L’encombrement de la « vie nue » : le tort à l’épreuve du malaise dans After leaving Mr Mackenzie (1930) de Jean Rhys

Juliana Lopoukhine

Université de Paris Ouest

  1. After Leaving Mr Mackenzie, publié en 1930, ne comporte pratiquement pas de références directes au contexte de crise aiguë dans lequel baignent ces années où la dépression économique, politique et morale est à son paroxysme en Europe. Ce contexte s’inscrit de manière indirecte par le biais du mode de vie, ou plutôt de survie, de son personnage féminin, Julia. Ce personnage au passé obscur passe d’homme en homme et d’une chambre sordide à une autre et semble totalement assujetti à une nomenclature sociopolitique dans laquelle il est voué à une place d’exclusion et d’aliénation radicales. Dans cette structure de places, ce sont les conditions de sa survie dans la ville de 1930 qui sont en jeu. Julia dépend entièrement de l’argent des hommes qu’elle rencontre et cherche à séduire pour assurer ses besoins vitaux. Toute la structure du roman semble déterminée par cette logique, ainsi qu’en témoignent les titres des chapitres souvent intitulés d’après les noms de ces hommes, comme si structure de pouvoir et structure narrative se confondaient. Le besoin radical du corps, besoin archaïque qui détermine les conditions de la survie entre alors en résonnance avec ce que Walter Benjamin, dans sa « Critique de la violence » (1921) nomme « le simple fait de vivre1 », et que Giorgio Agamben reprend sous le nom de « vie nue2 ».

  2. La « vie nue », « bloss Leben » en allemand chez Benjamin, est un concept philosophique et politique qu’Agamben définit ainsi : « une obscure figure du droit romain archaïque, où la vie humaine est incluse dans l’ordre juridique uniquement sous la forme de son exclusion3 ». Cette énigme d’une « exclusion incluse4 » comme élément structurel du dispositif de pouvoir se module chez Jean Rhys en une réduction de l’expérience du personnage féminin à la nécessité d’assurer ses besoins les plus primaires qui la livre au pouvoir absolu de l’autre. Julia porte cette « vie nue » comme exposition à la mort du sujet qui engage sa survie tout en servant de pierre de touche au pouvoir qui s’exerce sur son corps. Agamben articule cette dimension paradoxale à « l’exclusion originaire à travers laquelle s’est formée la dimension politique5 ». La dimension du besoin qui détermine les conditions subjectives de Julia se fait donc constitutive de la structure de pouvoir à l’œuvre dans le roman. Les hommes qui engagent, les uns après les autres, leur pouvoir financier dans l’entreprise qui vise à assurer la survie de Julia se chargent donc d’une fonction biopolitique, selon Michel Foucault, « un pouvoir qui gère la vie6 », tout en infligeant à Julia la violence d’un tort sociopolitique qui joue sur le besoin vital du corps. Cette régie des places et des corps qui consiste à maintenir le vivant dans une dimension d’exclusion radicale constitue et entretient alors l’élément structurel de son propre pouvoir.

  3. La « vie nue » de Julia, réduite à des pulsations minimales de l’être, se révèle pourtant être elle-même porteuse de modalités paradoxales. Celles-ci engendrent des effets de résistance depuis le sein d’une structure de pouvoir à laquelle le personnage, depuis sa position de nudité subjective archaïque, presque pré-subjective, semble se prêter par besoin sans pourtant s’y reconnaître. En effet, les hommes qui se chargent d’assurer les besoins vitaux de Julia et semblent ainsi jouir d’un pouvoir de vie ou de mort génèrent pourtant des discours ambivalents lorsqu’ils sont confrontés à cette « vie nue ». Les paradoxes et les retournements de leurs modes de discours entrent en dissonance les uns avec les autres et laissent transparaître le malaise d’une déroute du dispositif de places, que la « vie nue » vient encombrer. Alors que les modalités de son être sont réduites jusqu’à la radicalité du « simple fait de vivre », Julia déclenche un malaise qui vient paradoxalement encombrer ceux qui prolongent et relaient sa survie.

  4. Ce qui se joue dans « la question nue de la survie7 » n’est plus alors le simple dénuement ou la vulnérabilité, aussi extrême soit-elle, du corps et du sujet. La « vie nue » de Julia devient une véritable notion politique, instance résistante qui défie les systèmes par son irréductibilité, et se diffère toujours hors-système. Véritable « force des faibles8 », cette « vie nue » qui se prête par besoin mais sans s’y reconnaître à une place qui sert de garantie à tout le dispositif de pouvoir réussit à déclencher le malaise de tout le système. Ce malaise prend sa source en tant que sentiment puis en tant que modalité du discours des instances du pouvoir. Nous choisirons donc  d’interroger le point de vue des hommes du roman qui assument la fonction de « gestionnaire de la vie et de la survie9 ». Le bougé infime, presque imperceptible des places de domination et de sujétion qui remet en jeu la scène du tort s’inscrit de biais dans les discours et leur refus de reconnaître le malaise.

  5. La surdité du malaise s’inscrit comme le symptôme d’une volonté de désencombrer cette « vie nue » paradoxale, qui se livre au pouvoir absolu de l’autre tout en y échappant par son opacité. Le sentiment de malaise qui génère la dissonance des discours n’est ainsi jamais reconnu comme une potentialité de crise morale chez celui qui l’éprouve. Il reste enkysté dans la latence sans jamais se donner l’espace pour se déplier, sans jamais se donner l’occasion de faire crise. Les tentatives de liquider ce sentiment de malaise trop encombrant en l’écrasant par des discours normatifs se heurtent pourtant à l’irréductibilité constitutive de la « vie nue », déjà réduite à son minimum, et à l’impossibilité de l’évacuer tout à fait ou de la résorber dans la crise. La charge inquiétante et opaque de la « vie nue » fait constamment retour sous les traits du malaise, résidu que l’on cherche à écraser mais dont la résistance génère la fabrication continue d’une dissonance dont le lecteur se fait alors l’ultime destinataire.

  6. Nous proposerons dans un premier temps de nous mettre à l’écoute de la surdité du malaise à lui-même dans les discours dissonants des personnages masculins face au dénuement de Julia. Dans un second temps nous interrogerons les modalités selon lesquelles les tentatives pour évacuer le malaise par la normativité des discours s’abîment dans l’impossibilité de résorber le malaise par la crise, propageant ainsi le malaise à l’acte de lecture. Enfin nous inquiéterons la réception critique d’After Leaving Mr Mackenzie en montrant la façon dont les stratégies de désencombrement de ce malaise de lecture, mises en place par les discours critiques, ouvrent l’espace d’une révision.

La « vie nue » comme genèse du malaise : la déroute des systèmes

  1. Plusieurs critiques de Jean Rhys ont souligné le caractère presque sériel des personnages masculins dans After Leaving Mr Mackenzie10. La dynamique de besoin qui gouverne les démarches de séduction de Julia est, de fait, accentuée presque ironiquement par le nombre de noms d’hommes entre les mains desquels elle passe au cours du roman et dont elle dépend pour la prise en charge des conditions matérielles de sa survie : Mr Mackenzie, personnage presque éponyme dont la figure constitue le point de départ, et, de manière significative, aussi le point d’arrivée du roman et Mr Horsfield, qui prend le relais après avoir été le témoin de la scène de rupture de Julia avec Mr Mackenzie. Ces hommes sont définis par leur confort matériel, leur sécurité financière, leur code mondain ou leur code de conduite auto-fabriqué. L’opposition entre ces positions sociopolitiques et symboliques et l’exclusion radicale de Julia paraît ainsi constitutive du roman lui-même. L’irruption de Julia comme figure d’un besoin radical vient cependant fonctionner comme un troisième terme qui résisterait de manière infime et presque imperceptible à la logique d’opposition binaire qui constitue et relaie le dispositif de pouvoir. Les discours des personnages masculins portent alors la marque dissonante d’un malaise révélé par la mobilité de la voix narrative. Elle n’en livre pas pour autant les clés mais reste au contraire toujours dans la brèche, travaillant le site de la dissonance et de la faille.

  2. Le jeu de l’instance narrative vient donc mettre à jour les discordances des discours en mettant au travail l’irruption aliénante que constitue, d’emblée, l’impossibilité d’assujettir le personnage de Julia à un code normatif. Cette résistance à la catégorisation vient mettre en crise les tentatives de Mr Mackenzie pour la contrôler par un jugement définitif et sans appel : « He merely asked himself, as a man of the world, “Does she, or does she not, get away with it?” And the answer was in the negative. She was at once too obvious and too obscure. » (After Leaving Mr Mackenzie 20) Le refus de trancher dans le malaise que déclenche ce qui se dérobe à la connaissance et à la maîtrise laisse intact le paradoxe qui sous-tend le malaise : « at once too obvious and too obscure ». Tout en pensant signer la condamnation et l’exclusion de Julia, la définition renonce à déplier le malaise de ce qui échappe à toute mesure et à tout système.

  3. L’insoutenable tension mise en jeu par la coexistence sans cesse reconduite des extrêmes devient alors le paradigme qui travaille et entame le mode de discours du personnage masculin depuis l’intérieur du système d’opposition qu’il cherche à préserver. L’impossibilité de combler la faille de ce quasi-oxymore devient le creuset d’une fabrication continue du malaise qui ne laisse pas de répit à ceux qui prennent en charge les besoins vitaux de Julia. L’impossibilité pour ces personnages masculins de connaître et de contrôler le corps dont ils assurent pourtant la survie dans ses dimensions les plus archaïques génère un paradoxe qui vient mettre à mal la dimension de pouvoir absolu, et que Foucault appelle le « pouvoir de faire vivre ou de rejeter dans la mort11 ». Par une ultime dimension de résistance opaque, « too obscure », quelque chose, en refusant de se livrer, échappe au pouvoir de l’autre.

  4. L’impossibilité de percer Julia à jour sous les traits de la « vie nue », à la fois « trop évidente » dans le « simple fait de vivre » et « trop obscure » dans la complexité d’un besoin archaïque participe donc à la fabrication continue d’un malaise qui accompagne sans relâche la jouissance du pouvoir. Ainsi chacun des deux termes, le « trop évident » et le « trop obscur » sont mis au travail l’un de l’autre et sont défaits l’un par l’autre, ne permettant pas la stabilisation d’un système de domination ou de modalités de jugement s’appuyant sur un système de valeurs déterminées. L’évidence trop évidente se dissout dans l’obscurité opaque du personnage et de ses motivations, qui à leur tour semblent se dissiper dans une évidence qui elle-même ne tient pas. La mise en tension qui constamment échappe se fait le terreau d’un malaise aveugle à lui-même dans une méconnaissance totale de son objet.

  5. En effet, les motivations de cette « vie nue » qui semble presque inconsciente d’elle-même en refusant de se rendre au sens commun échappent à l’entendement de Mr Mackenzie et à son mode de pensée binaire qui distribue la différence sexuelle dans un système de places pré-existant aux corps qui viennent les occuper : « almost he was forced to believe that she was a female without the instinct of self-preservation. And it was against Mr Mackenzie’s code to believe that any female existed without a sense of self-preservation » (After Leaving Mr Mackenzie 20). Plutôt que le dénuement extrême de Julia, c’est surtout l’absence de reconnaissance de sa sujétion et de son exposition à la mort qui dérange Mr Mackenzie et se dérobe à sa maîtrise. L’absence de toute dimension perceptible d’inquiétude chez Julia quant à sa survie crée un rapport au temps inquiétant, où toute projection du désir sur des schèmes temporels vectorisés semble absente :

The really incredible thing was that she did not seem to want to get away with it, that she did not seem to understand the urge and the push to get away with it at all costs. He knew, for instance, that she had not a penny of her own. After all that time she had not saved a penny. (After Leaving Mr Mackenzie 20)

  1. C’est dans l’absence d’un désir de sortir de l’exclusion liée à cette « vie nue » que se génère le malaise de Mr Mackenzie, confronté au mystère d’un dénuement et d’une aliénation absolus qui ne semblent pas se reconnaître en tant que tels. C’est là tout le paradoxe, dans le point de vue de Mr. Mackenzie, du personnage de Julia comme instance de la « vie nue », et c’est à ce paradoxe d’un temps sans vectorisation et sans désir que se heurtent son jugement et sa logique implacables, mis en déroute par le malaise de ce qui leur échappe. La fonction des hommes semble être de relayer la prolongation de cette « vie nue » dans une dimension de tort sociopolitique continu et la jouissance de cette toute-puissance sur la vie de l’autre. Mais ce qui maintient solidement la structure des places en s’appuyant sur le besoin se retourne en malaise devant l’absence totale de reconnaissance de cette place par Julia.

  2. Bien qu’elle dépende entièrement de la libéralité et du désir des hommes pour survivre en se prêtant à une place de pure aliénation, Julia ne paraît pas, dans le point de vue de ces hommes, se reconnaître dans cette place, ni leur reconnaître la leur par une quelconque dimension de culpabilité que Benjamin articule étroitement à la « vie nue » : « ce que l’ancienne pensée mythique désignait comme porteur de culpabilité : le simple fait de vivre12 ». C’est justement dans l’absence d’une culpabilité comme modalité nécessaire à la reconnaissance d’une sujétion déterminant un ordre et les conditions d’exercice du pouvoir que se joue une résistance ultime à l’aliénation. Après avoir cédé à une pulsion de générosité qui lui permet de jouir du pouvoir absolu de prolonger la survie de Julia, Mr. Horsfield constate l’indifférence de cette dernière : « When he had done this he felt powerful and dominant. Happy. He smiled at Julia rather foolishly. […] But he noticed that she took the money without protest and apparently without surprise, and this rather jarred upon him. » (After Leaving Mr Mackenzie 36) La discordance stridente de l’absence de culpabilité ou d’une reconnaissance quelconque de la dette, à la fois comme gratitude et comme légitimation d’un pouvoir, vient lézarder la structure infaillible où la circulation unilatérale de l’argent et du pouvoir garantissaient les places.

  3. La domination ainsi que la jouissance de cette domination se retournent alors rapidement sur le versant du malaise. La position symbolique du pouvoir de vie ou de mort qui s’exerce sur le corps de Julia ne tient pas lorsque la pierre de touche de ce pouvoir, le sujet de la vie nue, se dérobe à la reconnaissance attendue des places de domination et de sujétion. Quelque chose échappe alors à la loi implacable des oppositions et à l’aliénation qui en résulte, comme si le jalon manquant du dispositif de pouvoir et d’assujettissement, la culpabilité, ouvrait une faille qui causait l’effondrement de l’édifice. Le besoin archaïque, pré-subjectif, qui se présente presque sans demande et sans reconnaissance se propose alors sous les traits du neutre, troisième terme qui se glisse dans les rouages du système pour le faire dérailler.

  4. C’est alors « la force d’inclure la loi qui pèse sur les faibles dans l’ensemble qu’elle régit et des effets qui s’ensuivent13 » qui est mise au travail par le biais du malaise. De fait, l’ambivalence hétérogène que le caractère insaisissable de Julia déclenche chez les hommes qui prennent en charge sa survie crée un prisme d’affects qui se retournent les uns dans les autres dans un régime d’instabilité radicale. Alors qu’il avait été saisi d’effroi en voyant Julia faire irruption dans le restaurant où il était attablé, Mr Mackenzie évacue son malaise extrême en se rétablissant sur son socle sociopolitique et symbolique. La jouissance de son pouvoir sur l’évidence trop évidente de ce qui aspire à peine à sa propre survie donne lieu à un rapport sadisant à ce « corps de faiblesses14 » :

Mr Mackenzie watched her with a sardonic expression. He wondered why the first sight of her had frightened him so much. He was now sure that she would not make much of a scene. He knew her; the effort of walking into the restaurant and seating herself at his table would have left her in a state of collapse. (After Leaving Mr Mackenzie 23)

  1. Dans l’après-coup du choc causé par l’irruption de Julia, son « corps de faiblesses » apparaît à Mr Mackenzie dans une dimension de vulnérabilité et de sujétion qui paraît s’offrir à la connaissance et au contrôle de l’autre, « He knew her ». Mais l’illusion de pouvoir écraser les dimensions opaques de Julia et de s’appuyer sur sa faiblesse pour rétablir une domination ne tient pas alors que la jouissance désaffectée des positions symboliques se dissout dans la perplexité qui vient inquiéter l’assurance satisfaite : « “But why do it?” thought Mr Mackenzie. “Why in the name of common sense do a thing like that?” Then he felt a sudden wish to justify himself, to let her know that he had not been lying when he had told her that he was going away. » (After Leaving Mr Mackenzie 23) Les affects et les modes de rapport se relaient ainsi selon une modalité qui semble être celle de l’aléatoire et de la pulsion, mettant en déroute toute possibilité de maintenir les systèmes. La dimension inconnaissable de ce corps de faiblesses qui se dérobe toujours à celui-là même qui pensait le contrôler ou en jouir vient inlassablement défaire les codes référentiels élaborés par Mr Mackenzie, et générer, dans la faille opaque de ce qui échappe, le malaise sans cesse reconduit des places.

  2. L’intention fugace de sincérité, embryon de conscience éthique, ne tient pas, là encore, face à l’opacité et à la résistance dissonante du discours de Julia. Celui-ci tranche dans la latence normative d’une conversation dont la banalité se trouve pulvérisée par un cri presque archaïque : « He said, “I only got back a couple of weeks ago.” Julia said, “Tell me, do you really like life? Do you think it’s fair? Honestly now, do you?” » (After Leaving Mr Mackenzie 23) La discordance de l’incongru et l’urgence de l’adresse retentissent dans l’interpellation de Julia qui s’écrie depuis une surdité radicale aux efforts de normativité de Mr Mackenzie : « He did not answer this question. What a question, anyway! He took up his knife and fork and began to eat. He wanted to establish a sane and normal atmosphere. » (After Leaving Mr Mackenzie 23) Le régime de phrase qui cherche à étouffer la stridence renvoie l’adresse à sa propre discordance et au retrait du destinataire dans son propre discours interne. En soulignant l’incongruité de l’irruption, Mr Mackenzie laisse le malaise à sa propre latence sans lui donner l’occasion de s’épancher dans l’éruption d’une crise discursive et subjective. L’invective de Julia, rafale de questions sur le sens de l’existence, se fait emblématique d’un univers de phrase qui rendrait compte de la condition de la « vie nue » alors que le personnage présente et expose la nudité la plus archaïque de sa survie à la fois biologique et subjective. La nourriture que Mr Mackenzie, en face d’elle, ingère dans le silence inflige à Julia un tort sociopolitique radical en tant que corps et sujet sur le point de s’effondrer.

  3. Pourtant, le « corps de faiblesses » de Julia vient se loger, justement, dans les rouages de cette structure de positions au moment-même où ils le renvoient à sa place, force qui s’appuie sur son propre besoin : « au moment où je parle, j’ai faim ». Car tandis que Mr Mackenzie se retranche dans l’activité de mastication qui voue l’orifice de parole à une activité muette, Julia parle, étanche son besoin de parole : « She began to talk volubly, in a low, rather monotonous voice. It was like a flood which has been long dammed up suddenly pouring forth. » Ce qui était enkysté sans pouvoir s’exprimer dans l’absence d’un récepteur s’épanche enfin malgré le silence du destinataire, comme si soudain la structure d’assignation où les corps se rendent à l’aliénation de places interchangeables se retournait pour rendre les positions de pouvoir à une occupation qui serait elle aussi aléatoire.

  4. Il s’opère donc un retournement dans cette prise de parole dont le contenu reste opaque, encrypté dans l’acte de parole lui-même, mais dont l’acte libératoire ne dépend plus d’un destinataire qui le recevrait. Le discours du maître, qui stipule que « ceux qui ont faim se taisent, ceux qui parlent n’ont pas faim, et nous seuls, les maîtres, nous pouvons articuler les deux ensemble dans une société hiérarchique, dans un corps hiérarchisé15 », se renverse dans l’indifférence de Julia au silence de son ancien mécène. Son absence de reconnaissance pour la position de pouvoir de Mr Mackenzie fait bien de lui une instance interchangeable à une place qui, de position de pouvoir, se retourne sur le versant d’un simple relais de la survie physique et subjective.

L’avortement de la crise : écraser le malaise

  1. La mise à mal de l’ordre hiérarchique institué par le discours de Mr Mackenzie s’appuie sur le dénuement de Julia, force capable de déclencher un malaise assez grand pour dérouter les jugements et renverser les hiérarchies qui s’appuient sur lui. Dès lors, la gratification qui va jusqu’à la jouissance de cette fonction de « gestionnaire de la vie et de la survie16 » se retourne sur le versant de l’encombrement. Le corps de la « vie nue » comme objet de pouvoir et objet d’un tort génère le malaise dans le discours de celui qui, s’en étant chargé, n’y trouve ni la reconnaissance de sa propre place ni même la jouissance de la culpabilité de l’autre, qui proviendrait du besoin le plus extrême.

  2. Dans ce second temps qui fait suite à l’illusion de la jouissance, les personnages masculins s’emploient à liquider ce malaise trop encombrant. Il s’agit de se désencombrer de la charge de cette « vie nue » et de sa capacité à renverser les places, force inquiétante qui déclenche un processus de mise en crise des valeurs mais ne se donne pas l’espace d’un déploiement. Le malaise des valeurs des personnages masculins confrontés au besoin de Julia préserve ainsi sa propre suspension plutôt que de laisser affleurer une prise de conscience éthique et une prise de responsabilités politiques. Dans l’insupportable latence qui cherche à étouffer le malaise lié au tort et à en écraser les dimensions d’encombrement moral se déclinent plusieurs modalités dont le lecteur se fait l’ultime destinataire. L’inconfort de la lecture vient alors mettre à jour et reconduire la dissonance résiduelle où achoppe l’impossibilité de liquider totalement le malaise qui travaille les discours et en entame les niveaux de conscience.

  3. Alors que le flot de parole de Julia se répand dans le silence de Mr Mackenzie, le contenu de son discours n’est pas rendu par l’instance narrative. Celle-ci semble ainsi préserver l’opacité de ce qui ne se dit pas tout en se disant. Ce qui est dit n’est restitué que par bribes, filtré par le discours interne de Mr Mackenzie, qui cherche à évacuer le malaise déclenché par la dénonciation du tort :

He listened, half-smiling. Surely even she must see that she was trying to make a tragedy out of a situation that was fundamentally comical. The discarded mistress – the faithful lawyer defending the honour of the client. . . . A situation consecrated as comical by ten thousand farces and a thousand comedies.

  1.  La voix de Mr Mackenzie, qui se donne en lieu et place du discours de Julia, en relaie de fait les éléments par effet de ricochet, miroir elliptique d’une plainte dont il ne prend pas acte mais qu’il renvoie à elle-même. La surdité de Mr Mackenzie « signale qu’une ou des instances sont niées17 » dans cette plainte réduite au silence. Celle-ci se déverse comme pure dépense à perte dont la discordance est écrasée par la banalisation comique. La convocation de la littérature comme justification normative du tort vient priver Julia des moyens de se plaindre, transformant en différend le tort qu’elle cherche à dire sans pouvoir le faire retentir : « j’aimerais appeler différend le cas où le plaignant est dépouillé des moyens d’argumenter et devient de ce fait une victime18 », écrit Jean-François Lyotard. Le tort reste alors enkysté dans un texte régi par le point de vue distancié de Mr Mackenzie. Celui-ci filtre et écrase par le stéréotype les accents singuliers d’une plainte individuelle pour l’empêcher d’atteindre le point de crise où elle deviendrait directement audible par le lecteur.

  2.  Le déni de subjectivation constitue ainsi l’ultime tort fait à Julia par son ancien amant, « de façon à montrer l’inanité de l’accusation19 ». Sa lecture ne laisse de la plainte et de la détresse de Julia qu’un pastiche, un jeu de rôles rebattu. Le différend qui émerge de cette impossibilité de dire sa plainte dans des conditions où le destinataire en serait aussi le récepteur paraît donc inscrire une exclusion radicale et une aliénation sociopolitique sans retour, laissant le malaise enkysté dans l’acte de parole sans récepteur. La plainte se déverse alors en un flot qui ne perce pas le puissant filtre de dénégation par lequel Mr Mackenzie évacue toute remise en question éthique.

  3. Elle trouve pourtant, par ricochet, un ultime destinataire dans le malaise latent dont le lecteur se fait le récepteur. L’hypocrisie du personnage masculin qui évacue la nécessité d’une réparation du tort engendre un malaise de lecture qui alerte le lecteur et affûte son acuité critique, le poussant à se met à l’écoute de ce à quoi le discours lui-même reste sourd. Dans l’émergence de ce second niveau de lecture affleure la potentialité d’un lecteur qui se ferait le dépositaire indirect de la plainte de Julia, la percevant d’autant mieux qu’il ne peut pas l’entendre, et distinguant, à travers le filtre d’un discours qui cherche à écraser ses dimensions encombrantes, le tort dans sa stridence : « faire droit au différend, c’est instituer de nouveaux destinataires, de nouveaux destinateurs, de nouvelles significations, de nouveaux référents pour que le tort trouve à s’exprimer et que le plaignant cesse d’être une victime20 ».

  4. Dans ce jeu entre, d’une part, l’instance narrative qui opacifie les discours ou au contraire les expose dans leur évidence, et, d’autre part, le lecteur comme destinataire de ce qui transparaît dans la surdité du malaise se potentialise alors une autre modalité de lecture du tort que celle de Mr Mackenzie. Le lecteur devient le récepteur actif d’une autre scène et d’un autre discours du tort, d’un texte qui ne liquiderait pas le malaise mais en prendrait acte. La faillite de cette entreprise d’évacuation des conditions d’une prise de conscience éthique ne laisse certes pas la latence du malaise enfler jusqu’à atteindre le point de crise où elle pourrait se résoudre, mais trouve tout de même, dans l’expérience d’une lecture malaisée, la dénonciation discrète et pourtant résistante d’une scène du différend.

  5. La lecture des signes comme banalisation et normalisation du malaise lié au besoin et à la survie de Julia dont Mr Mackenzie cherche à évacuer les dimensions incommodantes pour sauvegarder sa propre posture sociale participe à la fabrication continue du malaise. Le sentiment de pitié de Mr Horsfield, témoin de la scène sadisante où un personnage féminin se confronte dans la nudité de son besoin au déni sarcastique du destinataire semble, de fait, se faire le terreau d’une prise de conscience éthique. Mais l’émergence d’un sentiment de responsabilité sociopolitique devant la question du besoin tel qu’elle se présente dans le personnage de Julia échoue lorsque le malaise atteint son point de paroxysme : « “What is it?” Moon asked. But the woman in the looking-glass seemed to be about to cry. Mr Horsfield felt uncomfortable. He averted his eyes, and replied, “Oh, nothing, nothing.” » (After Leaving Mr Mackenzie 29) De fait, le malaise qui ne rencontre jamais le point de crise où un sentiment de révolte dénoncerait le tort reste enkysté dans le refus d’en témoigner : le mouvement par lequel Mr Horsfield détourne ses yeux réinvestit son propre malaise dans un texte qui en est déjà saturé. Aucune voix n’émerge pour dire le différend dont Julia est victime dans ce texte où la « vie nue » ne va pas jusqu’à provoquer la crise des valeurs morales, mais demeure ce reste impossible à phraser et qui fait kyste. En refusant de relayer le malaise qu’il éprouve jusqu’à une crise qui pourrait le résorber, Mr Horsfield préserve une latence qui tisse le texte depuis son abcès. Il en résulte une poétique sourde, fabriquée dans un processus de mise en crise continue et sans aboutissement.

  6. Le malaise travaille donc la langue dans la lourdeur sourde d’un discours d’exclusion qui ne prend pas acte de lui-même mais se tisse dans la discordance des voix. La surdité des discours aux potentialités de la crise va pourtant plus loin encore, en allant jusqu’à renverser le paradigme victimaire constitué par le dénuement de Julia comme objet du pouvoir et élément structurel de son dispositif. L’encombrement que constitue pour Mr Horsfield le corps de Julia comme corps de faiblesses produit, de fait, un effet d’aliénation qui sans cesse renvoie l’intimité à une altérité radicale dont la proximité est insupportable : « The noise of Julia blowing her nose jarred him like a light turned on suddenly in a room in which one is trying to sleep. […] Of course, he might have known that was what she would do. » (After Leaving Mr Mackenzie 34) Le renversement du paradigme victimaire apparaît alors comme le seul moyen d’écraser le malaise :

But he felt that her sorrow had nothing whatever to do with him. On the contrary, he was the injured party. Ever since they had left the café she had been embarrassing and annoying him when all he wanted to do was to have a good time and not think. (After Leaving Mr Mackenzie 34)

  1. Le régime pervers du discours fait de sa propre surdité au malaise le levier d’un détournement par lequel Mr Horsfield se retrouverait à la place de la victime, et échapperait ainsi à l’insupportable rôle de « gestionnaire de la vie et de la survie21 ». La distorsion par laquelle le personnage se pose comme la victime du besoin de Julia non seulement vient légitimer les stratégies visant à se débarrasser d’un embryon de conscience éthique mais elle permet la torsion perverse et presque impalpable d’un discours qui contrefait sa propre position sociopolitique sans pourtant en abandonner les prérogatives.

  2. Ces retournements du discours ne tiennent cependant pas, alors que la « vie nue” encombre la scène de jouissance, sans toutefois pouvoir être totalement évacuée. L’embryon de culpabilité, qui se retourne du côté de la position de pouvoir, forme une résistance qu’il ne parvient ni à tuer, ni à faire aboutir :

He decided that when they left the cinema he would find out where she lived, get a taxi, take her home – and there would be the end of it. Once you started letting the instinct of pity degenerate from the general to the particular, life became completely impossible. She caught her breath again. He put his hand out and felt for hers. “Look here,” he said, “please don’t cry.” She did not answer him. “Will you come back to my hotel?” he asked. “We can talk much better there.” Then he got up and went out, knowing that she would follow. (After Leaving Mr Mackenzie 34-35)

  1. L’impossibilité de faire concorder les intentions et les actes, les différents modes de discours entre eux, met à mal un texte qui refuse de reconnaître le malaise énonciatif et de le résoudre dans la crise. Voué à l’entre-deux, à la tension perpétuelle du texte, le malaise est posé comme un sceau sur une modalité narrative prise dans les oscillations d’un tissage textuel de discordances irréconciliables qui entravent le récit. La volonté d’écraser le malaise se heurte à l’irréductibilité de la « vie nue », prise dans la contradiction d’une conscience éthique qui se refuse à la crise mais ne peut pourtant s’évacuer tout à fait.

  2. Le malaise est donc voué à reconduire sans cesse l’encombrement de la « vie nue », à le réinvestir dans un texte re-fabriqué à partir de ce résidu irréductible de la subjectivité : le corps dans sa nudité déjà réduite à sa seule survie. De fait, le piétinement du discours de Mr Horsfield, ses retournements sur lui-même, empêchent toute intrigue de se déplier et reforment constamment le nœud qui maintient le poids du malaise comme une chape de plomb sur le récit et sur les épaules du personnage masculin : « She looked happier, and relieved. That, of course, was because she imagined that she was now going to cast all her woes on his shoulders. Which was all very well, he thought, but he had his own troubles. » (After Leaving Mr Mackenzie 65)

  3. Tandis que les tentatives de Julia pour faire récit s’abîment dans l’impatience de ses interlocuteurs et que les tentatives de l’écriture pour nouer une intrigue se heurtent à l’inconfort de la lecture, le lecteur n’a plus d’autre choix que de se mettre à l’écoute de ce à quoi le discours lui-même reste sourd, et de dégager la potentialité d’une crise sans cesse étouffée par le malaise. Alors que Mr Horsfield, dans une sorte d’impuissance désabusée, reconnaît le problème d’une structure de pouvoir où les places sociopolitiques génèrent un tort sans cesse reconduit, le statut de sa propre position par rapport à Julia déclenche le malaise d’un discours qui ne reconnaît pas l’injustice de sa propre position énonciative : « That’s dawned on me once or twice, extraordinary as it may seem. It’s always so damned easy to despise hard-up people when in one way and another you’re safe as houses. . . . Have another liqueur. » (After Leaving Mr Mackenzie 65) Sans jamais se donner l’occasion d’une reconnaissance qui lui permettrait de faire crise, le processus de prise de conscience éthique et politique demeure incomplet. Il se cantonne aux généralités sans déboucher sur une prise de responsabilité concrète, se voue à l’inaboutissement d’un discours univoque où ne résonneraient plus les échos schizogènes du malaise.

  4. Le discours qui reconnaît explicitement une responsabilité éthique et politique finit pourtant par advenir, alors qu’on ne l’attendait plus, lorsque Mr Horsfield semble faire l’expérience d’une révélation soudaine :

Suddenly he saw Julia not as a representative of the insulted and injured, but as a solid human being. She must be taken somewhere – not later than the next morning. She must have a bed to sleep in, food, clothes, companionship – or she would be lonely; understanding of her own peculiar point of view – or she would be aggrieved. He saw all this with great clarity, and felt appalled. (After Leaving Mr Mackenzie 122)

  1. Le discours idéologique relayé par Mr Horsfield se trouve ici ramené du niveau politique, où Julia serait la figure emblématique d’une minorité de faibles, « a representative of the insulted and injured », au niveau biopolitique du corps lui-même et de sa « vie nue », « a solid human being ». La lucidité du personnage qui le pousse dans un éclair fugace à distinguer sa responsabilité par rapport au besoin de Julia est relayée par des formes modales qui impliquent l’énonciateur tandis que les dimensions les plus primaires de la survie du corps et de la subjectivité sont envisagées dans cet élan philanthrope.

  2. Mais la dimension dogmatique de ce qui pourrait se faire naissance d’une conscience politique apparaît comme un éclair, une brève zébrure qui n’aboutit pas à un réel ébranlement. Le malaise émerge de l’inflation même d’un discours absolutisant où le conditionnel maquille sous l’universalisation une objectivation du référent qui n’occupe à aucun moment la place de destinataire du discours. Si le discours aveugle à sa propre complaisance de Mr Horsfield crée un effet de sincérité, la gestion fantasmée du corps de Julia comme figure emblématique d’une catégorie fait résonner un ventriloquisme pernicieux. Tout en faisant mine de chercher pour Julia une solution de vie, et non plus seulement de survie, le discours colonise ses affects comme pures projections. Le besoin de Julia y est purgé de ses dimensions obscures et de ses contradictions : « les remèdes sont tous marqués du même sceau : il y a du non-être, le sens est absent, travaillons à son avènement. Soit : nous sommes dans le désordre de la maladie, conquérons le plein de santé22 ». Dans le filtrage des désirs de Julia, l’objectivation écrase les dimensions encombrantes de la « vie nue » pour la recréer de toutes pièces en un objet idéalisé, répondant à une idéologie où bonne conscience et reconnaissance seraient rétablies pour le bénéfice de Mr Horsfield. Par la re-fabrication d’affects subjectifs sur lesquels Mr Horsfield pourrait avoir prise, la « vie nue » de Julia comme figure du neutre se trouve re-catégorisée dans un discours idéologique et normatif où se rétablit, de biais, un dispositif de pouvoir binaire.  

  3. Mais en lieu et place d’une prise de responsabilité en actes, on assiste au vacillement des accents déterminés du discours. L’inflation du discours exalté qui fétichise son objet en fantasmant une rédemption par l’accomplissement d’un devoir idéologique s’étouffe dans sa propre vacuité : 

In Paddington or obscurer Bloomsbury. Undertaking a fresh responsibility was not the way to escape when you came to think of it. . . . He suddenly remembered that, after all, he was not in love with Julia; and he thought; “I am not going to be rushed into anything” (After Leaving Mr Mackenzie 122).

  1. Ironiquement, c’est dans le rétablissement du quadrillage sociopolitique de la carte urbaine que l’idéologie et son lot de toute-puissance se dissolvent par degrés d’hésitation, emblématisés par les points de suspension où s’amenuise la détermination du personnage. Les discours idéologiques se dissolvent au point même où ils se forment, avortant de leur propre mise en crise dans la latence du malaise. On perçoit alors, dans le tremblé de la lecture, l’insoutenable et définitif inaboutissement dont la tension se résorbe entre les murs rassurants de la demeure de Mr Horsfield, avortement d’une ligne à peine esquissée, d’emblée pervertie par un effet de toute-puissance qui proclame sa propre valeur. La potentialité de la crise morale finit par s’évider tout à fait dans la dimension individuelle qui ressurgit : « He suddenly remembered that, after all, he was not in love with Julia. » (After Leaving Mr Mackenzie 122). Le discours indirect qui vient décoller imperceptiblement l’universalisation factice fait résonner le malaise dans un discours dont les strates se dévoilent les unes les autres :

On his way home Mr Horsfield tried to put Julia entirely out of his mind. As he was opening the door of his house he thought: “Well, that’s over, anyway.” And then he wondered how he should send money to her if she did not write. “But, of course, she will write,” he told himself. (After Leaving Mr Mackenzie 127)

  1. L’effet de ricochet d’une demande anticipée crée ici une résurgence du sentiment du devoir doublé d’une jouissance du besoin de l’autre, mais articulée cette fois à la pure survie de Julia. Toute velléité de crise morale est écrasée par la satisfaction d’une position sociale qui reprend possession du discours dans son lieu propre :

He shut the door and sighed. It was as if he had altogether shut out the thought of Julia. The atmosphere of his house enveloped him – quiet and not without dignity, part of a world of lowered voices, and of passions, like Japanese dwarf trees, suppressed for many generations. A familiar world. (After Leaving Mr Mackenzie 127)

  1. L’exaltation du discours est étouffée par le bien-être lié à la possession de son lieu propre et de son confort, tandis que l’inconfort de la lecture, confronté au désengagement sourd de Mr Horsfield, au contraire, atteint son paroxysme. La description du lieu retient juste assez de la dignité des idéaux fabriqués par le discours, « quiet and not without dignity », pour lui garantir à la fois bonne conscience et protection hermétique contre les possibles conséquences d’un engagement en actes.

  2. Dans le dévoilement des strates successives des discours modulés par la voix narrative, c’est l’acte de lecture qui se fait le révélateur ultime du malaise. Confrontés dans leur surdité à l’acuité du tort, les discours révèlent aveuglément leurs propres faiblesses au lecteur qui devient le témoin de leurs dissonances. Il se façonne alors, dans l’écoute attentive du lecteur, une nouvelle modalité de langage qui cherche à sauvegarder le tort sous le voile du malaise, afin d’éviter « que ce différend soit aussitôt étouffé en un litige et que l’alerte donnée par le sentiment ait été inutile23 ».

La réception comme scène du malaise : désencombrer la lecture

  1. Le lecteur reste donc le seul destinataire de ce qui, tissé dans la toile du malaise, témoigne du tort comme son reste irréductible. La lecture, inconfortable et solitaire face au malaise, se mue en témoignage de ce qui filtre à travers la surdité des discours à eux-mêmes et leur volonté d’évacuer l’encombrement pour sauvegarder une structure de places menacée par une crise morale qui viendrait les pulvériser. Le lecteur d’After Leaving Mr Mackenzie est alors contraint de choisir entre, d’une part, la tâche délicate de reconnaître et distinguer les différents régimes de voix pour identifier le malaise et, d’autre part, l’entreprise qui cherche à liquider, à l’instar des personnages masculins du roman, ce qui échappe, encore et toujours, aux normes énonciatives ou aux catégories sociopolitiques.

  2. C’est ce dernier choix qui semble être, de fait, adopté dans de nombreuses lectures de Jean Rhys. Plutôt que de reconnaître le malaise de la lecture dans son irréductibilité et en identifier les modalités complexes inscrites dans les niveaux de discours, les interprétations de ce roman ont souvent réduit, elles-aussi, les dimensions trop encombrantes d’un malaise de lecture difficile à identifier, impossible à figer, et complexe à analyser. On trouve ainsi de nombreuses lectures critiques qui mettent en place des effets de normativité afin de simplifier, de rendre plus explicite le personnage de Julia, en ressaisissant son opacité par le biais de grilles de lecture toutes constituées. On peut donc lire la réception critique comme une scène du malaise, dont les symptômes se déclinent dans une méconnaissance des dimensions dérangeantes du besoin de Julia, mais aussi dans un écrasement des résonnances des niveaux de discours lorsqu’ils sont lus à travers un filtre biographique où le pathos est pris comme une simple thématique, par exemple dans l’article d’Elgin Melown, « Character and Themes in the Novels of Jean Rhys ». Parfois encore, l’interprétation cherche à capturer le personnage de Julia dans une grille de comportements sociaux normatifs, à distance du texte, comme dans l’article d’Arnold E. Davidson, « The Art and Economics of Destitution in After Leaving Mr. Mackenzie », où les ellipses du discours du personnage sont comblées par la ré-écriture d’une glose ventriloque qui spécule sur le silence.

  3. La manière dont le malaise de lecture semble être ainsi évacué par la réception critique semble ainsi ouvrir l’espace d’une révision, dont nous mettrons quelques aspects en lumière principalement à travers les extraits de deux lectures du dénuement de Julia dans After Leaving Mr Mackenzie : celle d’Elaine Kraf dans « Jean Rhys: the Men in her Novels (Hugh Heidler, “The Gigolo”, and Mr Mackenzie) », où la lecture s’attache à l’intrigue en faisant des personnages rhysiens des doubles les uns des autres, et celle d’Elaine Savory dans « After Leaving Mr Mackenzie and the Question of Gender », dont la lecture reconnaît bien l’impossibilité de catégoriser la position de Julia uniquement selon des critères sociopolitiques, mais sans aller au bout d’une logique qui maintiendrait, au cœur même de sa lecture, la latence irréductible du malaise.

  4. Nous interrogerons la lecture d’Elaine Kraf par le biais d’une citation emblématique dans laquelle le besoin des personnages féminins de Jean Rhys devient un motif narratif :

The women in Jean Rhys’s novels are very human, comprehensible, and above all, knowable. In fact, to know one is, in many respects, to know all of the injured and bravely deteriorated heroines in Rhys’s creative universe. Which can be viewed as a single, on-going work about a woman who lives alone in a third-rate Paris hotel, the victim of her self-destructive nature and of her dependence, for survival, upon men. And it should not be construed as an indictment of her work that these women can be viewed as one redundant figure.24

  1. L’accent que met cette lecture sur la typologie des personnages féminins chez Jean Rhys en fait des sortes de paradigmes, « comprehensible, and above all, knowable ». L’évidence des personnages rhysiens, mise en avant ici, émane du choix de lire les romans de Rhys en série, comme des variations sur le même personnage et sur la même trame narrative d’un roman à l’autre, « to know one is […] to know all ». L’enjeu de tous les romans de Jean Rhys paraît ici résumé en une seule ligne, « a single, ongoing work about a woman who lives alone in a third-rate Paris hotel, the victim of her self-destructive nature and of her dependance, for survival, upon men. » La dimension de survie et du relais de cette survie par les hommes se range totalement, dans cette lecture typologique, du côté d’un paradigme victimaire qui ne remet pas en cause le quadrillage du pouvoir et n’interroge pas les bougés d’un système d’opposition binaire tel qu’il est mis en crise par la dimension de résistance de cette « vie nue ». En plaçant le pathos de la situation des personnages du côté d’une lecture sociopolitique et peut-être aussi clinique, « her self-destructive nature », cette lecture semble éviter de se mettre à l’écoute des dimensions d’opacité du personnage. Elle paraît chercher au contraire à expliciter une obscurité où se dissout pourtant l’évidence d’une lecture reposant sur la prédictibilité des schèmes de l’intrigue.

  2. Elaine Savory, elle, va plus loin, dans la mesure où elle reconnaît l’opacité inquiétante du personnage de Julia qu’elle perçoit bien comme constitutive du personnage :

The Rhys woman is subversive not just in intention and reaction to social conditions but in her very existence as a puzzling, riddling, self-questioning loose cannon who continually destabilises conventional values for women, sexuality and male behaviour towards women and easy definitions of national, class and ethnic identity. Rhys’s collective portrait of women at different stages of life destabilises all easy definitions, racial, gender, class and national25.

  1. Bien qu’elle reconnaisse et mette en évidence l’inconfort de la lecture et l’obscurité à la fois instable et déstabilisante des personnages rhysiens, qui leur permet d’échapper aux nomenclatures sociopolitiques et culturelles normatives, Elaine Savory ne va pas au bout de ce fil de lecture. Elle évacue dans une certaine mesure le malaise qu’elle perçoit et qu’elle énonce en le repliant, là encore, sur une dimension sérielle, paradigmatique du besoin chez les personnages féminins de Jean Rhys, comme figures subversives, sans entrer dans l’analyse détaillée des discours et les modalités subjectives de ces instances paradoxales qui échappent aux systèmes et les mettent en crise.

  2. Elle désencombre également le malaise qui se joue au niveau des personnages lorsqu’elle aborde, ainsi que nous avons choisi de le faire dans cet article, la dimension du besoin en se plaçant du point de vue des personnages masculins : « Horsfield thinks of himself as a decent man in conventional English terms but does not seem to be comfortable with the role of male provider, which is part of that social identity26. » Les notions mobilisées par la critique, « decent », « conventional », « social identity », sont bien sûr pertinentes dans la mesure où elles reflètent le quadrillage de pouvoir sociopolitique tel qu’il est pensé par le personnage de Mr Horsfield, mais elles sont également symptomatiques de la grille normative qui subsiste dans le langage critique qui n’exprime le malaise qu’en termes d’attentes sociales et de rôles historiquement et culturellement déterminés. Cette lecture qui reste dans le champ du quadrillage socioculturel ne se donne pas l’occasion d’entendre que le malaise du personnage, donnant lieu ensuite à un malaise de lecture, est lié non seulement à un malaise culturel, une inadéquation entre les désirs individuels et les attentes créées par les constructions sociales, mais aussi et surtout à la dimension archaïque, primaire du besoin de Julia.

  3. Le point sur lequel ces lectures de Jean Rhys appellent le questionnement le plus important est peut-être leur volonté de maintenir leur analyse solidement arrimée à des schèmes narratifs qui sont pourtant radicalement mis en crise par la dimension d’expérimentation formelle aiguë de Jean Rhys. Alors qu’elles choisissent de ne pas lâcher le fil d’une intrigue elle-même sans cesse mise à mal par l’éclatement de la forme en micro-unités narratives, dans l’absence de schèmes temporels stables, ces lectures de Jean Rhys ouvrent l’espace d’un travail qui s’attacherait plutôt au tissage poétique des voix. Cette position critique permettrait alors de dépasser la lecture typologique des personnages féminins et masculins ainsi que la dimension paradigmatique des intrigues dans les quatre premiers romans de Jean Rhys, et de mettre en valeur la richesse des potentialités de lecture engendrées par la force du malaise, mise au travail de l’œuvre.

 

  1. Nous avons donc tâché de rétablir ici les résonances du malaise dans After Leaving Mr Mackenzie, en dépassant la tentation de désencombrer la lecture, et en risquant au contraire la lecture à l’épreuve du malaise. Tissée de dissonances sourdes, de bougés infimes, porteuse d’un vertige qui se fabrique à même la matière du texte, la poétique du malaise demande à ce que l’on tende l’oreille, à ce que l’on cesse de résister à ses effets. Dans cet éclairage, le personnage de Julia se propose alors, en tant que corps et sujet de la « vie nue », comme un véritable personnage conceptuel, à l’instar d’un Bartleby. La tâche des lecteurs de Rhys serait alors d’explorer le travail sourd du malaise, de le faire résonner en lui inventant un langage. Il s’agirait alors non plus de rendre explicite ce qui résiste à l’interprétation, mais de repousser les limites de la lecture et celles du langage critique pour témoigner du tort et de son malaise à l’œuvre : « C’est l’enjeu d’une littérature, d’une philosophie, peut-être d’une politique, de témoigner des différends en trouvant des idiomes27 ».

Œuvres citées

Agamben, Giorgio. Homo sacer : le pouvoir souverain et la vie nue. Traduit de l’italien par Marilène Raiola. Paris : Seuil, 2003.

Benjamin, Walter. « Pour une critique de la violence ». 1921. L’Homme, le langage et la culture. Traduit de l’allemand par Maurice de Gandillac. Paris : Denoël, 1971. 23-55.

Davidson, Arnold E. « The Art and Economics of Destitution in After Leaving Mr. Mackenzie ». Studies in the Novel 16.2 (1984) : 215-27.

Foucault, Michel. Histoire de la sexualité : I : la volonté de savoir. Paris : Gallimard, 1976.

Kraf, Elaine. « Jean Rhys: the Men in her Novels (Hugh Heidler, “The Gigolo”, and Mr Mackenzie) ». The Review of Contemporary Fiction 5.2 (1985) : 118-28.

Lyotard, Jean-François. Le Différend. Paris : Minuit, 1984.

Lyotard, Jean-François. « Sur la force des faibles ». Jean-François Lyotard. Paris : Editions Inculte, 2010. 17-36.

Mellown, Elgin W. « Character and Themes in the Novels of Jean Rhys ». Contemporary Literature 13.4 (1972) : 458-75.

Savory, Elaine. « After Leaving Mr Mackenzie and the Question of Gender ». Cambridge Studies in African and Carribean Literature. Jean Rhys. Cambridge : Cambridge University Press, 1998.

1 W. Benjamin, « Pour une critique de la violence », 53.

2 G. Agamben, Homo Sacer : le pouvoir souverain et la vie nue.

3  Ibid., 16.

4  Ibid.

5  Ibid., 93.

6  M. Foucault, Histoire de la sexualité : I : la volonté de savoir, 179.

7  Ibid.

8  J.-F. Lyotard, « Sur la force des faibles ».

9  M. Foucault, Histoire de la sexualité : I : la volonté de savoir, 180.

 

10 C’est le cas d’Elaine Kraf dans « Jean Rhys: the Men in her Novels (Hugh Heidler, “The Gigolo”, and Mr Mackenzie) », entre autres.

11 M. Foucault, Histoire de la sexualité : I : la volonté de savoir, 181.

12  W. Benjamin, « Pour une critique de la violence », 53.

13  J.-F. Lyotard, « Sur la force des faibles », 27.

14 Ibid., 30.

15 J.-F. Lyotard, « Sur la force des faibles », 31.

16 M. Foucault, Histoire de la sexualité : I : la volonté de savoir, 180.

17 J.-F. Lyotard, Le Différend, 31.

18 Ibid., 24.

19 Ibid., 24.

20 J.-F. Lyotard, Le Différend, 29.

21  M. Foucault, Histoire de la sexualité : I : la volonté de savoir, 180.

22 J.-F. Lyotard, « Sur la force des faibles », 33.

23 J.-F. Lyotard, Le Différend, 29.

24 E. Kraf, « Jean Rhys: the Men in her Novels (Hugh Heidler, “The Gigolo”, and Mr Mackenzie) », 118.

25 E. Savory. « After Leaving MrMackenzie and the Question of Gender », 83.

26 E. Savory, « After Leaving MrMackenzie and the Question of Gender », 72.

27 J-F Lyotard, Le Différend, 30.