Richard Pedot
Université de Paris Ouest
What makes The Lost unconventional is the way Mendelsohn comes to suspect that this very freedom to organise and shape is complicit with so many of the things he fears most: the tyrannies of exclusion, the manipulation of material. However well drawn the characters, however good the story, we are always aware of what has been lost in the making1.
Dans les premières pages de The Lost, l’auteur se remémore la première fois où il se risque à poser une question sur le sort de son grand-oncle, Shmiel Jäger, et de sa famille, Juifs ukrainiens tués par les Nazis, et devant la réponse sans ambages qu’il reçoit — « They raped them [les quatre filles] and killed them all. » (22) — se trouve interdit, incapable sur le coup de formuler une question à propos de la réponse reçue, et de manière appropriée. « [T]o frame, elaborately, a question » et le faire « in a way that didn’t seem inappropriate » (22) : toute l’entreprise de Mendelsohn semble se rassembler dans ces mots dont chacun pèse d’un poids conséquent. On peut pressentir que la question peut se révéler aussi, voire plus, difficile et importante que la réponse attendue ; qu’il s’agit — pour retrouver un sens obsolète de l’adjectif — de quelque chose de laborieux, pénible autant qu’élaboré, minutieux, raffiné ou encore sophistiqué. La question, en outre, ne se pose pas, il faut la formuler, mieux : l’encadrer, pour ne pas se laisser déborder par une inconvenance. De là se déduit une mise en garde fondamentale justifiant la nature en partie spéculaire du récit : ne pas s’approprier les questions — ce qui ne ferait que préempter ou interdire les réponses — mais les approprier au but poursuivi, pour autant qu’on le connaisse.
Le verbe to frame prend également un relief particulier dans le contexte plus général du livre, eu égard à l’omniprésence souvent troublante de photographies comme éléments cruciaux de la quête. Dans l’abstrait, il évoque une construction, une mise en œuvre et aussi un encadrement ou encore une structuration selon une syntaxe donnée. Dans le concret, il renvoie à l’art pictural, par exemple photographique. Cette oscillation entre, pour le dire trop schématiquement dans l’immédiat, une acception linguistique du verbe et une acception picturale rend sensible une aporie — c’est-à-dire, étymologiquement, un embarras, un mal-aise — au cœur de l’œuvre. Je veux parler des effets de bord et de débord, la logique parergonale, sur lesquels Derrida a attiré notre attention dans La Vérité en peinture, mais plus précisément de la forme que prennent ces apories dans la conjonction disjonctive du texte et de la photographie dans The Lost, qui définit la quête du récit.
The Lost suit a priori le schéma narratif de l’enquête : il s’agit de remonter le passé pour répondre à certaines énigmes, parmi lesquelles les circonstances exactes des crimes commis et l’identité de certains protagonistes (comme le dénonciateur ou les justes qui ont tenté de protéger les victimes). Mais il s’agit également de résoudre ou d’atténuer un malaise profond, intimement lié à la Shoah mais qui a également des résonnances plus personnelles. À commencer par le souvenir choisi pour introduire le récit. Ce souvenir, qui aiguise l’appétit de savoir, concerne l’étrange effet que faisait parfois sur « certaines personnes » l’entrée de l’auteur dans une pièce où elles étaient rassemblées, lorsqu’il avait six ou sept ans : elles se mettaient à crier en raison de sa grande ressemblance à son grand-oncle (3). Un secret troublant donc, une étrangeté irréconciliablement logée au cœur de l’intime — c’est une définition de l’Unheimliche freudien2 — donne le la au récit, met en mouvement la quête que constitue ce livre. Le schéma de l’enquête est donc passablement troublé dès l’origine et plus encore par l’entremêlement de la petite et de la grande histoire (story / History), selon le principe, emprunté à un commentateur de la Torah, que : « often it is the small things, rather than the big picture, that the mind can comfortably grasp: […] for instance, it is naturally more appealing to readers to absorb the meaning of a vast historical event through the story of a single family » (18). L’objet dernier de la quête, qui ne peut plus non plus se restreindre à être l’objet de l’enquête, n’en est que plus compliqué à établir.
Enfin, la construction narrative ne saurait prétendre aboutir tant elle est par avance taraudée par le secret de l’écriture, « écriture du désastre » (Blanchot), inquiète de sa propre possibilité ou de ses propres ressources contre l’ « inconnaissable » (15, 16). L’entrelacement de passages essentiellement narratifs, de passages réflexifs sur l’herméneutique biblique, le recours à la photographie, les rapports indécis entre toutes ces modalités du dire, tout cela montre à la fois l’effort pour rassembler ce que l’on sait et ce que l’on ne sait pas en un récit pacificateur et la conscience d’une forme d’échec. En d’autres termes, les préoccupations récurrentes de l’auteur concernant les questions de mise en forme et d’interprétation, bien qu’elles paraissent quasi inévitables de la part d’un universitaire spécialiste de littérature antique, comme Mendelsohn se définit souvent, ne témoignent pas d’une posture postmoderne vis-à-vis du dépérissement des grands récits, particulièrement criant dans le cas de la Shoah, mais d’une urgence faite récit.
Cette urgence est sensible à chaque page. Un premier exemple d’un agencement fréquent, serait la première occasion où Mendelsohn interrompt — et prolonge — son récit familial par une longue réflexion sur la narration et l’interprétation (en l’occurrence de la Genèse). Cette méditation suit un commentaire métatextuel sur les histoires perdues, celles que le grand-père, pourtant grand conteur, n’a jamais rapportées, et s’articule avec ce commentaire à partir d’un même mot : « unknowable ». Mendelsohn se souvient qu’en dépit de tous les récits dont son grand-père l’abreuvait, il n’avait jamais parlé de son frère, de sa belle-sœur et de leur quatre filles et songe que ceux-ci n’étaient pas tant morts que perdus, disparus de la surface de la terre ainsi que des récits du grand-père (15) — d’où l’immense intérêt que leur histoire revêt pour le futur auteur, intensifié par le silence même du volubile aïeul qui donnait sa force à la question : « his silence, unusual and tense, irradiated the subject of Shmiel and his family, making them unmentionable and, therefore, unknowable » (15).
Unknowable : le mot est repris immédiatement et constitue à lui seul le premier paragraphe du commentaire sur les gloses de la Genèse par deux célèbres rabbins : Shlomo ben Itzhak, dit Rashi (début du 11e siècle) et Richard Elliot Friedman (20e siècle). Seul le mot répété semble indiquer que c’est toujours la même réflexion qui se poursuit ici, mais on se rendra compte que l’apparente digression littéraire ou philologique est également guidée par ce qui concerne l’auteur au plus haut point. S’il signale sa préférence pour l’interprétation que fait Friedman de la manière dont la Torah débute — en ce qu’elle est essentiellement une préoccupation d’écrivain (« How do you begin a story? » 18) —, c’est parce qu’elle implique que c’est souvent, comme énoncé plus haut, par les petites choses que l’esprit saisit le mieux la complexité des questions et qu’elle justifie ainsi le point de vue adopté par Mendelsohn. Ceci ne veut pas dire que la Torah serait une forme ou une source de réponse à la question de l’inconnaissable et de ce fait la fin du malaise, grâce à une vertu perlaboratrice. Le mot-pivot même, « unknowable », est le signe et la manifestation d’une conjonction disjonctive entre les deux récits ou interprétations ainsi rassemblés, forme élaborée d’une question très élaborée à même de nous faire réfléchir sur la manière appropriée d’interroger.
Le terme « unknowable » fonctionne plutôt comme un seuil qui cartographie à la fois une jonction et une séparation entre deux univers qui simultanément s’affrontent et se fondent l’un dans l’autre, tant il est difficile de décider si c’est le commentaire de la Torah qui gouverne la question du récit de la disparition, du récit disparu, ou si ce n’est pas, en même temps et contradictoirement, ce dernier qui inspire la lecture du commentaire rabbinique, lui communiquant son malaise et son urgence. Paradoxalement, les deux pans discursifs tiennent ensemble par ce qui ne tient pas, ce à quoi aucun n’échappe, l’insaisissable — « ce à quoi l’on n’échappe pas », remarquait Blanchot3.
Avec cette première des nombreuses gloses de cette nature, s’annonce déjà que c’est toujours de la même formulation laborieuse d’une question appropriée qu’il s’agit, dans des registres qui paraissent éloignés, mais qui se révèlent parfois d’une proximité inconfortable. Ainsi, le premier chapitre de la deuxième partie, intitulée « Caïn and Abel », interpole dans un long passage en italiques — signe de la glose biblique — l’épisode du fratricide dans la Genèse et les données brutes sur les derniers jours des Juifs habitant le petit village d’Ukraine où vivaient les six disparus. Ceci ressemble à un moment où ce qui est connu — Mendelsohn a effectué des recherches minutieuses, érudites (elaborate) — semble se fondre dans une histoire à l’architecture moins fragile4, appuyée qu’elle l’est sur une tradition herméneutique. Mais ce n’est pas pour autant un moment de résolution — qui signifierait la fin de la quête. À aucun moment du livre, en effet, l’auteur ne verse dans l’explication biblique de la solution finale. Même l’allusion à la tentative d’expliquer l’origine de la violence en retournant au « grand récit biblique du péché originel du fratricide » (83) ne dit rien de ce qu’il est possible d’en conclure. Le rapprochement entre le séculaire et le religieux reste brutal, et le parallèle inconnaissable, d’une ironie incommensurable — les dernières lectures de la Torah auront été les récits d’extermination (le déluge, Caïn et Abel). Ainsi, malgré les italiques, l’histoire de l’extermination ne penche pas vers l’exégèse biblique. L’intrusion du séculaire dans le religieux et vice versa nous oblige en fait à repenser les phénomènes en jeu, et cela parce que tout récit d’élucidation est toujours déjà, comme le récit biblique, en attente d’élucidation — d’où l’intensité de ce labeur de formulation des questions.
Le récit, sous quelque forme qu’il s’offre, est tendu par un désir d’organisation pour tenter d’échapper à « ce à quoi l’on n’échappe pas », retrouver et rassembler ce qui est perdu parce qu’il est absent des histoires qu’on raconte, perdu au sens. C’était bien l’histoire que Mendelsohn espérait pouvoir raconter, « [a] story that had a beginning, a middle, and an end », comme celles de son grand-père (436-437). Mais les aléas de sa recherche, les nombreux récits recueillis, l’ont mené à ce point de reconnaître pour son propre compte « the eternal conflict between what happened and the story of what happened » et le fait que « le triomphe inévitable du conteur » regorge de dangers (437), celui de ranger les faits en tout trop cohérent pour être digne de foi (347). Le diagnostic, cependant, est incomplet car il repose sur une séparation « trop nette », quasi narratologique, entre histoire et récit, pour le dire avec Genette5. Il s’arrête au constat du hiatus entre les événements et le récit qui les relate sans prendre en compte la manière dont ce récit, pris dans ce rapport impossible, devient aussi, en même temps, son propre objet, dès lors que le récit de la quête s’abîme dans la quête du récit dont sa spécularité témoigne.
Le malaise, l’inconfort, du récit ne résulte pas seulement de la contagion par un malaise dans l’histoire — l’horreur nazie, les insuffisances des témoignages encore accessibles (menacés par les trous de mémoire, la subjectivité des témoins, la disparition ou la non-existence de documents, …). Il appartient également intrinsèquement au récit, prisonnier de ses propres contraintes. Le jeu entre les deux types de texte que nous avons déjà en partie décrit illustre bien cette résistance ambiguë à la fascination de la forme, qui est mieux décrit comme jeu de formulation. Prenons, pour l’observer sous l’angle formel, l’emploi des italiques. Nous avons remarqué qu’ils pouvaient sembler indiquer le lieu d’une réponse, par association avec le texte biblique comme arkhè ou comme telos. Mais si l’italique est ainsi, massivement, associé à la glose, son irruption hors de ces longs passages à portée herméneutique dérange une fois encore le partage apparent car elle signale des points de contact énigmatiques qui troublent la relation entre la glose et le « hors-glose ». Le changement typographique affecte souvent des mots ou des phrases qui dès lors trahissent leur caractère d’énigme comparable aux questions qui gouvernent les plus longues digressions, comme si celles-ci débordaient leur cadre prescrit.
Un exemple fréquent est celui du yiddish, qui est presque toujours suivi d’une traduction immédiate en anglais et en caractères romains, comme le fondamental « Oy, er zett oys zeyer eynlikh tzu Shmiel! » — « Oh, he looks so much like Shmiel! » (6). Sous des dehors simples, il y a plus, dans l’apport d’une traduction, qu’une courtoisie envers le lecteur car la nécessité de traduire en a d’abord été une pour l’auteur lui-même, lorsqu’enfant il surprenait des fragments mystérieux comme celui-ci qu’il ne put véritablement comprendre que plus tard, ayant appris le yiddish. On entrevoit ici un chiasme où une phrase simple, en yiddish, acquiert le statut d’une formule en hébreu digne des gloses les plus érudites en même temps que les commentaires (sur les commentaires) de Torah se teintent, par ce voisinage, d’un sentiment intime proche de l’Unheimliche. Le yiddish, il faut le noter, est associé d’abord au secret, à ce qui ne se livre, si cela se livre, que par bribes : « Because Shmiel wasn’t much talked about, and because when he was talked about it tended to be in whispers, or in Yiddish, a language my mother spoke with her father so that they could keep their secrets6—because of these things, when I did learn something, it was usually by accident. » (19) Il renvoie également à des épisodes inconfortables sinon douloureux, comme lorsque des pleurs accueillaient le jeune garçon, à la violence et à la mort.
On peut donc autant dire que les italiques dans le récit débordent et s’enflent en glose que l’inverse : que s’infiltre en lui, en provenance de l’univers herméneutique, un souci des secrets de la langue. L’italique — et cela n’est pas limité au yiddish — dès lors acquiert une puissance figurale bien au-delà de la simple variation typographique, comme ouverture de l’affect7. Un moment stratégique du récit, qui suit l’allusion au yiddish, nous le démontre. L’auteur égrène la liste des bribes de conversation engrangées dans sa jeunesse et s’attarde sur l’une d’entre elles en particulier, un des pivots du récit : « Once, I overheard my grandfather saying to my mother, I know only that they [Shmiel et sa famille, à ce qu’en déduit le garçon] were hiding in a kessle. Since I knew by then how to make adjustments for his accent, when I heard him say this I simply wondered, What castle? » (19) Moment clé : de la bouche du grand conteur que fut le grand-père tombe par accident dans l’oreille du futur historien de la famille un fragment narratif qui sera le ferment de la quête du second. Le trouble de la transmission, qui vaut pour tout le récit, se comprend en termes benjaminiens. Mais ce partage involontaire autant qu’incomplet n’est pas comparable au passage de relais de « bouche en bouche8 » qui selon Benjamin assurait la survie des histoires. Le grand-père n’a jamais transmis ainsi ce que l’auteur voulait entendre, qui est significativement disséminé dans la quantité d’entretiens menés auprès d’acteurs et de spectateurs directs et indirects qui ne pourront jamais, au vu de l’importance du grand-père, remplacer ce dernier, moins encore en tant que conteur — ce qui condamne par avance la quête à l’incomplétude, à moins de la confondre au simple (r)établissement des faits perdus. Mais ce n’est pas que la mort de l’aïeul bouleverse la transmission, c’est que la mort — celle du frère ou grand-oncle et de sa famille — manque à la transmission. Si « c’est surtout chez le mourant que prend forme communicable non seulement le savoir ou la sagesse d’un homme, mais au premier chef la vie qu’il a vécue, c’est-à-dire la matière dont sont faites les histoires9 », alors les circonstances obscures de la disparition des six membres de la famille redoublent bien la perte dont parle Mendelsohn : la mort et la vie rendues incommunicables.
Les italiques ici mettent donc en relief le désastre d’un récit à l’origine du récit de Mendelsohn — en tant que quête. Les rapports qu’ils signalent confusément avec l’exégèse de passages obscurs de la Torah pointent la difficulté de rassembler de façon organisée les faits bruts — « to make the raw data into a story » (437) — et la nécessité, en particulier à deux générations de distance, de se concentrer alors sur la question de l’art de raconter. En témoigne ce commentaire, repris en italiques, à propos d’une petite-fille de survivante : « it was like what she was interested in was not so much the story of her grandmother but how to tell the story of her grandmother. How to be the storyteller. » (433) Il faudrait rajouter « comment être le conteur à la place du conteur », car c’est le signe du grand bouleversement dans la transmission telle que la pensait Benjamin que c’est le petit-fils qui rêve de transmettre à son grand-père l’histoire que celui-ci ne put lui raconter :
Long ago, I had begun my search hoping to know how they had died […] because I thought my grandfather […] might rest a little easier—a sentimental notion, I am aware—if I could finally give an answer to the question that, when I asked it of him, he would merely repeat to me with a shrug and a shake of his head that said he would not talk about it: What happened to Uncle Shmiel? (436)
Répondre à la place du conteur, qui en répétant la question, occupe celle de l’auditoire, c’est l’impossibilité même, c’est une garantie que la question demeure car il n’y sera pas répondu avec l’autorité voulue, qui vient de la mort10. Là se niche le plus grand malaise, dont le flottement que nous avons voulu montrer entre deux types d’élaboration de la question — ou de la réponse — est un autre indice.
Qu’en est-il, en ce contexte, du recours à la photographie, autre avatar du framing ?
Si l’on suit Barthes évoquant « cet entêtement du Référent [de la photographie] à être toujours là11 », les photographies insérées dans The Lost peuvent au premier abord être abordées comme un moyen de suppléer aux manques du ou plutôt des récits. Mendelsohn paraît le suggérer lorsqu’il fait une allusion implicite à l’écrivain W. G. Sebald comme modèle possible : « from a German writer you admire you may realize, with some surprise, that under certain circumstances pictures and photographs, which you may have thought inappropriate to or competitive with serious texts, can add a certain dignity to some sad stories » (34). Et en fin de compte, la photographie est dès le départ « embarquée » dans le projet de Mendelsohn (qu’il s’agisse de photos anciennes ou prises au cours des voyages de l’auteur) et d’une certaine manière ce projet peut être considéré comme la poursuite d’une image qui mettrait fin à la poursuite en ce qu’elle aurait capté le référent manquant dès l’origine. Mais comment expliquer en ce cas le malaise ressenti face à toutes ces photographies, et ce jusqu’à la toute fin du livre, et même au-delà, à la relecture ?
Cela peut être attribué au caractère perturbant de chaque photographie, le « ça-a-été12 » ressassé par chacune ayant trait à des personnes victimes ou survivantes de l’extermination nazie. La « confusion perverse entre deux concepts : le Réel et le Vivant » atteint son comble ici : l’attestation de vérité nous porte à croire à la vie de l’objet photographié mais ce réel étant signifié comme passé « suggère qu’il est déjà mort13 ». Barthes dit ailleurs que l’« Urdoxa14 » indéfaisable de la photographie — l’obstination du ça-a-été — peut confiner à la folie puis que la photographie en même temps néantise l’objet et affirme son existence passée15.
Notons que cette possibilité de la folie, basculement, sans cesse s’inversant, du familier dans l’inquiétant, du vivant dans le mort, du réel dans le fantasmé, remet nécessairement en cause les affirmations de Barthes sur le caractère intraitable du référent de la photographie ou plus exactement les déplace dans une zone d’indétermination où la photographie, même « réaliste », ne peut plus être dite simple enregistrement ou garantie de la réalité du référent, ni de la référentialité de la réalité16. Mais ce trouble de la théorie est un signe du trouble de la photographie, non sa négation. L’hésitation dont on parle le fonde jusqu’à le porter à un paroxysme — l’hallucination ou l’affolement ne pouvant toujours être tempérés — lorsque le sujet de la photographie a été anéanti dans la Shoah17.
Nous ne nous attarderons pas sur l’effet individuel de chaque cliché, ni sur l’effet d’accumulation produit. Ils sont indéniables mais ne suffisent pas à expliquer le sentiment d’inquiétante étrangeté produit par l’ensemble des textes et des images, et en ce sens ne sont pas particuliers à l’ouvrage. Ceci dit, nous en déduisons déjà que le lien avec le texte ne sera pas d’évidence et qu’il pourrait se révéler une autre source du malaise de la lecture : les photographies, loin de toujours suppléer à un manque du récit, peuvent le multiplier par leur propre manque ; loin de montrer là où le récit ne peut que parler ou ne peut plus parler, elles en appellent toujours à lui, comme lui à elle. C’est ce rapport de conjonction et d’exclusion aux effets parergonaux vertigineux que nous devons aborder maintenant.
Commentons la citation par laquelle Mendelsohn paraît justifier son choix formel. Qu’on le rapporte aux œuvres de l’écrivain allemand ou à The Lost, le propos — aussi juste qu’il soit — est faussement naïf. Rien n’est moins certain que l’adjectif « certain » qui laisse dans le flou ce qui fait la dignité ajoutée et à quel degré ainsi que l’hypothèse qu’il lui faille suppléer des récits qui sans cela ne serait que tristes. La relation n’est donc pas très définie, même si l’on passe par la négative : elle ne serait ni « inappropriée » ni « compétitive ». On perçoit dans la première qualité (« ne pas être inapproprié ») un écho avec ce qui pourrait bien être l’enjeu central : savoir formuler les questions (« in a way that didn’t seem inappropriate »), mais ici il ne s’agit pas (d’abord) de se garder d’une élaboration inappropriée de celles-ci mais d’une relation inappropriée avec une (autre) manière — peut-être appropriée — de formuler les questions. La double négation dit bien un souci et un désir : qu’il n’y ait pas de hiatus, de conflit — de compétition — entre les deux modes d’expression. Elle dit aussi qu’il ne faut pas compter sur une complémentarité ou une analogie absolues entre eux.
Ce qui n’est surtout pas dit, c’est que le recours à la photographie serait la manière la plus adéquate de construire, cadrer, encadrer les questions douloureuses et par suite y mettre fin. En fait, il convient également de se demander, eu égard au risque de désaccord, si le texte n’a pas également pour fonction d’éviter les débordements possibles de l’image. Mais c’est aller de difficulté en difficulté. En effet, cadrer une photo (ou son « sujet »), l’encadrer, ne prévient pas mais plutôt déclenche les apories de la logique parergonale. Derrida souligne le problème de « l’inscription dans un milieu, du découpage [on pourrait dire framing] de l’œuvre dans un champ dont il est toujours difficile de décider s’il est naturel ou artificiel et, dans ce dernier cas, s’il est parergon ou ergon18 ». En ce qui concerne The Lost, le milieu dans lequel la photographie est inscrite (transformée en texte ?) est bien le texte qui porte ce nom, mais l’on a une idée immédiate du problème de cette inclusion si l’on se porte sur la limite parergonale entre le milieu textuel et la photographie comme œuvre, pour découvrir la difficulté d’identifier le premier comme parergon ou ergon, tant l’interdépendance ou le conflit des deux sont malaisés à définir. Si le récit textuel, graphiquement au moins, cadre et encadre les photographies, il ne peut être considéré comme premier ou principiel de facto car, nous les verrons, les photographies ne s’y glissent pas simplement, ni ne l’interrompent sans façons, elles en sont aussi une des sources, et à ce titre son milieu.
On se souvient de la relation chiasmatique entre le récit « profane » et la glose « biblique » autour du mot « unknowable ». Nous avons négligé un point important, qui interrompt et en même temps corrobore l’argument avancé : entre les deux textes, les deux occurrences du terme pivot, s’invite une représentation photographique à l’effet assez mystérieux. Deux photos de visages plutôt ressemblants dont on ne voit que le bas sont alignées horizontalement, mettant en avant deux bouches cousues sur un silence énigmatique. Entre les deux références linguistiques explicites à l’insaisissable, donc, un autre avatar, pictural, est introduit comme un coin signifiant par là que l’inconnaissable ne saurait être unifié, pas même sous la forme d’une référence négative — comme on parle de théologie négative. L’effet est de ruiner toute analogie entre tous les modes possibles du sens perdu. Mais le coin qui divise est lui-même fendu par un autre, un blanc sans image ni mot, et il est impossible dès lors de se retenir à l’évidence du « ça-a-été » : les clichés sont assez proches pour pouvoir se confondre, mais quelque détail du menton, quelque différence perceptible dans le grain, renvoyant à deux dates fort différentes pour chacune, et l’énigme de ce double cadrage sur deux bouches closes repoussent tout repli confortable, même limité, dans un référent.
En effet, comprendre que ce sont deux détails du visage de l’auteur et de son grand-oncle n’y change rien, ne les transforme pas en illustration, la connaissance ici ne suffit pas à lier les deux images partielles. Elles illustrent certes la ressemblance de manière frappante et donnent visage à l’affect douloureux mais ce visage est morcelé dans des fragments de miroir et ce qu’il illustre donc est une brisure qui affecte tout. Elles sont donc, pour le texte comme pour la photographie, à la fois une image de césure et la césure d’une image, couvrant et découvrant à la fois ce à quoi l’on ne peut échapper. Elles ne se substituent pas au langage défaillant, confirmant plutôt ce que Blanchot notait à propos de Wittgenstein : « Le “mysticisme” de Wittgenstein, en dehors de sa confiance dans l’unité, viendrait de ce qu’il croit que l’on peut montrer là où l’on ne pourrait parler. Mais, sans langage, rien ne se montre19. » À cet endroit comme à tant d’autres dans The Lost, la photographie — en ce qu’elle est indissociable du texte mais inassimilable à lui — montre que l’on ne peut dire et dit que l’on ne peut montrer et réfute l’aphorisme conclusif du Tractatus Logico-Philosophicus : « Wovon man nicht sprechen kann, darüber muss man schweigen20. »
Se taire, c’est justement ce à quoi le grand-père était contraint et à quoi le petit-fils ne peut se résigner, au point, nous l’avons dit, de vouloir être conteur à la place de son grand-père et pour lui. Et se taire, c’est ce que les photographies, soigneusement rangées « inside a plastic baggie inside a box inside a carton in my mother’s basement », vont longtemps faire ainsi que les locuteurs : « For a long time there were only the mute photographs and, sometimes, the uncomfortable ripple in the air when Shmiel’s name was mentioned » (7). Mais bien sûr, elles non plus ne peuvent se taire et elles aussi réclament du texte une relation appropriée. C’est d’une conjonction disjonctive dont il s’agit : les photographies se joignent au texte et s’en écartent dans le même tourbillon aporétique autour d’un questionnement comparable. Elles peuvent ainsi dominer le texte où elles sont insérées, à l’instar de ces deux fragments de visage que l’on trouve en page 7, juste avant que ne soient évoqués les quelques clichés muets qui témoignent des six disparus. La syntaxe affolante et affolée du récit en images et en texte s’y expose dans toute sa force.
La disposition des fragments est similaire à celle, juste commentée, qui sera reprise quelques pages plus loin, mais cette fois-ci c’est le regard des deux personnages qui est découpé. En ce qu’ils ponctuent l’évocation des pleurs et des exclamations étouffées provoqués par la vision du jeune garçon, et donnent pour ainsi dire chair au point d’exclamation du « Oy, er zett oys zeyer eynlikh tzu Shmiel! », ils répondent au récit qui les précède et en transmettent l’affect, en « montrant » la bouleversante ressemblance. Mais justement, quels que soient les effets de cadre, d’inscription de l’image (le découpage et le montage des fragments), l’affect est ce qui ne peut être représenté et qui œuvre toujours à se re-présenter au présent comme phrase inarticulée ou en appel d’articulation21. En ce sens, les deux clichés et leur combinaison peuvent être dits répéter et moduler les phrases-affects que sont les pleurs, les exclamations étouffées, les balancements et les tremblements, et même les échanges en yiddish, langue alors familière et étrangère pour l’auteur (6), ou témoigner de l’affect dans leur idiome, mais en aucun cas aboutir à une explication. En d’autres termes, le point d’exclamation est dans le même temps un point d’interrogation.
Comme dans l’exemple précédent, le référent possible de chaque fragment, que l’on devine, s’efface devant le référent absent de l’ensemble : la nature de la relation de double, ce qui serait, dans un sens non prévu par Barthes, le véritable « Intraitable » de l’image22. Blanchot évoque deux versions de l’imaginaire, l’une qui nous aide « à ressaisir idéalement la chose », l’autre qui nous renvoie « non plus à la chose absente, mais à l’absence comme présence23 ». Il semble que la mise en regard des regards rend l’absence plus présente encore en la dédoublant et la redoublant. Si, « par ce qu’il y a d’inflexible dans un reflet [l’image], nous nous croyons maîtres de l’absence devenue intervalle24 », l’intervalle entre deux clichés affiche l’absence comme une trace insituable qui parcourt tout le récit — texte et image — et fait sentir l’illusion de toute maîtrise. On le constate dans l’indécidabilité de son statut. Appartient-il au parergon des deux clichés ? et en ce cas dans quelles limites ? selon quelles modalités ? Ou fait-il partie de l’ergon formé par le diptyque comme élément syntaxique, copule visible / invisible et scandaleuse par son secret ?
La première hypothèse nous entraîne à interroger les limites du parergon ainsi défini : s’arrête-t-il au blanc de la page faisant du texte le « milieu », pour reprendre Derrida, d’où il se « découpe » ? Ou le texte est-il également à considérer comme ce parergon dont le hors-œuvre recule indéfiniment ? La deuxième hypothèse se porte sur d’autres frontières, les mêmes vraisemblablement dans le vertige des déplacements : où passe la différence entre l’absence d’œuvre des parerga (blanc, texte) et l’œuvre de l’intervalle comme blanc ? Il n’y a pas de choix possibles entre les hypothèses ni d’issue aux apories suscitées. On dira plutôt que les deux fragments photographiques interrogent le texte qui les évoque, les convoque à la barre de ses questions, mais sans pouvoir purement et simplement sortir du cadre élaboré également par lui. Dans toute l’ambiguïté de l’expression, les photographies — celles-ci, mais à leur manière toutes celles que l’on rencontre dans The Lost — regardent le texte : le surplombent25 et le traversent, mais aussi le concernent, c’est-à-dire sont l’objet de son regard. Et nous regardent.
Les deux exemples évoqués sont à la fois singuliers et représentatifs de l’instabilité des rapports entre texte et image dans The Lost. La mise en forme, exceptionnellement dramatique, en fait des moments marquants des questions élaborées. Outre leur position en début de l’(en)quête, ils participent d’une mise en récit particulière des enjeux principaux de l’œuvre qui se meut inconfortablement sans point d’arrêt entre questionnement fasciné (le regard dont on ne peut définir la direction) et réponse introuvable (la bouche cousue du conte interdit)26. Néanmoins, toute tentative d’établir, à partir d’eux ou de l’ensemble, une grammaire de ces conjonctions est vouée à l’échec et ne produirait que des constats sans grande portée intrinsèque, car ce qui se répète est l’insaisissable. Ne pouvant non plus, à l’inverse, envisager de nous perdre dans la spécificité de chaque occurrence, nous pouvons malgré tout faire quelques réflexions d’ensemble, provisoires, sur la dynamique narrative de The Lost en « découpant » — encore le framing — deux moments significatifs dans le déroulement de l’enquête / la quête : le début et la fin.
Voici le schéma apparent : dans le parcours herméneutique qui fonde l’œuvre, c’est comme si le récit (en texte et en image) était tendu vers la découverte d’une image définitive qui prendrait, entre autres choses, la forme de la cachette, le fameux kessle. Cette découverte se fera en effet et donnera lieu à des documents picturaux mais ni dans l’ordre de l’enquête, ni dans celle de la quête, cette image ne signifie la fin ou, en termes derridiens, ne clôt l’archive ouverte au début — en particulier par les photographies, « so fastidiously preserved in my mother’s family archive » (7).
« The Formless Void », c’est le titre brutal du premier chapitre de la première partie. Il est suivi sans transition de la photographie (recadrée ? non recadrée ?) d’un jeune garçon impeccablement coiffé et portant cravate et chemise blanche. Ainsi, avant que le récit proprement dit ne commence, s’impose une image (verbale) de chaos, de manque absolu — le vide n’est pas seulement vide, il est sans forme, sans trace. L’entrée en « matière », si l’on peut dire, est des plus dynamiques : elle met l’œuvre au défi d’un vide à remplir, d’une forme à trouver. Mais ce qui défie plus encore l’entendement, c’est que le vide informe soit sans préambule lié à une image plutôt rassurante en sa trivialité, mais dont le confort nous est dénié par la proximité inimaginable entre petite histoire séculaire et grande histoire religieuse. À tout le moins, nous sommes conduits à nous demander de quel vide, de quelle absence de forme (frame) il s’agit ici.
Il serait toutefois presque rassurant de penser le défi uniquement dans les termes énoncés plus haut et de croire en la possibilité d’un récit herméneutique, dans le souci conjoint de donner contenu et structure au vide initial, et en la possibilité d’une saturation de l’archive dans une forme finie. La question la plus dérangeante est donc celle de la possibilité de donner forme au vide pour n’aboutir peut-être qu’à une forme vide. Elle passe d’emblée entre texte et image, dans cette ressemblance / analogie suggérée entre l’image textuelle et la photographie. Tout se passe comme si le cliché donnait corps et figure au vide informe tandis qu’est interrogée l’évidence d’une présence ou référence et d’une forme associée habituellement à une telle image. Avant d’être en mesure de comprendre quelle analogie est en jeu, nous sommes plongés dans ce rapport indicible à l’image devenue garçon, au garçon devenu image ravivant une autre image disparue.
Dès le départ, il est donné à comprendre que nous sommes éloignés du principe d’archivage à quoi la photographie, par son statut documentaire, devrait faire songer. Derrida explique : « Dans une archive, il ne doit pas y avoir de dissociation absolue, d’hétérogénéité ou de secret qui viendrait séparer (secernere), cloisonner, de façon absolue. Le principe archontique de l’archive est aussi un principe de consignation, c’est-à-dire de rassemblement27. » Or ce premier chapitre déroge au principe de rassemblement et d’homogénéité. Le récit textuel, lui-même divisé autour de la question de la vérité, n’y pourvoit pas car il ne permet pas de s’y retrouver dans les images, dont aucune n’est légendée. Il peine à se faire l’archiviste des documents picturaux sous la forme d’un enchaînement narratif qui leur donnerait une place indiscutable.
Les photographies sont dispersées (pas de principe d’ancrage apparent), parfois découpées, et se suivent dans un ordre qui ne semble pas répondre à une logique (celle de l’enquête) mais à une nécessité non énoncée (liée à la quête) : après l’image du garçon, le diptyque des regards, puis le portrait en pied d’un homme que l’on suppose être Shmiel, le diptyque des bouches cousues et enfin un portrait de groupe devant un camion au centre duquel on est tenté de reconnaître le même homme entouré de deux employés. L’archive picturale est bel et bien menacée par le secret, qui gouverne en silence le jeu des découpages et des échos entre clichés et qui, mystérieusement, disperse encore tout au long du livre au lieu de rassembler les déjà rares photographies des membres de la famille disparue tirées des réserves maternelles.
Le « mal d’archive », qui confine au malaise, se signale aussi par l’absence déjà notée d’ « étiquetage » des clichés, qui laisse le lecteur ou spectateur seul face à l’ « entêtement référentiel ». À vrai dire, ce n’est pas que la légende manque, au sens strict — ce vide est comblé avec un peu de mémoire et de perspicacité —, c’est plutôt que l’absence légende d’abord les photographies des six disparus puis, par contagion, toutes les autres : « Shmiel. Killed by the Nazis. The latter was, we all understood, the unwritten caption on the few photographs that we had of him and his family » (7)28. Et la mort, la pulsion de mort, qui opère en silence, souligne Derrida, ne laisse pas d’archives : « Destructrice d’archive, elle l’aura toujours été, par vocation silencieuse29. » D’où, dirait-on, un mouvement inverse de multiplication, l’archive s’ajoutant à l’archive et interdisant dès lors de « l’archiver sans reste. L’archiviste [l’auteur et conteur] produit de l’archive, et c’est pourquoi l’archive ne se ferme jamais. Elle s’ouvre depuis l’avenir30. »
Cette ouverture paradoxale prend une tournure singulière qu’il convient de commenter. Daniel Mendelsohn deviendra le destinataire et l’archiviste d’une dédicace répétée au dos de quasi toutes les photographies envoyées par Shmiel à ses frères et sœurs en Amérique : « Zur Errinerung », que l’auteur traduit d’abord par « as a remembrance of » (23) puis, plus spécifiquement, par « to remember me by » (25). En fait, « zu » destine le travail de mémoire (Errinerung est un verbe substantivé) à l’avenir, sans vraiment indiquer qui fera ce travail — en l’occurrence, l’enfant qui répétera le destinateur aux yeux des survivants. À cela, il faut ajouter que deux de ces inscriptions sont en partie reproduites et, fait exceptionnel, en lien étroit avec le récit qui les mentionne (sur la même page). Classique illustration ? Si illustration il y a, elle est loin d’être simple : pourquoi en effet reproduire photographiquement ce qui se laisse aisément reproduire typographiquement ? C’est plutôt comme si se reproduisait cette alliance indécise de deux regards sous la forme du rapprochement de deux écritures, chacune étant la trace de l’autre comme trace ; comme si, dans l’irrémédiable disjonction et dans l’évidente continuité entre elles, l’une, la manuscrite, devait (désirait ?) être plus « vive » par sa convocation de l’avenir que l’autre, celle de l’historien et classiciste, dans son évocation heurtée du passé qui ne peut qu’augmenter l’archive et l’empêcher de se fermer — la quête, le récit interminable, l’emporte alors sur l’enquête, incomplète.
Mais l’incomplétude ne tient pas uniquement aux limites, évidentes, physiques, du connaissable. L’archive est menacée par le secret (« la cendre même de l’archive », dit Derrida31), le travail d’archive — comme on dit travail de deuil — lui-même. En outre, l’accumulation de documents n’entraîne pas la certitude d’une réponse, car ces documents posent question à l’origine, sont potentiellement autant des questions que des interrogations. Au bout du compte, le malaise ressenti pourrait bien provenir de ce que l’enquête à peine lancée souffre du mal d’archive, dont la conjonction disjonctive entre texte et photographie est un trait : ils n’échangent pas leurs lacunes contre un plein, ils creusent laborieusement, « labourent », un vide informe.
Pourtant, en fin de récit, il s’est passé quelque chose depuis la brutale confrontation au vide informe, et le signe en est que la forme à laquelle on est parvenu n’est pas une forme vide, que The Lost n’aura pas été — loin s’en faut — un exercice strictement formel. Une sorte de sentiment d’accomplissement accompagne la fin de l’avant-dernière partie, dans son tout dernier chapitre. De nombreux vides se sont vus comblés, même ceux qui n’avaient pas été envisagés : « in the end, we’d learned far more about what we hadn’t been looking for than about what we’d set out to find » (436). Ce court chapitre récapitulatif, de plus, est singulièrement dépourvu de photographies, comme si elles avaient accompli leur office et si le récit était de la sorte parvenu à ses fins, à un équilibre acceptable entre les faits avérés et leur mise en forme par le conteur, ou entre cette proximité qui vous en rapproche, vous fait rentrer en possession des archives (« the artefacts we possess ») et la distance qui rend possible l’organisation et la mise en forme (« to organize and shape those bits into a pleasing and coherent whole » (437)) ; un équilibre qui, à tout le moins, vous autorise à penser, dans les toutes dernières lignes du chapitre : « It’s enough […] Genug is [ist?] genug. […] We’re finished. » (438)
Mais bien sûr, le livre n’est pas achevé et avant même d’aborder la dernière partie, une image (textuelle) creuse le texte, dès le titre : « HOME AGAIN (A False Ending) ». Le retour chez soi symbolise la fin des voyages et de la quête d’un Télémaque des temps modernes — « FOR A LONG time, I thought this was the end of our travels, and the end of the story. » (433) — mais résonne étrangement dans le vide laissé par ceux qu’aucune quête ne ramènera jamais à la maison32. Retour de l’Unheimliche plutôt33 — que le sous-titre logé à l’abri de ses parenthèses ne peut prétendre dissiper entièrement.
Ce chapitre, malgré tout, nous l’avons suggéré, se veut mesuré ; il décrit un moment de défaite consentie, où il est renoncé à atteindre l’image ultime où tout serait lisible et visible, tous les fragments rassemblés dans la maison du récit : « there were only tantalizing fragments: fragments that, […] could never, it was now clear, quite come together to make a whole picture. » (435 ; je souligne) Ceci n’empêchera pas que le désir renaisse d’un dernier voyage, à la poursuite d’un terme satisfaisant — « a sense of an ending » (450) — à la quête entamée des années auparavant (450). Plus précisément, il s’agit, pour conclure le récit, de mettre en regard l’ignorance totale où le voyageur était à son premier voyage au savoir partiel lors de ce dernier voyage : « There will never be certainty, never be a date, a place: but see how much we learned. An ending that showed how close we’d gotten, but also how far we’d always be. » (450)
À la veille de cette dernière étape, donc, le récit admet qu’il ne pourra aller plus loin qu’un récit sur l’impossibilité de faire mieux, de boucler la boucle (rentrer à la maison) par un dénouement aristotélicien, ou une image totalisante. Même si un lieu de première importance sera découvert, cette découverte — pas plus que la conclusion — n’aura pas pour autant lieu, pas même ce lieu-là. Ici, ce n’est plus (seulement) le temps qui s’affole, c’est désormais l’espace, maintenant que le projet est devenu celui d’arpenter les rues du vieux shtetl en toute connaissance de cause, ou presque — « to stride confidently around my family’s town » (450). Les images de lieux vont proliférer, à l’inverse de celles de personnes, plus rares. Un plan imprécis, tracé à la main, situant approximativement la maison de la famille de Shmiel Jäger, pourrait faire entrevoir la fin du sentiment d’inquiétante étrangeté — si celui-ci se caractérise comme « quelque chose dans quoi, pour ainsi dire, on se trouve tout désorienté34 » —, d’autant plus si l’on considère que cette carte va être complétée par les découvertes qui vont suivre. Mais il n’en ira pas ainsi.
Faute de pouvoir les commenter toutes, resserrons le commentaire sur deux images, à la fois textuelles et picturales, qui ont trait au point culminant de la quête de l’auteur, l’endroit où Shmiel et sa fille Frydka furent cachés puis assassinés. Pour l’une d’elle, tout part d’un mot qui était appel à récit : kessle, ce fameux château où le jeune garçon pensait un temps avoir servi de refuge. À ce titre, c’est une image de conte de fées, il n’en existe pas ailleurs que dans le monde merveilleux des histoires du grand-père. Mais cela, c’est avant que la réalité rattrape l’enfant devenu adulte, avant qu’il ne finisse par se trouver enfin dans ce lieu, qui aboutira, entre autres, à une image « référentielle » : une photographie (483). En son centre inférieur, une bouche d’ombre qui semble rendre l’espace qu’elle troue encore plus étroit : une trappe ouverte dans le plancher d’un petit salon, pris d’un angle très rapproché, où se trouvent trois personnes qui sont comme projetées par la force centrifuge de ce vide. C’est en descendant dans cette cachette que l’auteur comprendra enfin son erreur : son grand-père n’avait jamais parlé de château (castle devenu kessle dans sa prononciation), mais de kestl (boîte, en yiddish).
Trois images sont ici croisées. Une image faite de mots, d’abord, un « cliché » de conte, auquel l’enfant voulait ou ne pouvait que se raccrocher : « All these years ago [I] had heard what I’d wanted to hear, a story like a fairy tale, a tragic drama complete with a nobleman and a castle » (482). S’y mêle une image à la fois visuelle (la photographie) et verbale (le récit), qui frappe comme une révélation, comme LA révélation attendue : « They’d been hiding in a terribly small and enclosed space, a space that someone, somewhere, must have once described as being like a kind of box, a kestl, and now I was standing in the box, and now I knew it all. » (482 ; je souligne) Cette découverte, enfin, s’accompagne ou plutôt se complique d’une autre qui introduit un troisième type d’image que nous avons négligé jusqu’ici : l’image sonore. Il ne s’agit pas seulement de voir l’endroit « de ses propres yeux » mais aussi de « comprendre enfin le sens des mots » (482) prononcés des années auparavant, ces mots où nous avons vu un des pivots du récit.
C’est aussi bien d’image mnésique qu’il s’agit, laissée par l’accent dont l’auteur se souvient qu’il était commun à toutes les personnes âgées qui se mettaient à pleurer en le voyant, « the accent that haunted, faintly but perceptibly, my grandfather’s speech » (5). On constate donc, non sans confusion, qu’au moment où le voile de l’accent est déchiré, il réapparaît comme ce qui aura toujours hanté le projet du petit-fils comme une quête secrète, celle de la parole du conteur. Le mot sera compris parce que l’auteur prend pied dans l’image manquante (« now I was standing in the box ») et que la panique fait (re)surgir l’image utilisée par le grand-père : « I fought back the panic and thought, This is horrible, it’s like being in a— » (482). Dès lors, on peut répéter qu’il aura toujours eu un lien secret entre les histoires orales du grand-père et le récit du petit-fils, voire une tentative de substitution impossible de l’un à l’autre. Et tout ceci a trait à la disparition, se lie et se délie autour d’elle, disparition qui œuvre à même la langue, comme une image fantôme. L’accent en effet est menacé, comme cette prononciation du l particulière aux Juifs polonais, « a pronunciation that has, now, nearly vanished from the earth » (129), ou comme cet accent sur le nom propre, le Umlaut (c’est-à-dire : le son modifié) qu’il faut abandonner en arrivant en Amérique, même sur sa pierre tombale : Jäger devenant Yaegers, Yager, Jager ou Jaeger (7). La perte de l’accent est dans les deux cas le produit brutal de l’histoire, qui devient histoire de la disparition, et la revenance du grain de la voix fait aussi partie, sans qu’on le perçoive toujours, de ce qui peut ajouter « une texture émotionnelle » (33 ; je souligne) au récit. Il n’est pas étonnant, par suite, que la mémoire choisisse comme exemples marquants — accentue — des mots comme se souvenir, terrible ou vérité, comme lorsque les vénérables Juifs mentionnés ci-dessous évoquent le passé, « what had really happened at this or that vuhnderfoll or (more likely) tahrrible time, dollink, I vuz dehre, I rrammembah, and I’m tellink you, it’s de troott » (6).
C’est comme si tout n’avait qu’une opération de traduction, fondée sur la découverte de faits tangibles venant mettre fin au jeu de la fantaisie, comme si la fin du récit était avant tout la fin du conte — une histoire qui ne « cadrait » pas avec la terrible vérité. Mais, dans tout cela, point de certitude de tout savoir. Pour commencer, peut-on vraiment se tenir dans une image ? Quel lieu est une image, même une image de lieu ? Un lieu peut-il exister autrement que par un jeu de langage, de cadrage ? Il y a aussi cette curieuse tautologie : « The hole was just that: a hole. » (482), comme s’il était possible qu’un trou ne soit ni plus ni moins que ça, un trou. Il serait en ce cas la forme pleine d’un vide.
Voir le lieu de ses propres yeux non plus ne met fin à la quête. Une fois dans la cachette, l’auteur est dans le noir et prend une photo à l’aveuglette… qui ne révèle rien : « I […] blindly took a picture. The picture shows nothing, really: a blank wall garishly illuminated by a flashbulb. » (483) « L’illumination » cache encore ce que de toute façon on ne pouvait pas voir, laissant comme seule certitude l’évidence du lieu : « It had been here. » (483) Fait curieux, la photographie à la fin du paragraphe suivant est celle de la pièce avec le grand trou noir et si le lendemain, un meilleur cliché sera fait de l’endroit, il ne sera pas reproduit dans le livre, la seule évidence qui semble valoir étant celle du déictique, qui acquiert, dans l’emphase (l’italique), une force quasi performative encore sensible dans la conversation téléphonique entre Mendelsohn et sa mère : « it’s still there […] it’s all there » (484).
Les dernières pages sont effectivement tendues vers cette assertion du lieu, vers l’avoir-lieu du lieu ou encore le thereness de l’assassinat. Il est frappant, d’ailleurs, que l’auteur refuse pour un temps, sans preuve, d’accepter que la cave où il est descendu ne soit pas « l’endroit » — « I had been in that place, that cold place. It felt right. » (495) — et se réjouisse plus tard, en des termes similaires, de voir sa conviction confirmée — « I knew it, I thought. I had been inside, had been in the cold, cold place. » (501) Même si nous trouvons pas là la performativité du here ou du there précédents, nous sommes dans une configuration tout à fait comparable. La deixis suppose en effet un lien indispensable au locuteur — le ici, maintenant, etc. se comprenant toujours par rapport à l’énonciateur dans une situation d’énonciation donnée. Le lien est plus discrètement suggéré par la présence des démonstratifs ou, de manière plus atténuée mais perceptible, de l’article défini — héritier du démonstratif en anglais — mais un lien fort, quasi ombilical, avec l’endroit est également souligné par le fait que le locuteur s’est trouvé, s’est tenu, à l’intérieur de celui-ci (« I stood in the box »).
On avancera que la non-présentation de l’image de cet endroit si froid souligne que ce qui n’est pas (re)présenté, c’est le rapport au lieu, l’avoir-lieu du lieu dans l’inconfort intime du froid. C’est cela qui échappe à la fois au texte et au document visuel ou ne peut s’y manifester que comme déictique chargé d’affect — l’image en ce cas étant, autant que référentielle, déictique. Malgré toutes les certitudes rassemblées, le lieu se perd au moment même où il se trouve dans un (t)here. Cela ne signifie pas que le lieu n’existe pas et que rien ne soit possible qui tienne de l’évidence référentielle, du témoignage ou de la preuve. Néanmoins, s’il n’y a plus de raison de douter, se trouver sur les lieux est faire l’expérience d’une perte, une perte ambivalente.
C’est la dernière image qui l’explique le mieux. Il s’agit du jardin. Là encore, l’auteur se tient à l’endroit décisif : « I was standing in the place. » (501) Mais déjà cette répétition peut nous faire sentir que le lieu n’est LE lieu que par vertu de ce qui l’attache au locuteur — comme le lieu qui l’a précédé : « the cold, cold place ». Rien de défini en soi dans l’article défini, donc, il y faut un parti pris de définition. C’est d’abord une histoire de cadrage, encore et toujours, et non simplement de référent. En effet, il existe bel et bien une photo du jardin, insérée quelques pages plus haut, mais elle n’affirme aucun lieu sui generis. Dans ce rectangle prélevé dans un coin du monde, se distinguent arbres, broussailles, hautes herbes et — à condition de scruter — un minuscule personnage vu de dos, perdu dans l’ensemble. Rien ne s’impose d’emblée comme lieu, comme ce là où quelque chose a ou a eu lieu. Ce n’est que dans l’après-coup que l’on peut comprendre ce que comprend — au sens de contenir, également — le cadre rectangulaire et que le cliché devient celui DU lieu ou, autrement dit, devient un lieu d’identification narrative.
« The place », en l’occurrence, est d’abord « the place where it happened » (501), une idée, une hypothèse, jusqu’à ce que l’on s’y trouve : « I confronted the place itself; the thing and not the idea of it. » (501) Mais la photographie comme moyen d’identification du lieu et lieu de l’identification ne suggère-t-elle pas que le lieu est toujours entre la chose et l’idée ? C’est en tout cas ce que laisse à penser également la suite du récit, juste après cette affirmation de la choséité de l’endroit. Car, s’y trouvant, Mendelsohn se rend compte que sa recherche de « détails concrets (specifics) — autrement dit son enquête — pour donner vie à l’histoire (« to make the story come alive » (502)) constituait en fait un problème. Il s’en rend compte parce que, en cet endroit « le plus spécifique qui soit », il se souvient de ce que spécifique veut dire : apparence ou forme particulière à un individu ; mais il comprend en même temps que c’est justement l’expérience particulière de Shmiel et Frydka — dont leur mort en ce jardin — qu’il cherchait à approcher et qui est destiné à lui échapper :
I was reminded the more forcefully that they had been specific people with specific deaths, and those lives and deaths belonged to them, not me, no matter how gripping the story that may be told about them. […]
So, in a way, at the very moment I had found them most specifically, I felt that I had to give them up again, let them be themselves, whatever that had been. (502)
Le malaise, alors, est dans ce gain qui est aussi une perte, « a feeling of accomplishment but not a happy feeling » (502). Et c’est encore une fois le lieu, celui qui est au bout de tant de voyages et qui passe toujours sans s’y fixer par récit et photographie, se faufile entre les deux, qui se dérobe en s’offrant en une image, biblique mais divisée :
at the very end of my search I was standing, finally, in the place where everything begins: the tree in the garden, the tree of knowledge that, as I long ago learned, is something divided, something that because growth occurs only through the medium of time, brings both pleasure and, finally, sorrow. (502 ; je souligne)
Cette image nous invite en l’occurrence à nous garder de croire qu’en elle une boucle est symboliquement bouclée. Car non seulement elle ne saurait unifier toutes les images et tous les récits de jardin qui se retrouvent dans The Lost mais elle est à opposer à la toute première image de ce livre : l’arbre généalogique curieusement intitulé « The Family of Shmiel Jäger » (noter le Umlaut) — alors qu’il concerne cinq générations de Jäger et Mittelmark — amputé d’une branche à six ramifications. Cet arbre placé au début du livre d’ailleurs est peut-être, en fin de parcours, finally, la meilleure illustration d’une archive terminée et interminable et du trouble qui demeure, entre accomplissement et tristesse infinie.
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1 A. Philips. « What Can You Know? »
2 S. Freud, « L’Inquiétante étrangeté ».
3 M. Blanchot, L’Espace littéraire, 348.
4 La quête du récit qui rassemblerait tous les morceaux épars en une histoire serait plus consistante que celle dont le jeune garçon disposait au départ, « these scraps of whispers, fragments of conversations that I knew I wasn’t supposed to hear » qui ont éventuellement fusionné pour former « the thin outlines of the story that, for a long time, we thought we knew » (20).
5 Cf. G. Genette, Figures : III, 71-72.
6 Sur ce rapport complexe à la langue du secret, on pourrait lire les pages inoubliables qu’Elias Canetti consacre à la langue allemande comme langue du secret et de l’amour pour ses parents, puis de son intimité exclusive avec sa mère. (E. Canetti, La Langue sauvée).
7 Cf. J.-F. Lyotard, Discours, figure.
8 « L’expérience, transmise de bouche en bouche est la source à laquelle tous les conteurs ont puisé. » (W. Benjamin, « Le Conteur », 116).
9 Ibid., 130.
10 « La mort est la sanction de tout ce que relate le conteur. C’est de la mort qu’il tient son autorité. » (W. Benjamin, « Le Conteur », 130.
11 R. Barthes, La Chambre claire, 17.
12 « Le nom du noème de la Photographie sera donc : “Ça-a-été”, ou encore : l’Intraitable. » (R. Barthes, op. cit., 120).
13 Ibid., 123+124.
14 Ibid., 165.
15 Ibid., 177.
16 Il conviendrait en fait de relire La Chambre claire pour en rendre sensible la persistance d’une certaine métaphysique de la présence, vécue sur un mode mélancolique.
17 On pourrait dire alternativement avec J.-F. Lyotard (Misère de la philosophie) que ce n’est plus de la fausseté de la perception et de la vérité du temps qu’il s’agit, mais de la vérité, invérifiable, de l’affect qui « “(se) présente” chaque fois au présent » (« Emma », 74), ne pouvant se représenter (voir aussi « La Phrase-affect »).
18 J. Derrida, La Vérité en peinture, 69.
19 M. Blanchot, L’Écriture du désastre, 23.
20 Traduction consacrée : « Ce dont on ne peut parler, il faut le taire. » Une traduction plus proche serait : « Sur ce dont on ne peut parler, il faut faire silence. »
21 J.-F. Lyotard, « Emma », « La Phrase-affect » (Misère de la philosophie).
22 Intraitable qui n’est pas sans lien avec l’Unheimliche, lui non plus, si l’on se souvient que Freud associait la figure du double aux « motifs producteurs d’inquiétante étrangeté ». (S Freud, L’Inquiétante étrangeté, 236)
23 M. Blanchot, L’Espace littéraire, 353.
24 Ibid., 342.
25 Dans l’édition utilisée ici, de même que dans la première édition de la traduction française (Les Disparus, 18), elles sont tout en haut de la page, ce qui rend l’effet saisissant.
26 On songera à ce qui est dit des photographies archivées : « The photographs of Shmiel and his family were, after all, more fascinating than the other family pictures that were so fastidiously preserved in my mother’s family archive precisely because we knew almost nothing about him, about them; their unsmiling, unspeaking faces seemed, as a result, more beguiling. » (7 ; je souligne)
27 J. Derrida, Mal d’Archive, 14.
28 En fait, on apprendra que cette légende a été écrite au dos d’une des photographies, mais en partie refoulée (71-72) et c’est sa trace qui hante tous les autres clichés.
29 J. Derrida, Mal d’Archive, 25.
30 Ibid., 109.
31 Ibid., 154.
32 Comme le note J. Wood à propos d’Austerlitz de W. G. Sebald : « To bring back the dead, those “struck down by fate untimely” […] would be a miraculous resurrection, a reversal of history » (« Sent East », 15-16).
33 Cf. S. Freud, « L’Inquiétante étrangeté », 252 : « L’étrangement inquiétant [das Unheimliche] est […] aussi […] le chez-soi [das Heimische] ».
34 S. Freud, « L’Inquiétante étrangeté », 216.