Caroline Marie
Paris 8
Lire une œuvre poétique à la lumière des théories de la danse est une entreprise qui peut sembler périlleuse. Le principe d’un rapprochement entre littérature et musique ou entre littérature et image semble admis aujourd’hui, même si la nature et les enjeux d’une telle approche transmodale sont sans cesse à revisiter. Si la littérature est rarement pensée à la rencontre de la danse, c’est peut-être tout simplement que la danse elle-même s’est longtemps pensée comme non théorisable, comme ce qui se trouvait essentiellement hors du champ de la théorie, en marge du champ esthétique.
Comme le rappelle Geisha Fontaine dans Les Danses du temps, la pensée française de la danse repose sur ce paradigme de la singularité d’un art essentiellement « impensable ». L’historique qu’elle dresse est édifiant : dans Danse et pensée, Alain Badiou affirme que la danse n’est pas un art ; pour Laurent Goumarre, elle constitue la frontière entre tous les autres arts ; selon Michel Serres, elle est avant le temps ; pour Sartre, ni la danseuse ni la danse ne sont dans la chair, toutes deux se situant à la limite même de l’existence. Toutes ces idées de la danse sont les héritières des conceptions de Nietzsche, de Valéry et de Mallarmé, qui construisent la danse (de leur époque) comme le paradigme de l’impensable1.
La conviction qu’il est impossible de théoriser la danse ne constitue en rien une exception culturelle française. Dans Off the Ground: First Steps to a Philosophical Consideration of the Dance, Francis Sparshott souligne la dichotomie entre l’ubiquité de la danse et le peu de place qu’elle occupe dans le champ philosophique :
A venerable tradition regards dance as one of the most basic of arts, and this tradition was reinforced in the early years of the present century by evolutionary notions that remarked the ubiquity of dance in primitive cultures and singled out dancelike behavior among primates as one of the principal animal antecedents of human art2.
Si la danse est si fondamentale qu’elle pré-existe à l’humain chez l’animal, pour quelles raisons la philosophie de l’art s’y intéresse-t-elle aussi peu ? Sparshott avance que c’est justement parce qu’elle est primordiale et omniprésente que le philosophe la pense incompatible avec l’élaboration d’une pensée originale : « the alleged priority of dance is based on its actually perceived pervasiveness, a pervasiveness so polymorphous and extensive that there can be nothing distinctive to say about dance as such3. » Là où les philosophes français semblent s’accorder à trouver la danse impensable en raison de son extrême marginalité, Sparshott justifie son exclusion du champ de la philosophie esthétique4 par l’argument opposé, celui de sa trop grande centralité.
L’impossibilité à penser la danse ne s’estompe cependant pas avec l’avènement de ce qu’on nomme la danse contemporaine, que Francis Sparshott définit par son indéfinition même, dans un chapitre qu’il intitule « The Elusiveness of Recent Dance ». Cependant, la critique (française) replace aujourd’hui la danse au cœur de la pensée de l’art contemporain. C’est la théorie que développe Laurence Louppe, dans Poétique de la danse contemporaine :
Le spectateur de danse contemporaine, la plupart du temps, est appelé à vagabonder d’une manifestation à une autre, sans qu’un fil continu le relie à un champ permanent de références, ou, mieux sans doute, à un champ artistique susceptible de produire et d’éveiller des sensations particulières, des pensées, des états de corps et de conscience, que les autres arts ne lui donneront pas5.
Avec la danse contemporaine, il ne s’agit plus de penser la danse, mais de concevoir la danse comme pensée ; c’est ce que fait Véronique Fabbri, dans Danse et philosophie : une pensée en construction, que je convoquerai pour éclairer ma lecture de deux romans de Virginia Woolf, The Waves (1931) et The Years (1937).
Lire ces deux romans à la rencontre de la théorie contemporaine de la danse n’a rien d’intempestif, si l’on se souvient que s’amorçait déjà, chez les praticiens de la scène contemporains de Virginia Woolf, tels Adolphe Appia, François Delsarte, Isadora Duncan, Serge Diaghilev, Constantin Stanislavski ou Rudolf Laban, une théorisation, sinon de la danse, du moins du corps en mouvement, qui sapait la conception universaliste remise explicitement en question depuis par les théoriciens de la danse convoqués ici. Francis Sparshott définit la danse comme un système rythmique : « Every dance, then, like every organism, is a system of captured rhythms, in which a dominant patterning modifies and thus subsumes the temporal patterns of its subsystems6 » ; impossible alors d’en donner une définition abstraite ou universelle :
If dance can be patterned, built up from repeated elements, then it can be significantly unpatterned. If it can be metrical, danced in time to a beat, then it can be significantly unmetrical. If it can be rhythmical, with a swing we feel in our bodies, then it can be significantly unrhythmical. What is essential is never the fact that dance is any of these, but the way it is them7.
On pourrait dès lors penser la danse comme principe structurant transférable à d’autres formes d’expression artistique, tels la fiction, le théâtre ou le cinéma.
La doxa critique affirme avec conviction et constance que les deux romans dont je me propose d’analyser la poétique ici ont bien peu en commun, si ce n’est leur auteur. The Waves, roman dit « expérimental » encensé par la critique, œuvre canonique souvent enseignée à l’université et portée au programme des concours de l’enseignement français, est aussi unanimement admiré que The Years est décrié ou ignoré, la critique jugeant le sujet et la forme de cette saga familiale trop « réalistes ». Je poserai cependant que ces deux romans s’inscrivent dans la continuité de l’exploration woolfienne d’une poétique du moment mais aussi de la quête d’une représentation d’un monde dépersonnalisé, ce « world seen without a self8 » qu’évoque Bernard, l’écrivain dans The Waves. Je montrerai que, dans ces deux romans, la danse, loin de se résumer à une série de vignettes ornementales et thématiques, participe d’une poétique qui invente une certaine mise en relation architecturale du corps à un espace, une certaine conception du temps comme tenue de rythmes autonomes, et relève d’une tentative de dépersonnalisation du monde.
Dans « Virginia Woolf and the Russian Dancers », Evelyn Haller met en lumière l’influence des Ballets Russes sur le roman woolfien. Elle note une propension à structurer corporellement l’espace : « at the dinner before Percival departs for India in The Waves, lines of perspective converge in a rayonist account of Jinny’s power to attract the eyes of all as she enters the dining room9 ». L’espace se construit en relation au corps qui l’agence, lui confère une géométrie, une architecture qui lui donne sens :
“Here I stand,” said Jinny, “in the Tube station where everything that is desirable meets—Piccadilly South Side, Piccadilly North Side, Regent Street and the Haymarket. I stand for a moment under the pavement in the heart of London. Innumerable wheels rush and feet press just over my head. The great avenues of civilization meet here and strike this way and that. I am in the heart of life.” (TW 128)
Par glissement progressif, le cœur de Londres se fait cœur de la vie situé dans le cœur ou le corps mêmes de Jinny, dont le désir de maillage urbain, tendu entre force centrifuge (« everything that is desirable meets ») et force centripète (« this way and that »), organise l’espace.
Il serait erroné de lire cette architecturation de l’espace mis en relation avec un corps en termes d’édification ou de monumentalisation : il s’agit plutôt d’un travail de creusement de l’espace comme interrogation du « moment », comme tension entre devenir du corps en mouvement et devenir de l’espace. Véronique Fabbri avance que le danseur de solo « ne rayonne pas mais trouve des points de condensation10 », que son geste s’inscrit dans une temporalité particulière, qui a à voir « non avec ce qui a disparu, mais avec ce qui subsiste sous forme de question dans son effectuation même. Un mouvement de rotation, de changement d’appui, un passage du bras le long du corps qui s’achève en extension et ne se fixent dans aucune forme11 ». Le corps dansant crée un rapport inédit à l’espace, tendu entre fixité et passage ; le mouvement produit une architecture qui s’abolit en se dessinant, comme dans la tension maintenue entre « meet » et « strike » ou entre « here » et « this way and that » qui définit « the heart of life », en termes d’espace aussi bien qu’en termes de « moment ».
Organiser tout en s’excluant, occuper à la fois le centre et la marge de ce qu’il architecture, telle est la relation du corps à l’espace dans The Waves et The Years. Paradoxalement, c’est le corps absent de Percival qui exprime le plus clairement la composition architecturale de l’espace dans sa mise en relation avec un corps : impatient de voir arriver l’ami qu’il adore, Neville ne voit dans la pièce vide qu’espace frémissant, vacillant entre absence et présence, existence et non-existence :
“This is the table at which he will sit. Here, incredible as it seems will be his actual body. This table, these chairs, this metal vase with three red flowers are about to undergo an extraordinary transformation. Already the room, with its swinging doors, its tables heaped with fruit, with cold joints, wears the wavering, unreal appearance of a place where one waits expecting something to happen. Things quiver as if not yet in being.” (TW 77)
À proprement parler, Percival ne danse pas, il n’est pas même présent dans la pièce qui, justement, prend la forme de son attente. J’avancerai pourtant que la théorie actuelle de la danse permet d’éclairer le principe selon lequel le personnage de Neville construit cet espace de désir d’un corps absent. Véronique Fabbri suggère en effet que la danse, loin de l’image d’idéalité qu’on lui associe communément, produit avant tout un certain type d’espace : « il s’agit de produire des images non de l’espace mais des images spatialisantes, images-espace d’une expérience, par quoi l’espace devient signifiant. L’image s’entend ici comme construction spatialisante d’une expérience12 ». Elle précise que « [l]’image spatialisante n’est […] pas image “de” l’espace, mais le processus dans lequel un sujet construit un espace qui soit espace de son expérience. Elle n’est ni empreinte, ni projection ou réflexion d’une figure qui serait déjà configuration spatiale, mais configuration spatialisante de l’expérience13. » Dans ce passage de The Waves, l’espace est architecturé par l’attente de Neville (« one waits expecting »), créant un espace-temps improbable de présence-absence où la désignation d’une présence (« this is the table », « here », « his actual body ») implique son creusement par un manque (« he will sit », « about to undergo an extraordinary transformation ») qui est pourtant un devenir, ce que souligne le frémissement presque oxymoronique de ces « choses » indistinctes qui pourtant ne sont pas encore : « Things quiver as if not yet in being. »
André Topia fait de l’image de la nageoire le paradigme de la poétique de l’indistinct propre à The Waves : « la nageoire vient découper la surface indifférenciée de l’eau, mais elle le fait sans instaurer de frontière, ou plutôt en dessinant une frontière qui s’annule elle-même aussitôt, laissant à nouveau la place à la surface lisse, tout en recommençant sans cesse à découper et effacer son propre découpage14. » La nageoire, c’est aussi un corps en mouvement qui se confond avec son effet même, le découpage ; la danse serait ce rapport entre le découpage et la nageoire qui s’abolit aussitôt, « qui donne à voir un apparaître-disparaître incessant15 ». C’est encore ainsi que Véronique Fabbri définit la danse : « Stratégie et art de la disparition consistent à jouer de la disparition pour “rester à disparaître’, échapper à l’emprise16 ». « Rester à disparaître », n’est-ce pas ce paradoxe temporel qu’exprime, poétiquement, The Waves dans le passage déjà cité où Neville attend Percival, entre « already » et « not yet » ? Cette temporalité tendue entre plusieurs orientations temporelles, ce n’est pas celle de l’instant comme saisie, « instantané », mais bien plutôt celle du moment comme recherche, comme « occasion », « phase d’un développement » ou production d’une énergie, « moment de force », comme le suggère l'étymologie du terme.
Dans The Waves, les déplacements des personnages sont rapportés au présent simple pour créer l’illusion d’une performativité du langage, d’une présence du récit : « “Now,” said Louis, “we all rise ; we all stand up” » (TW 14), illusion renforcée par les incises attributives que la norme associe à une prise de parole rapportée directement — « “We troop upstairs like ponies,” said Bernard, “stamping, clattering one behind another to take our turn in the bathroom” » (14) — ainsi que par la théâtralité de la décomposition du moment de l’action qui rappelle la théorie de Stanislavski (nous y reviendrons), comme lorsque Bernard pénètre à son tour dans la salle de bain : « “My turn has come. I come now.” » (14) Ces effets de présence avoisinent cependant avec des déplacements rapportés au futur : « “Now I will walk down Oxford Street envisaging a world rent by lighting; I will look at oaks cracked asunder and red where the flowering branch has fallen” » (TW 104), pour citer Rhoda, qui construit le présent (« now ») comme parcours futur (« I will ») d’un espace aboli construit par des images de ruine et de perte, comme une danse avec le temps, une marche sur le mode du « rester à disparaître » qui définit le moment.
La géométrie coordonne l’espace à un corps qui le perçoit ou le parcourt, à la manière de Susan, arpentant la propriété paternelle : « I pace my fields » (TW 128) ; pourtant, c’est justement la géométrie qui dissout l’espace qu’elle matérialise. Dans The Years, Martin croit identifier une promeneuse dans un jardin public : « The sun dappled the lake and gave her a curious look of transparency, as if she were caught in a net of light, as if she were composed of lozenges of floating colours17. » Les couleurs flottent, de même que celles qui enveloppent sa cousine Sara, « netted with floating lights between the leaves. » (TY 212) Les formes géométriques qui structurent l’espace, grille et losange, opèrent paradoxalement sa dissolution : l’espace s’écrit comme un hors-lieu où la couleur ne coïncide pas avec la forme, la déborde, bave.
Lorsque Bernard marche dans Rome, c’est paradoxalement la multiplication des déictiques qui construit un espace flou renvoyant non au plan de la capitale italienne mais à l’interaction qui s’établit entre la marche du locuteur et son environnement urbain : « “Here I am marching up and down this terrace alone, unoriented. But observe how dots and dashes are beginning, as I walk, to run themselves into continuous lines, how things are losing the bald, the separate identity that they had as I walked up those steps.” » (TW 124) La désorientation exprime une double dissolution, celle de l’espace perçu au moment même où il est parcouru par un personnage qui, lui-même, se dissout, entre présence et absence, « unoriented » désignant bien l’ambivalence de l’architecturation / dissolution de l’espace par le marcheur autant que du marcheur dans son rapport à l’espace. Cette « a-orientation », « dissolution du sujet unitaire de la métaphysique », « dissolution de la figure mais aussi de la géométrie euclidienne dans lequel elle trouve son unité18 », se trouve justement au point de convergence entre danse et cinéma, dans la lecture que Fabbri propose de Deleuze : « ce que le cinéma partage avec la danse, c’est donc la construction d’un plan, qui déterritorialise19 ». « “I have been traversing the sunless territory of non-identity. A strange land” » (TW 75), confie Bernard dans une image qui mêle identité et étrangeté, la profondeur de la « traversée » faisant oxymore avec la platitude du territoire sans ombre que suggère « sunless ». L’écriture woolfienne cherche une temporalité telle que la définit la danse : « je conçois le corps comme une temporalité provisoire produisant une autre temporalité provisoire : le mouvement20. »
Si la marche peut se lire comme une figure de la danse dans The Waves, The Years développe surtout une poétique du geste. En 1936, Constantin Stanislavski avançait, dans La Formation de l’acteur, que tout geste se décompose en unités de significations psychologiques, comme dans cet exemple cité par le personnage du directeur :
Prenez par exemple le fait d’ouvrir ou de fermer une porte. Rien de plus simple, pensez-vous, de moins intéressant, de plus mécanique ?
Mais imaginez-vous que vous êtes dans l’appartement de Maria, et qu’avant elle, habitait ici un homme qui est devenu fou furieux. On l’a enfermé dans un asile. S’il s’était échappé de l’asile, et se trouvait maintenant derrière cette porte, que feriez-vous21 ?
C'est encore l'image de la porte qui exprime l'assimilation du rôle par un acteur, comme on découpe une dinde en unités :
Les mouvements que je devrai faire pour ouvrir la porte de la rue devront-ils compter pour une ou plusieurs séquences ? Je pensai pour plusieurs. Je descends donc l’escalier —2—, je saisis la poignée de la porte —3—, je la tourne —4—, j’ouvre la porte —5—, je passe le seuil —6—, je referme la porte —7—, je lâche la poignée —8—, je rentre chez moi —922.
En résonance avec ces principes, certains passages des romans explicitent la dimension psychologique des gestes des personnages, par exemple lorsque Eleanor renonce à ouvrir la porte de sa demeure pour repartir faire des achats : « She stopped with her key in the lock. Maggie’s birthday; her father’s present; she had forgotten it. She paused. She turned, and ran down the steps again. She meant to go to Lamley’s » (TY 88) ; ou alors que Rose rechigne à demander à son frère de l’accompagner chez la marchande de jouets :
She went upstairs. She paused outside her mother’s bedroom and snuffed the sour-sweet smell that seemed to hang about the jugs, the tumblers, the covered bowls on the table outside the door. Up she went again, and stopped outside the schoolroom door. She did not want to go in, for she had quarrelled with Martin. They had quarrelled first about Erridge and the microscope and then about shooting Miss Pym’s cats next door. But Elenor had told her to ask him. She opened the door. (TY 13)
Tel autre dialogue distendu, suite au repas familial raconté dans le premier chapitre alors que Rose Pargiter est sur son lit de souffrances, fait l’ellipse du récit des motivations psychologiques des gestes, qui fonctionnent alors selon la modalité que Véronique Fabbri attribue au geste chorégraphique : « Le travail sur la disparition en danse n’est pas un travail sur l’évanescence du mouvement, mais sur la temporalité de la répétition : cette temporalité se maintient dans la présentation du travail final23. » Le geste serait donc porteur de toute une temporalité contractée, celle de l’histoire ayant mené à son effectuation : « toute l’histoire par laquelle on arrive à tel mouvement plutôt qu’à tel autre24 » (168), et que le récit omet tout en soulignant cette omission par des jeux de tensions qui font de chaque geste, de chaque mouvement, le lieu d’une interrogation :
“Now, my boy, take yourself off and get on with your prep,” he said to Martin.
Martin withdrew the hand that was stretched towards a plate.
“Cut along,” said the Colonel imperiously. Martin got up and went, drawing his hand reluctantly along the chairs and tables as if to delay his passage. He slammed the door rather sharply behind him. The Colonel rose and stood upright among them in his tightly buttoned frock-coat.
“And I must be up too,” he said. But he paused a moment, as if there were nothing particular for him to be off to. He stood there very erect among them, as if he wished to give some order, but he could not at the moment think of any order to give. Then he recollected.
“I wish one of you would remember,” he said, addressing his daughters impartially, “to write to Edward. Tell him to write to Mama.”
“Yes,” said Eleanor.
He moved towards the door. But he stopped.
“And let me know when Mama wants to see me,” he remarked. Then he paused and pinched his youngest daughter by the ear.
“Grubby little ruffian,” he said, pointing to the green stain on her pinafore. She covered it with her hand. At the door he paused again.
“Don’t forget,” he said, fumbling with the handle, “don’t forget to write to Edward.” At last he had turned the handle and was gone. (TY 12)
Les gestes des personnages constituent ici un « travail sur le moment25 » : le déictique « [n]ow » qui lance le dialogue s’étire dans la suite de l’extrait en une succession de gestes empêchés (« he paused a moment », « he stopped », « he could not at the moment think of any order to give ») ; ces moments ne sont pas la négation du mouvement mais l’exploration de ses possibles (« as if to delay his passage », « as if there were nothing particular for him to be off to », « as if he wished to give some order ») qui passe aussi par une contradiction qu’illustre le hiatus entre parole rapportée et gestuelle (« “And I must be up too,” he said. But he paused ») ou entre les gestes eux-mêmes (« He moved towards the door. But he stopped. ») Cette exploration du moment comme « temporalité provisoire » est analogue à celle qui anime la danse :
La danse ne disparaît pas dans l’acte, elle ne s’effectue pas dans une succession d’instants qui lui font perdre sa consistance et sa présence. Elle travaille sur le moment, moment fécond qui secrète du temps. Dans l’imminence d’un geste se produit non une suspension du temps, mais une dilatation du présent, une condensation de ce qui fut et de ce qui sera. Cette imminence est l’articulation d’une posture à un geste, moment où se décide ce qui va être à partir de ce qui a été. Moment contradictoire, en tension entre ce qui pourrait être et ce qui deviendra nécessaire, et si on l’analyse, maintien de cette contradiction entre le possible et le nécessaire26.
La « contradiction entre le possible et le nécessaire », n’est-ce pas ce qu’exprime l’ellipse du moment même du geste, tendu entre l’avant du geste, l’impulsion corporelle, et l’après du geste, son résultat : « he had turned the handle and was gone », que l’adverbe « at last » rapporte à un point de vue, à une position d’attente des enfants dans cette scène.
L’esthétique de la danse montre comment la mise en relation architecturale du corps à un espace qu’expérimente l’écriture de The Waves et The Years « secrète du temps » et participe d’une poétique du moment qu’il convient d’explorer plus avant.
Virginia Woolf était une admiratrice des Ballets Russes, qu’elle vit à Londres et à Paris : son journal et sa correspondance attestent qu’elle assista à de nombreuses représentations entre 1909 et 1912, en 1918, 1919, 1931 et 1933. Dans The Years, une jeune fille un peu mondaine fait explicitement référence aux danseurs russes lors du dîner chez Kitty, devenue Lady Lasswade. « “Have you seen the Russian dancers?” » (TY 222), demande-t-elle à Martin, avant d’ajouter : « “And when he gives that leap!” she exclaimed—she raised her hand with a lovely gesture in the air—“and then comes down!” She let her hand fall in her lap. » (TY 223) La voisine de Martin fait certainement référence à Nijinsky, dont les bonds prodigieux dans Shéhérazade ou le saut final dans Le Spectre de la rose, où il effectuait la sortie du danseur par une fenêtre ouverte sur la coulisse, avaient fait couler beaucoup d’encre. Les Ballets Russes, très différents du ballet classique, choquèrent une partie du public londonien, comme le rapporte Virginia Woolf en novembre 1918, suite à la première de Carnaval, six ans après la première visite à Londres de la troupe de Diaghilev : « One night we went to the Russian dancers ; & it was incongruous enough to see what they offered the tolerant good tempered public […] after they had been bellowing like bulls over the efforts of a man to nail a carpet down27. » They were tolerant, but, as I fancied, a little bit contemptuous of all this posing & springing against a flat blue wall28. » « Posing & springing », telle serait, aux yeux de Virginia Woolf, l’esthétique des Ballets Russes et je ferai l’hypothèse que, par-delà le persiflage, la romancière emprunte à la danse ce refus d’une dichotomie entre mouvement et immobilité. Elle cherche une poétique où l’immobilité participe du mouvement ou, plus précisément, du rythme de la danse à concevoir justement, comme « posing & springing », soit un rythme forcé, artificiel, nécessairement non naturel et travaillé, qui produise une action, un geste, un rapport du corps à l’espace architecturé voués à l’inaccomplissement. Véronique Fabbri écrit à propos de la danse contemporaine que : « La construction achevée se présente elle-même comme un moment de stabilisation qui prend sa valeur par contraste avec ce qui ne cesse de fluer, et par le sentiment même de sa fragilité : le solide configuré n’est que de passage. […] La destruction est inscrite dans la construction comme principe même de son existence29 », et Geisha Fontaine ne dit pas autre chose : « La création chorégraphique produit un objet caractérisé par le double signe de l’échappée et de l’inappropriable30. » L’arrêt serait une qualité du mouvement, une figure de « ce qui ne cesse de fluer », et le corps s’inscrirait dans ce flux pour interagir avec lui.
Poses incongrues, bonds, le corps du danseur russe est un corps gymnaste aux antipodes du corps désincarné de la danse classique, un corps qui s’affiche et s’affirme dans la violence de sa présence, notamment par des frappements de pieds qui veulent se faire entendre par les spectateurs, et qu’Evelyn Haller rapproche du battement de la bête qui rythme The Waves : « “I hear something stamping,” said Louis. “A great beast’s foot is chained. It stamps, and stamps, and stamps.” » (TW 2) Pour Haller, ce battement exprime une force de vie, un retour au primitif qui parcourt tout le roman : « This soundscape both signifies and objectifies the life-force we hear, see, and feel in those ballets and sense in Woolf’s novels31. » J’ajouterai que c’est aussi l’image du flux dans lequel le corps est emporté / entravé — « “With intermittent shocks sudden as the springs of a tiger, life emerges heaving its dark crest from the sea. It is to this we are attached; it is to this we are bound, as bodies to wild horses” » (TW 40) — autant que l’évocation métatextuelle de la poétique du moment dans The Waves et The Years, indissociable d’une recherche du rythme.
Le rythme d’un ballet est visuel autant que sonore : « There can be rhythm in space as well as in time, […] rhythm has something to do with emphases and importances in transitions32. » Dans The Waves comme dans The Years, le rythme s’ancre dans l’espace dans lequel s’inscrit un corps qui, tout comme l’espace qu’il architecture, passe du mouvement à l’immobilité définis comme deux qualités d’un même flux, ce qu’illustrent de façon paradigmatique deux motifs présents dans les deux romans, les battements de porte et la circulation urbaine.
Louis perçoit le restaurant où il attend l’arrivée de Percival comme un rythme :
“Meanwhile the hats bob up and down; the door perpetually shuts and opens. I am conscious of flux, of disorder; of annihilation and despair. If this is it, this is worthless. Yet I feel, too, the rhythm of the eating house. It is like a waltz tune, eddying in and out, round and round. The waitresses, balancing trays, swing in and out, round and round, dealing plates of greens, of apricot and custard, dealing them at the right time, to the right customers. The average men, including her rhythm in their rhythm (‘I would take a tenner; for it blocks up the hall’), take their greens, take their apricots and custard. Where then is the break in this continuity? What the fissure through which one sees disaster? The circle is unbroken; the harmony complete. Here is the central rhythm; here the common mainspring. I watch it expand, contract; and then expand again. Yet I am not included.” (TW 60)
Les battements de porte découpent un espace fluide (« flux »), éphémère (« annihilating ») et informe ( « disorder ») qui se fait espace structuré, à l’image de la valse, dès que Louis les perçoit comme un rythme : le va-et-vient (« in and out », « round and round ») succède alors au désordre pour contribuer à l’esquisse d’une « continuité » qui fait coïncider (« the right time ») « harmonieusement » les rythmes du lieu, des clients et de la serveuse, continuité vouée à l’abolition, puisqu’elle produit en se réalisant le germe de la « fissure » qui va la rendre au flux tendu entre forces centripète et centrifuge (« expand, contract »). L’écriture woolfienne crée des moments d’occupation contrastée de l’espace sur le registre du passage, de la transformation, de la tension fragilement maintenue qui caractérise l’esthétique de la danse : « Aucune forme spatiale ne peut être saisie en dehors du temps de sa formation, ni de sa relation aux autres temps ou moments des autres formes33. »
La danse est donc ballet de rythmes contrastés, comme dans le passage où, dans The Years, Martin se trouve en compagnie de sa cousine Sara devant la Cathédrale St Paul :
He crossed over and stood with his back against a shop window looking up at the great dome. All the weights in his body seemed to shift. He had a curious sense of something moving in his body in harmony with the building; it righted itself: it came to a full stop. It was exciting—this change of proportion. He wished he had been an architect. He stood with his back pressed against the shop trying to get the whole of the cathedral clear. But it was difficult with so many people passing. They knocked against him and brushed in front of him. It was the rush hour, of course, when City men were making for their luncheons. They were taking short cuts across the steps. The pigeons were swirling up and then settling down again. The doors were opening and shutting as he mounted the steps. (TY 199)
Le corps du personnage s’accorde au bâtiment qu’il contemple, s’harmonise avec l’espace dont il se fait l’architecte (« He wished he had been an architect »). Lorsqu’il sort de la Cathédrale, son corps ne parvient plus à habiter l’espace pour créer un rythme, ce que souligne l’écho textuel dégradé du passage précédemment cité : « He wished he could feel again the sense of weights changing in his body and coming to a stop; but the queer feel of some correspondence between his own body and the stone no longer came to him. » (TY 204) La sensation d’accord architectural avec le monde (« He had a curious sense of something moving in his body in harmony with the building »n— TY 199), de stase organisatrice, belle et juste, selon la constellation de connotations associées au verbe « it righted itself » (TY 199), fait place à une sensation de perte qui s’exprime à la fois physiquement, émotionnellement et poétiquement, avec les résonances intertextuelles du terme « correspondence ». Le rythme harmonieux fugacement établi avec le lieu est désormais empêché par la présence d’autres rythmes, ceux de la circulation urbaine : « The street noises, the unconcerned, business-like look of things, were refreshing after the hot steamy room. There were the carts waiting, drawn up along the streets; and the packages sliding down into them from the warehouses. » (TY 204)
On le voit, il est impossible d’assigner une valeur unique et immuable à la danse ou au rythme dans ces deux romans. La mise en relation de temps et de formes contrastées exprime tantôt l’harmonie, tantôt le désordre, tantôt la beauté du groupe, tantôt l’exclusion. Par exemple, lorsque les locuteurs se rejoignent au restaurant pour revoir Percival, leurs occupations idiosyncratiques de l’espace dessinent un ballet : « “That is Louis hesitating there. That is his strange mixture of assurance and timidity” » (TW 77) ; « “There is Susan,” said Louis. “She does not see us. She has not dressed because she despises the futility of London. She stands for a moment at the swing-door, looking about her like a creature dazed by the light of a lamp” » (TW 77) ; « “Rhoda comes now, from nowhere, having slipped in while we were not looking. She must have made a tortuous course, taking cover now behind a waiter, now behind some ornamental pillar, so as to put off as long as possible the shock of recognition” » (TW 78). Ces attitudes corporelles nettement individualisées, qui créent autant de rythmes distincts, s’harmonisent à l’arrivée de Jinny :
“There is Jinny,” said Susan. “She stands in the door. Everything seems stayed. The waiter stops. The diners at the table by the door look. She seems to centre everything; round her tables, lines of doors, windows, ceilings, ray themselves, like rays round the star in the middle of a smashed window-pane. She brings things to a point, to order” (TW 78)
pour constituer l’image de la fleur à sept pétales (82) tant commentée par la critique woolfienne. Mais la coexistence de rythmes idiosyncratiques peut tout aussi bien engendrer la disharmonie ou exprimer l’impossibilité à constituer un groupe, comme lorsque Louis ne parvient plus à habiter véritablement ses propres gestes, gêné par la procession des passants : « “(They go on passing, they go on passing in disorderly procession.) I cannot read my book, or order my beef, with conviction.” » (TW 60)
C’est que le ballet, que je définirai comme mise en présence temporaire, harmonieuse ou disharmonieuse, de rythmes distincts, est, dans les deux romans, la figure même de l’indifférence. Le temps tragique, que figurent les images naturelles ou rurales que sont le bond du tigre et la procession, coexiste avec le temps de la modernité, urbain et indifférent : « “People go on passing,” said Louis. “They pass the window of this eating-shop incessantly. Motor-cars, vans, motor-omnibuses; and again motor-omnibuses, vans, motor-cars—they pass the window” » (TW 59). L’image de la roue (« like rays round the star ») fait place au chiasme qui dit le rythme de la vie urbaine, sa réversibilité indifférente, reprise plus loin par Bernard qui fait de la ville moderne un avatar de la jungle : « “Then again, indifference descends. The roar of the traffic, the passage of undifferentiated faces, this way and that, drugs me into dreams; rubs the features from faces. People might walk through me. The growl of traffic might be any uproar—forest trees or the roar of wild beasts.” » (73) Dans The Years, la marche d’Eleanor est pure interaction avec les trajectoires des autres piétons qui se bousculent, bifurquent ou accélèrent, pure réaction au rythme d’une circulation urbaine qui se fait écho d’un rythme naturel tout aussi indifférent, à l'instar des nuages à la dérive :
Cabs, vans and omnibuses streamed past; they seemed to rush the air in her face; they splashed the mud onto the pavement. People jostled and hustled and she quickened her pace in time with theirs. She was stopped by a van turning down one of the little streets that led to the river. She looked up and saw the clouds moving between the roofs, dark clouds, rain-swollen; wandering, indifferent clouds. She walked on.
[…] Again she walked on. People on foot, people in cabs were being sucked in like straws round the pier of a bridge; she had to wait. (TY 96-97)
Le piéton affairé, l’homme d’affaire, la femme effectuant ses achats mènent la danse de la modernité indifférente, « the unconcerned, business-like look of things » (TY 204), donnent le rythme à un mouvement ballétique pluriel et impersonnel : « Here he was at Hyde Park Corner. The scene was extremely animated. Vans, motor-cars, motor omnibuses were streaming down the hill. The trees in the Park had little green leaves on them. Cars with gay ladies in pale dresses were already in at the gate. Everybody was going about their business » (TY 198).
Cette poétique du rythme peut se lire non seulement à la rencontre de la danse mais également à la rencontre du cinématographe, les trois modalités esthétiques entrant, dans les premières décennies du vingtième siècle, dans un jeu d’échos, de glissements et d’emprunts réciproques complexe et fécond. C’est précisément ce rythme de la scène de rue que cherchait à capturer, avec l’œil supposé impersonnel de la caméra, le documentaire qui marqua les débuts du cinéma. Le programme de la première projection cinématographique publique, au Grand Café à Paris en 1895, comportait dix films des frères Lumière, qu’on pourrait classer en deux catégories : les films narratifs (« Le Repas (de bébé) » ou « L’Arroseur arrosé ») et les films documentaires (« La Sortie de l’usine Lumière à Lyon » ou « Le Débarquement du Congrès de photographie à Lyon »)34 qui enregistrent des mouvements de rue. Pareillement, le premier film colorisé, The Open Road de Claude Friese-Greene (1925-1926)35, montre une traversée de Londres en automobile et enregistre la circulation (voitures à cheval, omnibus, automobiles, marcheurs) dans différents quartiers de la capitale. La thématique de la circulation urbaine fascine le cinématographe naissant qui saisit le décalage rythmique entre les différents éléments plastiques assemblés sur l’écran : les piétons se mettent en marche lorsque les omnibus s’arrêtent, et les automobiles redémarrent après que l’officier de police a levé le bras en signe de départ ; parfois, les éléments graphiques débordent leur schéma rythmique propre et la file de piétons traverse l’avenue tandis qu’un omnibus peine à s’immobiliser (The Open Road).
Le film narratif aussi s'inspire de la danse, et c’est précisément l’image du ballet qui vient sous la plume de Jean Mitry lorsqu’il évoque les films de Charles Chaplin de la période Keystone, dans Tout Chaplin : l’œuvre complète présentée par le texte et par l’image (1987) : « Reprenant le ton caricatural, Charlot garçon de café retrouve le mouvement endiablé, les chassés-croisés, la diversité de l’action dans une sorte de parodie menée dans un ballet36. » Dans Caught in a Cabaret (1914)37, Charlot, garçon de café, aborde la séduisante et riche Mabel et parvient à se faire inviter à la garden-party que donnent les parents de la jeune fille. Son fiancé devine l’origine populaire de Charlot et, pour se venger, invite toute la famille de Mabel à prendre un verre dans le café où ce dernier travaille. Charlot tente en vain de se faire passer pour un client, ce qui entraîne une série de chassés-croisés par les portes battantes des cuisines, et la fumisterie se termine en bagarre générale à grand renfort de tartes à la crème. Avec His New Job38 (1915), le décor participe plus nettement encore à l’action dans son rapport pantomimique avec le corps, interaction que salue l’image de la danse sous la plume de Mitry :
Chaplin, au cours de cette série, va développer le mimodrame, le jeu avec les objets, la pantomime rythmée comme un ballet. Le mouvement chorégraphique va succéder aux cascades funambulesques des Keystone, à leur rythme vertigineux. Les poursuites elles-mêmes deviendront une sorte de danse menée dans un cadre élargi39.
Certes, The Waves et The Years ne sont ni du documentaire ni du burlesque cinématographiques, même si leur écriture interroge indéniablement ces deux pôles de la fiction ; toutefois, comme certaines œuvres cinématographiques de leur époque, ces romans cherchent à saisir le rythme propre de la modernité, « the crowded dance of modern life » comme l’écrivit Woolf dans « Life and the Novelist40 ». On pourrait dire que ce que Jean Mitry écrit à propos de la production chaplinesque de la période Essanay s’appliquerait tout autant à ces deux romans : « L’ordonnateur des événements ne sera ni le “temps du drame” ni le “temps du récit” mais, d’une façon plus générale, le “temps du ballet”, c’est-à-dire un temps musical (ou chorégraphique), une durée mesurée isolant Charlot et ses partenaires dans un univers clos, tenus hors des dimensions du monde réel41. » Il conviendrait alors de nuancer le caractère définitif de cette dernière remarque en rappelant que la poétique de The Waves et The Years se caractérise justement par un brouillage des frontières qui délimitent des « univers clos » et que, précisément, la danse est ce qui lui permet d’interroger la notion de « hors de » pour l’inclure comme « rester à disparaître ».
D’un point de vue poétique, les motifs des battements de porte et de la circulation piétonne et automobile instaurent un « temps du ballet » libéré de la fable et du récit. Le trajet en automobile d'Eleanor, que le chauffeur de son frère conduit chez ce dernier, s'interrompt sans cesse : « They turned into the High Street; the heat seemed to make everything drowsy and silent. […] At the fishmonger’s they stopped; and a damp white parcel was handed out to them. At the ironmonger’s they stopped; and William came back with a scythe. Then they stopped at the chemist’s; but there they had to wait, because the lotion was not yet ready » (TY 168-69). Les arrêts chez les commerçants et les redémarrages ne contribuent en rien à l’intrigue mais relèvent d’une recherche rythmique et, en ce sens, d’une écriture moderne, telle que la pointe la critique actuelle dans sa lecture du récit : « la nouveauté du roman moderne est, je crois, de donner à ce mouvement un tempo différent, de se construire plus ouvertement par un certain travail sur le rythme42. » C'est encore ainsi que Jacques Rancière définit la modernité du cinéma, à propos de Fritz Lang : « C’est le temps vide, le temps perdu de la flânerie ou le temps suspendu des épiphanies, et non plus le temps des projets et des fins poursuivies ou entravées, qui donne désormais au récit sa puissance. C’est cette puissance pure du sensible que la littérature a gagnée entre Flaubert et Virginia Woolf43. » La poétique du moment à la rencontre de la danse permettrait cette intrusion du rythme pour le rythme et du sensible pour le sensible dans l’écriture.
L’indifférence du « temps du ballet » éclaire l’aporie de l’écriture telle que la formule Bernard dans The Waves : « “But how describe the world seen without a self?” » (TW 192) Le rythme de la vie moderne, « the crowded dance of modern life », c’est justement celui du monde tel qu’il va sans l’humain, ainsi que le pressent Rhoda : « “Strangers keep on coming, people we shall never see again, people who brush us disagreeably with their familiarity, their indifference, and the sense of a world continuing without us.” » (TW 79)
« The sense of a world continuing without us » : la danse du monde autonome prend le pas sur une agitation du cadre motivée par la psychologie des personnages. Lorsque, dans The Years, Rose rentre chez elle effrayée et essoufflée après avoir rencontré un inconnu lubrique alors qu’elle s’était échappée de la nursery, son émoi déforme l’espace qu’elle perçoit : « Everything shook as she ran up the door steps, fitted her key in the latch and opened the hall door. » (TY 24) Mais lorsque Eleanor traverse Londres en bus, aucun élément psychologique ne motive l’animation du décor : « The grey line of houses jolted up and down before her eyes as the omnibus trundled along the Bayswater road. » (TY 86-87) L’écriture cherche à dépersonnaliser le monde.
C’est surtout dans The Waves que se cherche ce monde libéré de la conscience — et du corps — qui le perçoit tout en réaffirmant la nécessité essentielle de la focalisation, « world seen » et « the sense of a world », entre sensation et intellection. Le monde y danse, motivé par l’agitation physique et mentale des personnages, comme lorsque, au cours d’un trajet en train, Jinny se réjouit de la proximité des autres voyageurs :
“He reads his paper. But we have exchanged the approval of our bodies. There is a great society of bodies, and mine is introduced; mine has come into the room where the gilt chairs are. Look—all the windows of the villas and their white-tented curtains dance; and the men sitting in the hedges of the cornfields with knotted blue handkerchiefs are aware too, as I am aware, of heat and rapture.” (TW 39-40)
Pourtant, le plus souvent, la danse du monde est dépourvue de toute motivation liée à l’intrigue ou à la psychologie, si bien que le monde se formule comme flux. Ainsi, Jinny, qui vient de gagner une course voit-elle le paysage danser, de lui-même : « “I have won the game,” […]. “But the pulse drums so in my forehead, behind my eyes, that everything dances—the net, the grass; your faces leap like butterflies; the trees seem to jump up and down. There is nothing staid, nothing settled in this universe. All is rippling, all is dancing; all is quickness and triumph.” » (TW 27-28) La danse est l’expression poétique propre à ces deux romans de l’être dans l’espace qui est aussi un être dans le moment présent, dans le « Here & Now » qui fut l’un des titres de travail de The Years et dont la mention ponctue The Waves, partie émergeante du temps ou, plus précisément, du moment qui nous dévore : « “this is here and now. […] This I say is the present moment; this is the first day of the summer holidays. This is part of the emerging monster to whom we are attached” » (TW 41).
Le « moment présent », ce serait ce « monstre » qui émerge entre animé et inanimé et dont, paradoxalement, la répétition du déictique « this » dit combien il échappe. C’est alors le monde qui entraîne le personnage dans sa danse, comme Bernard en fait l’expérience :
“The world is beginning to move past me like the banks of a hedge when the train starts, like the waves of the sea when a steamer moves. I am moving too, am becoming involved in the general sequence when one thing follows another and it seems inevitable that the tree should come, then the telegraph-pole, then the break in the hedge. And as I move, surrounded, included and taking part, the usual phrases begin to bubble up...” (TW 125)
Cette danse du monde ne va pas sans évoquer la conception deleuzienne de l’image-temps44 quand le décor prend en charge la mobilité des personnages et étire le moment :
ce n’est plus le personnage qui réagit à la situation optique-sonore, c’est un mouvement de monde qui supplée au mouvement défaillant du personnage. Il se produit une sorte de mondialisation ou « mondanisation », de dépersonnalisation, de pronominalisation du mouvement perdu ou empêché. La route n’est pas glissante sans glisser sur elle-même. L’enfant terrifié ne peut pas fuir devant le danger, mais le monde se met à fuir pour lui et l’emporte avec soi, comme sur un tapis roulant. Les personnages ne bougent pas, mais, comme dans un film d’animation, la caméra fait bouger le chemin sur lequel ils se déplacent « immobiles à grands pas ». Le monde prend sur soi le mouvement que le sujet ne peut plus ou pas faire. C’est un mouvement virtuel, mais qui s’actualise au prix d’une expansion de l’espace tout entier et d’un étirement du temps45.
Deleuze voit dans la comédie musicale le paradigme de ce qu’il nomme « mouvement de monde46 » : « Par excellence, la comédie musicale est le mouvement dépersonnalisé et pronominalisé, la danse qui trace un monde onirique en se faisant47. » Danse et dépersonnalisation vont de pair dans la poétique woolfienne du moment, comme dans la lecture deleuzienne d’un cinéma qui danse : « “I am all fibre. All tremors shake me, and the weight of the world is pressed to my ribs” » (TW 4), déclare Louis, dont le corps semble moins danseur que dansé (« All tremors shake me »). Le « mouvement de monde » « pronominalisé » qu’évoque Gilles Deleuze passe dans The Waves, justement, par un jeu sur les pronoms :
“Now with a little jerk, like a limpet broken from a rock, I am broken off: I fall with him; I am carried off. We yield to this slow flood. We go in and out of this hesitating music. Rocks break the current of the dance; it jars, it shivers. In and out, we are swept now into this large figure; it holds us together; we cannot step outside its sinuous, its hesitating, its abrupt, its perfectly encircling walls. Our bodies, his hard, mine flowing, are pressed together within its body; it holds us together; and then lengthening out, in smooth, in sinuous folds, rolls us between it, on and on. Suddenly the music breaks. My blood runs on but my body stands still. The room reels past my eyes. It stops.” (TW 67)
Jinny, « I », tombe avec un inconnu, « him », dans le flux de la danse qui les emporte (passage au « we » collectif), la référentialité se brouille ensuite : quel est l’antécédent de ce « it » — « it jars, it shivers » ? S’agit-il de « this hesitating music », de « the current of the dance » ou de ce « we » qui, dansé, se fait pronom impersonnel ? Pareillement, à la fin de ce passage, qu’est-ce qui s’arrête (« it stops ») ? Est-ce la musique (« the music breaks »), le corps de la danseuse (« my body stands still »), le tournoiement de la pièce autour des danseurs (« the room reels »), ou la mise en rapport de tous ces mouvements arrêtés, à savoir la danse comme mouvement de monde (« its body »), le monde comme corps dansant qui a, un moment, inclus les corps des danseurs (« our bodies ») ? Ce qui danse résiste à la nomination, explore les possibles du moment : le texte passe de l’adjectif possessif personnel à l’impersonnel, « Our bodies […] within its body », et multiplie les pronoms indéfinis, entre informe, innommable et potentiel en devenir : « everything dances […] All is rippling, all is dancing » (TW 27-28), « things quiver » (77), « something flickers and dances » (155).
C’est ce moment d’indiscernabilité entre corps et décor, geste et pensée, présence et absence, monde et conscience, que la poétique woolfienne cherche à danser. Ce faisant, elle cisèle une poétique du moment comme « temporalité provisoire48 » entre contradiction et stabilisation, « rester à disparaître49 » dont l’exploration rythmique, qui confine au ballétique et tente de saisir le flux comme tension entre mouvement et arrêt, comme image tendue entre espace et temps, comme « system of captured rhythms50 », s’avère éminemment moderne.
Deleuze, Gilles. Cinéma : 2 : l’image-temps. Paris : Minuit, 1985.
Fabbri, Véronique. Danse et philosophie : une pensée en construction. Paris : L’Harmattan, 2007.
Fontaine, Geisha. Les Danses du temps : recherches sur la notion de temps en danse contemporaine. Pantin : Centre national de la danse, 2004.
Haller, Evelyn. « Her Quill Drawn from the Firebird: Virginia Woolf and the Russian Dancers ». Ed. Gillepsie, Diane F. The Multiple Muses of Virginia Woolf. Columbia : University of Missouri Press, 1993.
Louppe, Laurence. Poétique de la danse contemporaine. Paris : Contredanse, 2004.
Mitry, Jean. Tout Chaplin : l’œuvre complète présentée par le texte et par l’image. Paris : Éditions Atlas, 1987.
Rabaté, Dominique. Poétiques de la voix. Paris : José Corti, 1999.
Rancière, Jacques. La Fable cinématographique. Paris : Seuil, 2001.
Sparshott, Francis Edward. Off the Ground: First Steps to a Philosophical Consideration of the Dance. Princeton : Princeton University Press, 1988.
Stanislavski, Constantin. La Formation de l’acteur. 1936. Petite Bibliothèque Payot. Paris : Payot, 1986.
Topia, André. « The Waves : l’œil et le monde ». Études anglaises 4 (1995).
Woolf, Virginia. The Diary of Virginia Woolf: I: 1915-1919. Ed. Anne Olivier Bell et Andrew Mc Neillie. Londres : Hogarth Press, 1977.
Woolf, Virginia. The Essays of Virginia Woolf: III 1919–1924. Ed. Andrew MacNeillie. Londres : Hogarth Press, 1988.
Woolf, Virginia. « Life and the Novelist ». 1926. The Essays of Virginia Woolf: IV: 1925-1928. Ed. Andrew MacNeillie. Londres : Hogarth Press, 1988.
Woolf, Virginia. The Waves. 1931. Londres : Vintage, 2000. [TW]
Woolf, Virginia. The Years. 1937. Londres : Vintage, 2000. [TY]
Chaplin, Charles. Caught in a Cabaret. UK, 1914.
Chaplin, Charles. His New Job. UK, 1915.
Friese-Greene, Claude. The Open Road. UK. 1926.
1 G. Fontaine, Les Danses du temps, 31-33.
2 F. Sparshott, Off the Ground: First Steps to a Philosophical Consideration of the Dance, 3.
3 Ibid., 5.
4 Francis Sparshott précise que cette relative exclusion du champ de l’esthétique tient plus à un manque de visibilité de la philosophie traitant de la danse qu'à son absence objective : « It may well be true that the aesthetics of dance has not been neglected in the sense that little has been written on the subject; it may rather be that what has been written has had a comparatively low intellectual profile within philosophy or in the cultured world at large. » (6)
5 L. Louppe, Poétique de la danse contemporaine, 11-12.
6 F. Sparshott, op. cit, 376.
7 Ibid., 375.
8 V. Woolf, The Waves, 192. Dorénavant : TW, cité entre parenthèses dans le texte.
9 E. Haller, « Virginia Woolf and the Russian Dancers », 200.
10 V. Fabbri, op. cit., 199.
11 Ibid., 209.
12 Ibid., 82.
13 Ibid.
14 A. Topia, « The Waves : l’œil et le monde », 438.
15 G. Fontaine, op. cit., 23.
16 V. Fabbri, op. cit., 34.
17 V. Woolf, The Years, 211. Dorénavant : TY, cité entre parenthèses dans le texte.
18 V. Fabbri, op. cit., 102.
19 Ibid., 101.
20 G. Fontaine, op. cit., 11.
21 C. Stanislawski, La Formation de l’acteur, 51.
22 Ibid., 121.
23 V. Fabbri, op. cit., 167.
24 Ibid., 168.
25 Ibid., 131.
26 Ibid.
27 Référence au numéro de Will Evans intitulé “Laying the Carpet”. Les Ballets Russes figuraient à l’affiche d’un music-hall, le London Coliseum.
28 V. Woolf, Diary: 1, 222.
29 V. Fabbri, op. cit., 117.
30 G. Fontaine, op. cit., 28.
31 E. Haller, « “Her Quill Drawn from the Firebird: Virginia Woolf and the Russian Dancers” », 210.
32 F. Sparshott, op. cit., 379.
33 V. Fabbri, op. cit., 83-84.
34 Notons que les deux films enregistrés par Louis Aimée Augustin Le Prince en 1888 et montrés en projection publique, considérés comme appartenant au « pré-cinéma », sont « Roundhay Garden Scene » (2’’) qui représente quatre personnages dans un jardin qui se déplacent, dans une forme de ronde, pour tourner le dos à la caméra et « Leeds Bridge » (3’’) qui montre un tramway, des voitures à cheval et des piétons traversant un pont) ; ils capturent une scène de circulation urbaine.
35 Un très court essay, publié dans Nation & Athenaeum (5 avril 1924) et qui commence ainsi : « I was given the opportunity to see a demonstration of a new colour film process by Mr Friese-Greene. The inventor’s results probably compare favourably with other colour films, but they are very uneven in merit », montre que Virginia Woolf connaissait ce cinéaste. The Essays of Virginia Woolf: III: 1919–1924, 403.
36 J. Mitry, Tout Chaplin : l’œuvre complète présentée par le texte et par l’image, 26.
37 Le titre français est Charlot garçon de café.
38 Le titre français, Charlot débute ou encore Charlot dans les coulisses indique clairement l’argument développé : Charlot, figurant dans un film historique en gêne la réalisation par une série de gestes maladroits envers un décor.
39 J. Mitry, op. cit., 49.
40 V. Woolf, « Life and the Novelist », 403.
41 J. Mitry, op. cit., 49.
42 D. Rabaté, Poétiques de la voix, 166.
43 J. Rancière, La Fable cinématographique, 72.
44 Je fais mienne la lecture de Deleuze par Rancière dans La Fable cinématographique et considère qu’image-mouvement et image-temps ne sont pas des étapes historiques mais des régimes distincts, et parfois co-existants, de l’image.
45 G. Deleuze, Cinéma : 2 : l’image-temps, 80-81.
46 Ibid., 80.
47 Ibid., 82.
48 G. Fontaine, op. cit., 11.
49 Ibid., 34.
50 F. Starshott, op. cit., 376.