Résurgences du moi et questionnements de l’être dans Daniel Deronda par George Eliot

Stéphanie Drouet-Richet

Lille 3

Introduction

    1. Daniel Deronda explore, selon des axes et des perspectives multiples, les voies ardues de la quête de soi, qu’elle soit le fait d’un individu ou d’une collectivité tout entière lorsque ce n’est plus seulement un personnage mais tout un peuple qui doit se construire un centre d’existence.

    1. La caractéristique de cette quête, ou plutôt de ces quêtes entremêlées, est qu’elle s’opère sur le mode de la rupture, de la discontinuité, d’une dialectique toujours sensible entre l’oubli et la mémoire, entre la perte et la restitution, la disparition et la réapparition. Le principe de résurgence est ainsi sans doute l’une des clés de ces recherches identitaires problématiques qui se cristallisent autour des trois personnages centraux du roman : Gwendolen Harleth, jeune beauté ambitieuse nouvellement promue dans le monde aristocratique, Daniel Deronda, son mentor, que sa destinée historique voue à d’autres horizons, et Mordecai Cohen, figure charismatique du prophète juif qui ancre indiscutablement le roman dans la sphère du collectif et du sacré.

Révélations

    1. Le phénomène de la résurgence met au jour des éléments jusque là enfouis, oubliés, latents. Ainsi l’identité dans Daniel Deronda se décline sur le mode de la fragmentation, de la disparition, de la perte, de l’absence. Elle y est essentiellement lacunaire, comme en témoigne la représentation multiple de la figure de l’orphelin dans le roman. L’absence du père ou de la mère est un motif récurrent qui justifie par exemple la quête de Deronda pour retrouver ses origines. Abandonné par sa mère, la cantatrice juive Alcharisi, recueilli et élevé par une famille aristocratique anglaise, Deronda n’aura de cesse de découvrir le chaînon manquant de son histoire personnelle pour ainsi, d’abord involontairement puis délibérément, s’inscrire dans un dessein à dimension historique. Pour Gwendolen Harleth c’est le père qui fait défaut, et dans le cercle exclusivement féminin de sa famille proche, elle apparaît comme une princesse en exil, « her Royal Highness » (Eliot 27), le centre de tous les regards et de toutes les attentions. Curieusement, c’est encore la figure du père qui se dessine en négatif à travers le personnage de Mordecai et de sa sœur Mirah : leur père, personnage indigne et peu recommandable, séquestre Mirah et oblige un temps son frère Mordecai à renoncer à son accomplissement spirituel pour se porter au secours de leur mère : « Mine was the lot of Israel. For the sin of the father my soul must go into exile. For the sin of the father the work was broken, and the day of fulfilment delayed. […] I left the sunshine […] and that was the beginning of this slow death” (Eliot 542). Ce renoncement à la lumière et à la chaleur du soleil qui selon Mordecai le précipite vers une fin tragique, ce passage littéral, mais aussi figuré, de la lumière à l’ombre est à l’inverse du principe de résurgence, qui présuppose l’existence d’un trajet souterrain conduisant vers un point d’émergence et qui est donc en quelque sorte une traversée métaphorique de l’ombre vers la lumière.

    1. Les instances de réapparition ou de révélation qui s’apparentent au surgissement sont en effet placées dans le roman sous le signe d’un tel passage. Les retrouvailles entre Daniel et sa mère jusque là inconnue se déroulent dans une pièce sombre d’où la cantatrice déchue émerge avec l’aura d’une magicienne inquiétante : « Her worn beauty had a strangeness as if she were not quite a human mother, but a Melusina, who had ties with some world which is independent of ours » (Eliot 687-8). Tout son être est d’ailleurs mêlé d’ombre et de lumière : « She went on with the same intensity and a sort of pale illumination in her face » (Eliot 689). La rencontre entre le fils et sa mère est cruciale car elle est placée sous le signe de l’attente et de la révélation. Pourtant la rencontre affective entre les deux êtres avorte et le désenchantement qu’elle génère en Deronda pèsera lourd dans son cheminement identitaire : « All his boyish yearnings and anxieties about his mother had vanished. He had gone through a tragic experience which must for ever solemnise his life and deepen the significance of the acts by which he bound himself to others » (Eliot 667). La révélation est malgré tout bien présente : la découverte par Deronda de ses origines juives à la faveur de la réapparition éphémère de sa mère dans son existence évoque la visite bouleversante qu’il avait effectuée plus tôt à la synagogue de Francfort. Le surgissement d’une vive émotion à l’écoute de chants religieux lors de l’office qui s’y déroulait y avait inconsciemment trahi son affinité avec la religion juive et établi des liens encore non avérés. L’expérience s’était apparentée à une épiphanie, un éblouissement : « he arrived by sunset. […] He wondered at the strength of his own feeling; it seemed beyond the occasion – what one might imagine to be a divine influx in the darkness, before there was any vision to interpret” (Eliot 368).

    1. Le concept de surgissement atteint assurément son apogée à l’occasion de la rencontre à Londres entre Deronda et Mordecai. L’apparition du jeune homme sur le pont Blackfriars Bridge n’est pour le prophète juif qu’une reconnaissance, la manifestation tangible d’un visage longtemps attendu (« the figure representative of Mordecai’s longing », Eliot 474)1 et enfoui dans les profondeurs de son imaginaire. Notons une fois encore le jeu significatif des ombres et des lumières dans la scénographie de l’épisode :

When the wherry was approaching Blackfriars Bridge, […] it was half past four, and the grey day was dying gloriously, its western clouds all broken into narrowing purple strata before a wide-spreading saffron clearness, which in the sky had a monumental calm, but on the river, with its changing objects, was reflected as a luminous movement, the alternate flash of ripples or currents, the sudden glow of the brown sail, the passage of laden barges from blackness into colour, making an active response to that brooding glory […]. As [Deronda] lifted up his head while fastening the topmost button, his eyes caught a well-remembered face looking towards him over the parapet of the bridge – brought out by the western light into startling distinctness and brilliancy – an illuminated type of bodily emaciation and spiritual eagerness. It was the face of Mordecai, who also, in his watch towards the west, had caught sight of the advancing boat, and had kept it fast within his gaze, at first simply because it was advancing, then with a recovery of impressions that made him quiver as with a presentiment, till at last the nearing figure lifted up its face towards him – the face of his visions. (Eliot 492-3)2

    1. Le crépuscule représente un moment privilégié pour la vision onirique, fantastique ou contemplative car il favorise avec la montée des ténèbres la méditation. Les images ainsi créées tendent à perdre leur fonction mimétique pour se faire poétiques, comme dans les paysages peints par Turner3. La composition de cette scène possède le dynamisme instable des toiles impressionnistes. Le choix de cette référence picturale, par ses qualités spirituelles, s’accorde avec le tempérament visionnaire et épris d’absolu de Mordecai. Le paysage, comme chez le peintre, est mis à contribution afin de traduire de façon exacerbée les moments d’intense émotion, lorsque l’accent est mis davantage sur l’acte de perception d’une substance que sur la substance elle-même4. L’émergence l’un à l’autre des deux visages dans la lumière du soir marque la fin de la longue attente spirituelle de Mordecai et l’inauguration d’un nouveau cycle pour les deux hommes dans leur quête identitaire.

    1. Ce passage célèbre, qui scelle la destinée de Deronda et de Mordecai, fait écho à d’autres scènes charnières pour le développement moral du premier, notamment à celle de son sauvetage de Mirah au bord du suicide, toujours sur la Tamise et à la même heure. La portée spirituelle de ce second épisode est indiquée par une référence religieuse : « [He] could watch out the light of sunset and that opening of that beadroll which some oriental poet describes as God’s call to the little stars, who each answer, ‘Here am I’ » (Eliot 229). Mirah est en effet celle qui le guidera vers la découverte de son héritage spirituel et le mènera concrètement à sa mission future. A l’issue de sa rencontre fortuite avec la jeune juive, Deronda se sent subitement plus âgé, comme au seuil d’une nouvelle phase de son existence : « Deronda felt himself growing older this evening and entering a new phase in finding a life to which his own had come – perhaps as a rescue » (Eliot 236).

Visions : entre fragmentation et plénitude

    1. Ces surgissements de l’être sont d’autant plus remarquables qu’ils sont le fruit de rencontres, parfois de confrontations déterminantes avec soi-même ou autrui, et qu’ils peuvent se manifester par des phénomènes extrêmes, comme des visions ou des hallucinations.

    1. L’expérience visionnaire, qui est un épisode éminemment visuel, est chargée de paradoxes inhérents à sa nature même, de tensions au sein du visible dont George Eliot se fera l’écho dans sa propre approche du phénomène. La mystique est soumise au paradoxe croissant d’une opposition entre des phénomènes particuliers, classés comme exceptionnels, et le sens universel, c’est-à-dire le Dieu unique et véritable, dont les mystiques se disent les témoins. La mystique est donc partagée entre des faits étranges, qui sont l’objet d’une curiosité dévote ou clinique, et l’Absolu, dont les visionnaires parlent et qui est situé dans l’invisible. La vision fait ainsi coïncider deux pôles, le visible et l’invisible. Par définition cette manifestation excessive, souvent spectaculaire, renvoie à ce qui reste « mystique », c’est-à-dire caché, selon l’étymologie grecque du terme. L’expression « phénomène mystique» résume cette tension difficilement réconciliable : est « phénomène » ce qui apparaît, ce qui est visible, à l’instar de ce qui surgit de la pénombre ; est « mystique » ce qui demeure secret, invisible. La fascination pour les phénomènes de voyance tient peut-être avant tout dans ce rapport entre les éléments conflictuels qui les composent. La fiction éliotienne se fait à cet égard l’écho d’une longue suite de révélations héritées du prophétisme juif qui scandent le déroulement de l’histoire chrétienne jusqu’aux visionnaires contemporains, dont ses personnages fictifs sont les héritiers plus ou moins fidèles ou corrompus. Les visions religieuses éblouissantes de Mordecai (souvent comparé à la figure biblique de Moïse et au prophète juif Ben Jehuda) mêlent de fait transformation et révélation. Ce dernier possède la capacité de percer les frontières de l’inconnu grâce à ses visions (« they often resembled genuine dreams in their way of breaking off the passage from the known to the unknown”, Eliot 530). Il s’inscrit alors pleinement dans la tradition juive, qui repose sur la prophétie : « The night is onto them, that they have no vision; in their darkness they are unable to divine » (Eliot 591).

    1. L’inscription narrative de ces apparitions visionnaires peut être de l’ordre du coup de théâtre, répercutant le choc émotionnel ressenti par le sujet. Les révélations dont les personnages font l’expérience s’apparentent à des épiphanies qui éclairent, comme le suggère l’étymologie du terme, tout leur être. Pour reprendre l’expression de Pierre Tibi, l’épiphanie est « un voir qui se transforme en savoir » (Tibi 191). Les vertus thérapeutiques de la vision brutale sont manifestes : c’est seulement ainsi que certains personnages sont capables d’acquérir une vision lucide. Daniel comprend que Gwendolen a besoin d’un tel choc et lui indique la voie à suivre pour mieux voir : « ‘Lives are enlarged in different ways. I dare say some would never get their eyes opened if it were not for a violent shock from the consequences of their own actions’ » (Eliot 494).

    1. Chez Gwendolen, les visions hallucinatoires, qui font resurgir au grand jour des éléments jusque là enfouis, semblent accompagner le processus de connaissance et d’assimilation du monde extérieur dans un douloureux développement de la conscience. Un tel émoi ne peut se produire que chez des individus particulièrement sensibles et impressionnables, doués d’une certaine forme d’imagination. En face d’une imagination reproductrice, sur laquelle une esthétique fondée sur la mimesis concentrait toute son attention (même s’il flottait parfois sur ce type d’imagination un soupçon de déformation ou de mensonge), et d’une imagination créatrice qui prend racine dans le concret mais qui s’éloigne du familier vers l’étrange, s’impose un troisième type d’imagination, qui suppose l’ouverture d’un espace intérieur, d’une autre scène dans laquelle les images se projettent, se métamorphosent et se succèdent avec l’illogisme du rêve. Cette dernière forme d’imagination constitue à la fois une voie d’accès vers les profondeurs de l’être ainsi révélé, et une puissance redoutable, qui met l’individu à la merci de ce qu’il y a en lui de moins contrôlé, de plus instable. Les symptômes qui accompagnent les hallucinations de Gwendolen mettent au jour les abysses impénétrables de son être, dans un surgissement des terrifiantes profondeurs de l’être irrationnel. Rappelons l’épisode fondamental du surgissement du visage macabre lors de la représentation de « The Winter’s Tale » :

Everyone was startled, but all eyes in the act of turning towards the opened panel were recalled by a piercing cry from Gwendolen, who stood without change of attitude, but with a change of expression that was terrifying in its terror. She looked like a statue into which a soul of Fear had entered: her pallid lips were parted; her eyes, usually narrow under their long lashes, were dilated and fixed […]. She wondered at herself in these occasional experiences, which seemed like a brief remembered madness. (Eliot 91)

    1. Le coup de théâtre expose les profondeurs de l’être de l’héroïne, libérées du contrôle de sa volonté. La surface du corps, et en particulier le visage (les yeux, la bouche), est le lieu où viennent achopper les mouvements de l’âme. Les éléments incontrôlables de l’être affleurent dans le regard exorbité de Gwendolen, tandis que sa volonté se révèle impuissante et que la jeune fille se retrouve à la merci de forces imprévisibles, nées de sa propre imagination (« the fountain of awe within her had not found its way into connection with the religion taught her or with any human relation », Eliot 94). Le devenir de Gwendolen est soumis à des questionnements et la crise de l’identité du sujet se manifeste par l’irruption récurrente de visions hallucinatoires et hystériques qui la poursuivent, telle une armée de fantômes vengeurs (« dim and alarming as a crowd of ghosts », Eliot 622), et revêtent l’aspect morbide du visage macabre peint, symbole de la résurgence irrépressible de désirs ou de craintes inconscients. Ces visions terrifiantes et incapacitantes sont habitées d’un sentiment exacerbé de culpabilité, qui se confond avec l’effroi suscité par son mari et avec ses propres pulsions meurtrières :

The thought of his dying would not subsist: it turned as with a dream-change into the terror that she should die with his throttling fingers on her neck avenging that thought. Fantasies moved within her like ghosts, making no break in her more acknowledged consciousness and finding no obstruction in it: dark rays doing their work invisibly in the broad light. (Eliot 669)

Side by side with this dread of her husband had grown the self-dread which urged her to flee from the pursuing images wrought by her pent-up impulse […] – a white face from which she was for ever trying to flee and for ever held back. (Eliot 737-8)

Voici un autre exemple de ces visions hallucinatoires qui aliènent l’être :

She was not afraid of any outward danger – she was afraid of her own wishes, which were taking shapes possible and impossible, like a cloud of demon-faces. She was afraid of her own hatred […]. And quick, quick, came images, plans of evil that would come again and seize her in the night, like furies preparing the deed that they would straightaway avenge. (Eliot 745-6)

    1. Citons encore le choc ressenti au soir de la nuit de noces, alors qu’elle vient de se voir remettre les diamants de l’ancienne maîtresse de Grandcourt. De même que la résurgence dit l’itération, la représentation de l’hystérie dans ses symptômes est fondamentalement itérative : l’hallucination est d’autant plus terrifiante qu’elle se répète jusqu’à la hantise maladive. Les mots de la lettre que Gwendolen reçoit de Lydia Glasher sont marqués au fer rouge dans son esprit et lui imposent leur dictature implacable : « The words of that letter kept repeating themselves, and hung on her consciousness with the weight of a prophetic doom » (Eliot 478). Le passage qui décrit Gwendolen ouvrant le coffret contenant les bijoux concentre en lui les motifs gorgoniens du serpent et de l’empoisonnement :

It was as if an adder had lain on the diamonds […]. It seemed at first as if Gwendolen’s eyes were spell-bound […]. The paper flew like a feather from her trembling fingers and was caught up in the great drought of flame […]. She could not see the reflections of herself then: they were like so many women petrified white. […] Truly here were poisoned gems, and the poison had entered into this poor creature. (Eliot 405-7)

    1. Telle la salamandre insensible aux flammes, les effets de la lettre empoisonnée perdurent au delà de sa destruction par le feu et reviennent hanter l’héroïne : « The words had nestled their venomous life with her, and stirred continually the vision of the scene at the Whispering Stones » (Eliot 478) (il s’agit de la scène au cours de laquelle Lydia Glasher se fait connaître à la future Mrs Grandcourt). Lors de leur entrevue, Gwendolen est littéralement pétrifiée par le regard de Mrs Glasher, dont le souvenir incarne pour elle le remords : « Gwendolen, watching Mrs Glasher’s face while she spoke, felt a sort of terror » (Eliot 189-90). La connotation maléfique de cette apparition, ainsi que la réaction intense et incontrôlée de Gwendolen à sa vue, renvoient explicitement au surgissement de l’image peinte du visage macabre lors de la mise en scène du tableau vivant inspiré de « The Winter’s Tale ». Les apparitions de la figure de la Méduse incarnent le surgissement disruptif de l’image, l’incursion de la mort dans la vie et l’horreur de la démesure et du dérèglement. Après la noyade de Grandcourt, les visions de Gwendolen sont dominées par l’image de son visage mort, image insoutenable qui impose à Gwendolen sa présence infinie : « ‘a dead face – I shall never get away from it’ » (Eliot 753). Les apparitions du visage macabre de Grandcourt à Gwendolen sont récurrentes après la noyade de son époux. Tout son être semble alors comme encombré par un trop-plein d’images.

    1. Nous voyons sans peine ce qui oppose les visions prémonitoires de Mordecai aux visions hallucinatoires de Gwendolen. Toutes ont en commun de modifier profondément leur être et de mettre en scène des résurgences du passé. Toutes illustrent à des degrés divers et avec plus ou moins de réussite le cheminement vers une éventuelle restitution de ce qui fut jadis perdu.

    1. En ce qui concerne Gwendolen, c’est l’intégrité de son être qui est en jeu. Or ce processus est complexe et problématique. Lorsque resurgissent les images cauchemardesques, c’est toute sa personne qui menace de se désintégrer. Ces ruptures dans la continuité du sujet sont autant d’indices révélant les failles de l’être, la disjonction entre le moi fictif exhibé, en représentation, et le moi authentique qui affleure aux instants de perte de maîtrise. Lorsque tombent les masques surgit le chaos qui vient perturber la surface lisse de l’être et témoigne du caractère métamorphique et protéiforme de personnages caméléons qui renvoient une image éclatée à quiconque tente de les percevoir comme des entités stables. Sous les assauts de ces chocs répétés, le corps fragmenté, soumis à une violence intense, se disloque : « ‘I wished him to be dead. And yet it terrified me. I was like two creatures […]. I only know that I saw my wish outside me […]. I was leaping away from myself […]. I was leaping from my crime’ » (Eliot 756-61). Ces visions résurgentes font pourtant l’effet d’un électrochoc à Gwendolen.

    1. Grandcourt se noie symboliquement un vendredi soir, à l’heure du Sabbat. Gwendolen, agitée et tremblante, est en totale communion avec le paysage et est elle-même sur le point de subir une métamorphose : « a wild amazed consciousness in her eyes, as if she had waked up in a world where some judgment was impending, and the beings she saw around were coming to seize her » (Eliot 740). Ce n’est pas au monde des morts, mais à celui des vivants que Gwendolen s’éveille. Le processus de régénération semble en marche : la mort de Grandcourt signifie pour l’héroïne un nouveau départ, accompagné d’une perception plus perçante de soi et des autres. Libérée de la malédiction de Mrs Glasher, des fantômes de ses propres manquements, Gwendolen peut enfin se transformer en « menschlich Wesen » (Eliot 445) et écrire à Deronda le jour de son mariage avec Mirah pour lui témoigner sa gratitude et son repentir. Cependant, malgré l’illumination de la révélation, l’ombre rôde encore dans les marges et menace la lumière. À la veille du départ de Deronda pour la Terre Sainte, Gwendolen reste sur le seuil de ce nouvel univers. Si elle prend alors une conscience nouvelle de sa condition, ce qui pourrait laisser présager son entrée sur la vaste scène du monde ainsi que son intégration dans le dessein de l’Histoire et signifier ainsi sa rédemption, ce mouvement est bien incertain et problématique. L’assertion finale (« ‘I am going to live’ », Eliot 879), bien que promesse éventuelle de salut final, n’est pas une illumination survenant sous l’emprise de la raison, mais à la suite d’une nouvelle crise dévastatrice qui laisse Gwendolen visiblement souffrante. Au dernier paragraphe du chapitre, la conscience de l’héroïne, née de ses cendres, semble amorcer un nouveau cycle, qui reste encore à écrire. Le projet de Gwendolen, qui est purement et simplement de vivre, paraît en tout cas bien dérisoire au vu du destin d’envergure qui attend Deronda.

    1. Ce dernier, apaisé quant à ses origines et inspiré par Mordecai, est parvenu à un état de plénitude. Se cristallisent en lui les espoirs du prophète juif et, à travers lui, ceux de tout un peuple. Et c’est bien là que se joue la différence fondamentale entre les parcours chaotiques des trois personnages. Alors que Deronda et Mordecai se réapproprient le passé grâce à des expériences de résurgence fécondes et riches de sens, les hallucinations de Gwendolen ne sont que les surgissements stériles et involontaires d’éléments obsédants du passé. Les visions de Mordecai ont avant tout une fonction créatrice : elles créent le destin plus qu’elles ne le révèlent, en incluant le passé. Le regard ardent qui envisage les multiples possibilités de l’avenir est ainsi associé à la pensée spéculative du scientifique, et le prophète affirme avec force la rationalité historique de ses visions : « visions are the creators and feeders of the world. I see, I measure the world as it is, which the vision will create anew » (Eliot 555). Prédire, pour Mordecai, c’est aussi donner à la prédiction les moyens de s’accomplir: “moulding and feeding the more passive life which without them would dwindle and shrivel into the narrow tenacity of insects, unshaken by thoughts beyond the reaches of their antennae” (Eliot 749). Le rôle de Mordecai n’est absolument pas passif comme peut l’être Gwendolen. Il possède par ailleurs des qualités humaines dont cette dernière est dépourvue. Comme Deronda, Mordecai ne perd jamais de vue la dimension humaine de l’histoire, dût-il sacrifier sa propre vie et ses propres intérêts afin qu’elle se réalise. Aucune trace d’égocentrisme ne peut être décelée en lui, ni rien qui puisse l’amener à être accusé de tentative de manipulation. Le don de soi, stade ultime de la sympathie, passe chez Mordecai par la désincarnation, l’expulsion du corps, dont les contours s’érodent dans le processus de transmutation prescrit par la Cabale.5 Se fondant dans l’espace et dans le temps, réalisant la synthèse entre passé, présent et futur grâce à ses visions, et incarnant la mémoire de son peuple, Mordecai symbolise une vision mystique du corps d’Abraham, dont ses condisciples sont les descendants et dont Deronda sera désormais le dépositaire, donnant corps au nationalisme visionnaire de Mordecai. Le parcours de Mordecai et à travers lui de Deronda est centré autour de la résurgence d’une nation entière, d’une communauté organique. Le prophète ne fait ici que prévoir, il rappelle les devoirs essentiels de son peuple envers son héritage. Unité et plénitude sont ainsi les clés de voûte de son système de pensée et elles marquent de leur empreinte son discours : « ‘When my long-wandering soul is liberated from this weary body, it will join yours, and its work will be perfected. You are by my side on the mount of vision, and behold the path of fulfilment which others deny’ » (Eliot 600). Fruits d’un être désincarné, les visions de Mordecai se construisent autour du motif central de la lumière comme émanation de l’être : « Let the torch of visible community be lit! […] Our national life was a growing light. Let the central fire be kindled again, and the light will reach afar (Eliot 596-7)6. La prophétie organiciste de Mordecai ne se réalisera que si la communauté juive se rassemble autour d’une tâche commune, qui ravive la mémoire collective et fait resurgir un héritage commun.

Continuités

    1. Le pouvoir de résurgence qui relie les trois personnages illustre parfaitement la tension, présente tout au long du roman, entre mémoire et oubli et, partant, entre le collectif et le particulier.

    1. Les surgissements au sein de la vision de Gwendolen se manifestent inexorablement alors qu’elle tente de les occulter, d’effacer un passé qui gêne ses desseins. Dans les moments de crise et de doute, les hallucinations récurrentes de Gwendolen la terrorisent sans pour autant nécessairement éveiller sa conscience. Elle semble ainsi toujours en position d’équilibre précaire, paraissant subir son destin plus qu’elle ne le choisit. Gwendolen apparaît alors comme l’incarnation des tensions qui parcourent le roman : entre la conscience de bouleversements naissants et les difficultés éprouvées pour s’y adapter, entre l’acceptation douloureuse de ces transformations et les agréments de l’oubli, entre le retour souhaité du passé et l’implacable marche du temps.

    1. La princesse Alcharisi tente également de faire table rase du passé. Le reniement du père juif signifie le reniement d’un héritage, celui de la culture juive, au profit d’une ambition égoïste et personnelle. L’abandon de son fils Daniel marque une rupture, c’est-à-dire le refus de la transmission de cet héritage. Pourtant le passé ne peut être aboli et l’individu ne peut vivre dans un présent qui serait hors du temps. Quand bien même le sujet tenterait d’oblitérer le passé, celui-ci resurgit inévitablement pour l’enfermer dans ses mailles. Sans mémoire, point de liens affectifs qui prennent racine dans le passé et freinent les instincts égoïstes. En s’efforçant d’oublier le passé, en étouffant ses résurgences, l’égoïsme s’enferme dans un présent qui ne dépasse pas les frontières de l’être.

    1. À l’inverse, Deronda et Mordecai se placent du côté de la continuité plutôt que la rupture, de la restitution plutôt que la perte. Ils possèdent cette capacité qui leur permet d’envisager dans un même temps passé et avenir. Ils s’apparentent aux héros juifs cités par Mordecai, dont la vision réconcilie non seulement des extrêmes temporels, mais aussi spatiaux. Venus de tous horizons, ils sont venus fonder un nouvel état qui renoue avec une expérience ancestrale (« The divine principle of our race is action, choice, resolved memory », Eliot 598). C’est sur cette fusion que repose l’espoir de Mordecai, relayé ici par Deronda, de faire resurgir un jour un « centre national » pour le peuple juif, un foyer où pourra se reposer la mémoire de son peuple (« ‘I suppose nobody will deny that there may be a new stirring of memories and hopes which may inspire arduous action’ », Eliot 595). Le juif Kalonymos, qui révèle à Deronda les secrets de son ascendance, contribue de la même façon à l’intégrer dans une chaîne temporelle organique exprimée par une métaphore galvanique :

[Kalonymos] looked examiningly at the young face before him. The moment wrought strongly on Deronda’s imaginative susceptibility […]. He seemed to himself to be touching the electric chain of his own ancestry; and he bore the scrutinising look of Kalonymos with a delighted awe, something like what one feels in the commemoration of acts done long ago but still telling markedly on the life of to day. (Eliot 787-8)

    1. Pour Deronda comme pour Mordecai, le rapport au temps, notamment au passé, et à l’espace, est un enjeu majeur de leur développement moral. Tandis que Gwendolen s’inscrit exclusivement dans la sphère du privé, ils évoluent dans celle de la collectivité, de la communauté, du lien moral, spirituel et affectif. Ils incarnent la possibilité d’un changement historique à l’échelle du monde. La mémoire qui fait resurgir le passé travaille la distance, à la fois spatiale et temporelle. Voir en profondeur, c’est voir dans le passé en même temps que dans l’espace. C’est au prix d’une telle expérience que le sujet peut s’intégrer dans une perspective linéaire de continuité et de progrès. La mémoire effectue un déplacement, un décentrement de l’individu vers un ailleurs temporel – entraînant, par sa nature, une instabilité fondamentale soulignée par Jacques Darriulat, selon qui « le dynamisme de l’imaginaire interdit la mise en place d’un état stable » (Darriulat 271). Les images issues de la mémoire sont de l’ordre de la quasi-présence, d’un état intermédiaire entre la présence et l’absence, d’une interférence entre un visible et un invisible. Elles font fi de toute distance et de toute échelle, et sont d’autant plus mouvantes et instables que le présent qui constitue leur point d’ancrage peut lui aussi se révéler instable et hésitant.

    1. Le regard de Mordecai, comme celui de tous les personnages moralement développés, est tourné vers l’extérieur plutôt que vers soi : « Some years had now gone since he had first begun to measure men with a keen glance » (Eliot 528). Deronda apparaît comme son digne successeur lorsqu’il recommande à Gwendolen de prendre autrui en considération : « ‘Look on other lives besides your own […]. Try to care about something in this vast world besides the gratification of small selfish desires’ » (Eliot 501-2)

    1. Ce mouvement d’élargissement de soi vers l’autre correspond à celui qui se dessine à la fin du roman et qui se profilait à l’horizon dès son ouverture. Il dilate les perspectives géographiques et historiques, entraînant le lecteur et les héros loin de la rigidité britannique, vers les confins de l’Europe. L’expansion de la vision est le facteur déterminant qui permet l’ouverture du sujet au monde et le tissage de relations avec autrui. Comme le suggèrent les paroles de Mordecai, les êtres sont reliés les uns aux autres au sein de l’immensité du monde, d’abord dans le temps, par l’hérédité des individus et des races. Ils sont de plus reliés à leur propre histoire, par leur continuité, leur permanence, la durée dans laquelle ils vivent. Ils sont enfin reliés dans l’espace, par la proximité, de sorte que l’un ne saurait se concevoir et vraiment exister sans que le circonscrive la limite commune à lui-même et à l’objet voisin. Les choses ne peuvent ainsi se connaître de façon isolée, mais selon un vaste réseau de communication qui n’est pas sans évoquer la vision organique de George Eliot. Il se dessine d’un être à l’autre un ample tissu de causes et d’effets qui, sans aliéner la liberté ou la contingence, rend chacun tributaire d’une immense lignée.

Conclusion

    1. Daniel Deronda oscille constamment entre des pôles qui mettent en jeu le principe de résurgence : entre surface et profondeur, opacité et transparence, perte et restitution, il contient toujours le mystère d’une imminente révélation, qui est tout à la fois une promesse et une menace. Il met en jeu des frontières entre des sphères et des consciences multiples, entre la vie et la mort, l’ignorance et la connaissance, l’apparence publique et l’existence privée, la raison et les instincts inconscients, le passé et le présent ou encore le présent et l’avenir. Il illustre une limite singulièrement fluide et éphémère qui renseigne aussi sur l’écriture et la méthode éliotiennes. Les résurgences de l’irrationnel, des profondeurs de l’être et des crises qui l’animent participent de ces stratégies d’échappement qui entraînent l’écriture éliotienne à distance du mode strictement réaliste et qui culminent dans Daniel Deronda. La scène de la statue vivante et soudain pétrifiée illustre un art où la relation au passé, ici à l’Antiquité, est ambivalente, où l’humanisme est pétri de contradictions car il se fige et s’anéantit au moment même où il devrait s’affirmer avec le plus de force, remettant alors en cause la volonté réaliste d’insuffler de la vie dans la représentation. De telles scènes, marquées par un fort pouvoir de surgissement, scènes ponctuelles mais d’une intensité remarquable, mettent en danger la cohérence d’ensemble du roman par la menace du discontinu, du morcellement et du chaos.

    1. La résurgence est un principe éminemment dynamique, tout comme l’est la pensée éliotienne, qui préfère toujours le mouvement à une stabilité caduque, la fluidité et l’expansion à la stase, le « tableau » au « diagramme », pour reprendre les termes de l’écrivain. C’est naturellement en l’homme que George Eliot place en dernier recours sa confiance, car si le sujet abrite des forces néfastes, c’est également en lui que se situent les extraordinaires capacités à mobiliser pour reconstruire un monde menacé d’éclatement. C’est cette « profondeur du visible » qui fait la richesse infinie du sujet, mais aussi sa complexité.

Bibliographie

Darriulat, Jacques. Métaphores du regard : essais sur la formation des images en Europe depuis Giotto. Paris : Lagune, 1993.

Didi-Huberman, Georges. Phasmes : essais sur l’apparition. Paris : Editions de Minuit, 1998.

Eliot, George. Daniel Deronda (1876). Harmondsworth: Penguin, 1983.

Tibi, Pierre. « Pour une poétique de l’épiphanie », Aspects de la nouvelle, n°18, 1er semestre 1995.

1 Voici le passage dans sa totalité : “Leaning on the parapet of Blackfriars bridge, and gazing meditatively, the breadth and calm of the river, with its long vista half hazy, half luminous, the grand dim masses or tall forms of buildings which were the signs of world-commerce, the oncoming of boats and barges from the still distance into sound and colour, entered into his mood and blent themselves indistinguishably with his thinking […]. Thus it happened that the figure representative of Mordecai’s longing was mentally seen darkened by the excess of light in the aerial background. But in the inevitable progress of his imagination towards fuller detail, he ceased to see the figure with its back towards him. It began to advance and a face became discernible ” (Eliot 530-1).

2 « I have been waiting for you these five years », dit plus loin Mordecai.

3 Cette expérience quasi onirique est selon Georges Didi-Huberman une instance de la « figurabilité » souvent présente en peinture. Les figures habitant le rêve sont figurantes, « figure[s] en suspens, en train de se faire, en train d’apparaître […]. Qui figurent de manière toujours contradictoire. Qui admettent, et même exigent, leur antithèse constamment maintenue. Qui n’ont pas encore décidé à quoi elles vont s’identifier. La peinture met aisément en jeu de telles ‘figures figurantes’ — et nous sommes, là encore, ‘au delà du principe de détail’ — par le simple fait que les corps, en peinture, ne sont jamais matériellement isolés, ne sont jamais identifiables tout à fait, ou détaillables tout à fait » (Didi-Huberman 88-93).

4 Les paysages à la façon de Turner ne sont jamais aussi présents que dans le dernier roman de George Eliot, marquant par leur tonalité particulière l’intérêt croissant de l’écrivain pour l’intériorité et les profondeurs psychologiques de l’être.

5 La cabale ou kabbale, qui signifie « recevoir », est la somme des mystères de la tradition mystique juive. C’est un chemin d’élévation spirituelle, à la fois une philosophie théorique et une pratique proche de la méditation. La kabbale a une approche mystique qui consiste à recevoir la sagesse d’en haut, la lumière de l’infini. Parmi les clés de la kabbale figurent l’ouverture des formes closes, le mouvement, le dynamisme, le don qui traduit la dynamique de l’être et le souffle vital. Un autre de ses fondements est la transmission. Tel est l’élan présent en Mordecai. Le kabbaliste s’ouvre à une perception supérieure, il se « réveille » d’un sommeil intérieur : entendre l’inouï, voir l’invisible et sentir l’immatériel.

6 Mordecai apparaît à la faveur des jeux de lumières comme une figure christique et l’on pense à cette remarque de Georges Didi-Huberman quant au mode de représentation iconique du Christ, entre apparition et disparition : « Voilà comment le Christ se soustrait […] au regard des hommes. La formule iconographique de sa disparition aura donc conjoint les deux modes classiques de l’apparition divine de l’Ancien Testament, je veux dire la nuée, qui obscurcit, et le feu de gloire, de lumière, qui éblouit » (Didi-Huberman 186).