) The Wild Asses of the Devil are loose, and there is no restraining them.
Ces empiècements explosifs glissés dans les espaces vierges du texte brouillent les frontières du roman et lançent déjà la dynamique monstrueuse de la résurgence avant même que le roman en tant que tel ait commencé.
La dynamique souterraine engendre une érosion qui creuse et travaille la forme. Les jaillissements d’intensité creusent la page comme les obus les trous dans le sol. Au gré des sutures et des éclats, la résurgence devient écheveau pour la filature d’une écriture jamais figée, en création permanente. Le mouvement de résurgence à la fois disloque l’écriture et, paradoxalement, génère la puissance de son jaillissement.
Dans Non-Combatants and Others, la résurgence créatrice se distingue de la répétition monolithique en cela qu’elle est itérative, elle prolonge et transforme la répétition en élan créateur. L’effet de saturation de la répétition est aussitôt converti en frayage expérimental de l’écriture. Ainsi des éclats de la lettre où Basil décrit le combat dans les tranchées font retour à l’identique dans les pensées d’Alix. La répétition pure se prolonge pourtant hors de son propre cadre en créant d’autres images qui surgissent pour la première fois :
Mud-coloured levels, mud-coloured men, splashes of green here and there … and red … And blue sky, or mud-coloured, with shells winging through it like birds, singing ‘Lloyd-Lloyd-Lloyd-Lloyd.’ … (…) Whizz-bangs, pom-poms, trench-mortars spinning along and bouncing off the wire trench roof. (…) … legs and arms and bits of men flying in the air … the rest of them buried deep in choking earth … perhaps to be dug out alive, perhaps dead. …
La résurgence ne répète pas, elle reflète, elle fait revenir l’expérience que l’on tait, elle donne voix aux cris silencieux qui remplissent de hurlements la béance de ce que le texte avait laissé en blanc. L’écriture déchiquetée par les points de suspension illustre la dislocation des corps, et l’indicible horreur du combat se glisse entre les fragments de phrases. C’est donc l’absence, le vide de l’expérience qui génère la résurgence, comme un vide central que l’on cherche à combler, mais auquel tout ramène sans cesse, gouffre centripète qui menace d’engloutir mais d’où jaillit l’écriture.
Le roman fonctionne ainsi par échos d’intensité, en particulier dans deux passages où toutes les résistances narratives volent en éclat. Au moment de l’annonce de la mort de son frère Paul, Alix est finalement engloutie par le gouffre : “‘He died a noble death,’ said Mrs. Frampton, ‘serving his country in her need.’ Alix was staring at her with blue eyes suddenly dark and distended. The horror rose and loomed over her, like a great wave towering, just going to break.” (70). Les termes choisis “rose and loomed over her” illustrent le surgissement à la fois de l’horreur thèmatique et de l’intensité scripturale. Le choc est tel que le discours ne peut que bégayer comme le soldat névrosé: “’But – but –’ she began to stammer again, helplessly (…)Kate (…) found her lying on the floor, having abandoned the lie theory, having abandoned all theories and all words, except only, again and again, ‘Paul . . . Paul . . . Paul . . .’” (70).
Ce passage resurgit par écho lors d’un second passage où un autre soldat parle à Alix des circonstances intentionnelles la mort de Paul, s’aperçevant trop tard qu’il s’agit de son frère. Sous l’impact de ce nouveau choc, l’écriture qui s’était apaisée subit une nouvelle « décharge » (Freud 1896 ; 136), éclate et titube.
… he simply couldn’t stand the noise and the horror and the wounds and the men getting smashed up round him (…) He took to exposing himself, taking absurd risks, in order to get laid out (…) I can see it now . . . . his eyes. . . .’ He looked back into the past at them, then met Alix’s, and it was suddenly as if he was looking again at a boy’s white, shamed face and great haunted blue eyes and crooked, sensitive mouth and brows. . . . He stopped abruptly and stood still, and said sharply beneath his breath, ‘Oh, good Lord!’ Horror started to his face; it mounted and grew as he stared; it leaped from his eyes to the shadowed blue ones he looked into. (99)
Ce passage qui bondit hors de la page et claque comme un fouet, fait capituler un texte traumatisé. En état de shell-shock, pleine de l’« hystérie d’effroi » définie par Freud, l’écriture se contorsionne au rythme des tics d’un corps névrosé, comme celui d’Alix dont la démarche claudicante se fait paradigme d’une écriture hystérisée et explosive.
Le début du chapitre qui suit l’annonce de la mort de Paul se présente comme une ellipse, un gouffre qui engloutit la narration. Les vagues itératives s’interrompent, la dynamique narrative de la résurgence s’enraye avec l’explosion des résistances qui la faisaient elles-mêmes fonctionner. La faille engloutit aussi bien le personnage que la narration. Le texte piétine et toune à vide. Ayant perdu toute dynamique, il se retourne sans cesse sur lui-même :
June went by, and the war went on, and the Russians were driven back in Galicia, and the Germans took Lemberg, and trenches were lost and won in France, and there was fighting round Ypres, and Basil Doye had the middle finger of his right hand cut off, and there was some glorious weather, and Zeppelin raids in the eastern countries, and it was warm and stuffy in London.... (71)
Cette section du roman est comme un trou dans la linéarité de la narration. La dynamique de la résurgence est remplacée par la passivité de l’amoncellement. L’écriture se place en quelque sorte à nouveau sous le régime de la table des matières, même si la conjonction “and” tente de rétablir une linéarité, de combler les vides dans la chaîne du langage. Les phrases se suivent et se ressemblent à s’y méprendre, reproduisant le même balancement laconique et désenchanté. Ainsi la résurgence itérative tourne en rond.
Cette chute de tension engendre des pages dévitalisées. Le discours commente la guerre à distance de façon laconique : “ ‘Bizarre,’ Alix turned the word over. ‘Yes, I suppose that is really what it is. . . . It’s the wrong shape; it fits in with nothing; it’s mad. . . .” (74). Peu à peu la dynamique s’inverse, tandis que le texte semble se résigner. Les enclaves qui faisaient exploser l’horreur de la guerre deviennent banales, comme diluées par les longs discours philosophiques sur la guerre qui témoignent d’une érosion de la dynamique. Ce rythme narratif qui s’essouffle semble aussi reflèter la fatigue de la guerre qui s’enlise, en 1916, sans aucune projection possible dans l’avenir. Le texte de l’intensité narrative se mue en texte de la dilution monocorde. Les conversations visent à l’interprétation, exposent des considérations générales. La seconde partie du roman, saturée de longs discours pacifistes, relègue la narration en tant que telle au second plan, au profit de ces longs monologues, symptomatiques d’une réalité trop immédiate et d’une issue incertaine. De même que le combat dans les tranchées se fait dans une insupportable attente statique, dans un piège sans issue, de même la narration piétine sans aboutir. La résurgence finit par s’annuler par sa propre acceptation.
Avec la mort de Paul, la fin de la seconde partie semble constituer une fin symbolique du roman. Mais la troisième partie, narrant le combat pacifiste dans lequel la mère d’Alix tente d’impliquer sa fille vient se greffer, comme si le roman refusait de se terminer, tentant d’activer encore et encore une dynamique de résurgence épuisée. La guerre qui bat son plein refuse au roman une quelconque conclusion et le force à s’éterniser, malgré la déperdition de sa force scripturale, dans une sorte d’errance du texte. Les dernières pages du roman sont marquées par un retour du même et non une avancée positive, le régime de la répétition et non plus de la résurgence, dans l’absence d’une tension vers un dénouement : “The year of grace 1915 slipped away into darkness, like a broken ship drifting on bitter tides on to a waste shore. The next year began” (194). La fin du roman reflète cette désorientation. Comme un miroir brisé, les espaces et les personnages sont éclatés dans des paragraphes distincts : Margot chante à un concert pour des soldats, Dorothy est à un bal à l’hôpital, le couple Orme à Wood End avec des réfugiés belges, John Orme est dans le froid d’une tranchée, etc. Ainsi les pages finales du roman, malgré leur tonalité épiloguante, refusent d’unifier la mise en éclat narrative. Le texte reste en suspension, sur un axe qui semble attendre une reprise de la résurgence. Il reste suspendu au bord du gouffre de l’année qui s’ouvre sur un avenir obscur. La narration retient son souffle, dans l’attente d’un nouveau surgissement qui viendrait de nouveau tout balayer.
Ainsi le régime du retour met en jeu une résurgence qui joue sur une partition d’intensités. Les quelques éclats qui font vaciller l’écriture sont aussitôt suturés par le texte pour mieux le faire voler en éclats quelques pages plus loin. Ecrit en 1916, Non-Combatants and Others est l’un des seuls roman dont la progression scripturale s’est faite au même tempo que les événements historiques.
Au milieu de la guerre qui est son centre vide et sa matrice en creux, le cœur de l’écriture bat au rythme résurgent des catastrophes de l’histoire. A l’ère moderniste et dans le vacarme assourdissant des armes et les lueurs aveuglantes des explosions, c’est une écriture de myope, résolument expérimentale, qui ne peut que refléter en tâtonnant l’histoire dans toute sa brutalité, vécue dans l’instantanéité des émotions à vif.
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