Chantal Delourme
Université de Paris Ouest Nanterre
Le roman de Virginia Woolf, Orlando, abonde en parodies des formes du fini, et énonce ainsi son statut de miroir ludique de la poétique woolfienne telle qu’elle se réinvente depuis Jacob’s Room. Pour sa valeur exemplaire, on peut citer en premier lieu la parodie du biographe réaliste qui borne le chemin/la méthode de son récit par une factualité avérée par une fin : « the first duty of a biographer, which is to plod […] in the indelible footprints of truth […] on and on methodically till we fall plump into the grave and write finis on the tombstone over our heads » (O, 471). Où l’on notera du fait des pronoms personnels que la fin de ce récit signe aussi la fin du biographe qui se retrouve en contrebas, dessous la dalle, et écrit d’outre-tombe. Le récit réaliste fait donc de la vie, le procès à charge est clair, une épitaphe. L’écriture woolfienne ne se reconnaîtrait donc pas aux traits mélancoliques du «meurtre de la chose», ou tout en en témoignant ne s'y réduirait pas. Dans d’autres pages, la parodie tisse son texte aux formes qui tombent sous la loi du nombre, qui pour Virginia Woolf n’est que la répétition de l’ipséité : loi du nombre des cycles naturels, des calendriers, parasitée par l’humour, mais aussi des inventaires des biens qui peuvent paraître infinis alors que, n’étant pourtant que l’index de valeurs fétiches, ils sont toujours déjà finis : « Already — it is an effect lists have upon us — we are beginning to yawn. But if we stop, it is only that the catalogue is tedious, not that it is finished […]. The tale, we say, is tedious, for one cupboard is much like another, and one molehill not much different from a million » (O, 75). Dans l’inventaire (source du même ennui que la description de la maison de Hilda par Mr Bennett2), il y a en effet pour Virginia Woolf isomorphisme du fini que cela soit sous les traits de l’avoir lorsqu’il est pierre de touche fétichisante de l’effectivité d’un pouvoir qui confond la fin et le moyen, ou sous les traits de l’ipséité, qui du coup est toujours identique à elle-même comme chiffre de la clôture, et identique à elle-même même en son autre puisqu’elle efface le rapport avec la différence. Dans une autre page enfin, c’est une unité du récit qui vient se borner entre crochets pour témoigner de festivités publiques « all of which », nous dit la voix narrative, « is proprely enclosed in square brackets, as above, for the good reason that a parenthesis it was without any importance in Orlando’s life » (O, 177). Voici la parenthèse en question : « [Horses were put into carriages for the sole purpose of being taken out. Empty barouches and landaus were trundled up and down the High Street incessantly. Addresses were read from the Bull. Replies were made from the Stag […] » (O, 177). La parenthèse textuelle n’est alors qu’une excroissance parasitaire d’une certaine forme narrative de la vie publique pétrifiée dans la pantomine d’une communauté mythique rassemblée autour de son auto-célébration, qui finalement sera épargnée au personnage puisque, dans un ludique enjambement métaleptique, « she skipped it to get on with the text » (O, 177). Le texte fini aura été écrit pour ne pas être vécu, déchet parasitaire d’une communauté œuvrante. Lorsqu’enfin Orlando, comme texte se borne en sa dernière page, c’est dans l’entrejeu entre la surdétermination d’une date et la mise en crise de son régime de borne par les lignes qui la précèdent et tout au long du roman. La fin en aura été de fait pré-écrite comme ce qui ne viendra jamais occuper sa place textuelle. Il est à noter que la voix narratrice associe ce régime de l’in/finir à une différence entre les signifiants homme et femme et à un rire : « and we must snatch space to remark how discomposing it is for her biographer that this culmination to which the whole book moved, this peroration with which the book was to end, should be dashed from us on a laugh casually like this; but the truth is that when we write of a woman, everything is out of place — culminations and perorations; the accent never falls where it does with a man » (O, 215). La différence est histoire de régimes de scansion dont on peut (se) jouer.
Il faudrait encore ajouter que le mot « vie », avant que de l’accoler à un déterminant indéfini, se voit porté par d’innombrables discours ou ordres tous redoublés par leurs miroirs ludiques, et tous déhiérarchisés par la logique du rhizome : ainsi même si le texte porte le mot vie à la puissance de l’idée, du concept « what is life? », il n’y a pas pour autant de surplomb spéculatif qui relèverait le fini de l’idée objectivée par la transcendance de l’esprit. Ce n’est pas en ces termes que se représente ce qui a trait à la vie de l’esprit dans l’œuvre de Virginia Woolf, qui ne finit pas de brouiller le seuil entre sensible et supra-sensible : « whether we call it life or spirit, truth or reality, this, the essential thing, has moved off, or on, and refuses to be contained any longer in such ill-fitting vestments as we provide3 ». L’infinir ne sera pas dans le roman de l’ordre de la transcendance : ni celle de l’esprit, ni celle des idées invisibles, ni celle du divin. Là aussi, les allusions rieuses sont nombreuses : « not her ususal God », le seul dieu d’Orlando c’est celui de la littérature, et tous les renvois du texte à la littérarité plutôt qu’au référentiel sont bien là pour rappeler le double scandale d’une écriture qui affiche la souveraineté de son immanence selon un mode qui introduit une tension irrésolue, autre ligne de fuite qu’emprunte l’infinir.
Pourquoi double scandale ? Parce que d’une part la littérarité renvoie à l’incalculable du jeu de la lettre (souligné par l’extravagance et le ressort ludique que ne cesse de convoquer l’écriture/lecture d’Orlando) et que d’autre part, en une tension qui porte l’interprétation au seuil de l’inouï, depuis une logique de la sensation poreuse, capillaire, s’élabore une poétique de la vie comme immanence. Il faudra donc penser d’autres façons d’articuler l’immanence à la transcendance, mais non pas comme un au-delà, ni espace d’accueil, ni miroir, ni une condition, mais soit comme une différance derridienne qui suspend, inachève l’opposition, soit comme une intensification, un devenir intensif.
« Infinir : une vie » ne sera donc pas à penser sous la métaphore d’un horizon qui reculerait dans sa subordination à un point de vue, comme l’extension d’un champ spatial et temporel qui aurait été préalablement déterminé et dont on tirerait les bords : l’extension de la vie d’Orlando à quatre siècles qui ne sont que modulations culturelles d’une vie définie comme quête, n’est elle-même qu’une parodie d’une vie dont le non-finir serait conçu ainsi selon ce mode extensif (rappelons d'ailleurs que « le latin saeculum désigne à l’origine le temps de la vie4 »). L’infinir, et c’est là un des points de rencontre entre Virginia Woolf et certains domaines de l’épistémologie de son temps (la phénoménologie, la psychanalyse qui vient brouiller les frontières du moi, la pensée des formes dans l’esthétique), ne relève pas d’une borne qui serait dépassée, mais de la relation, de l’entrejeu en ses multiples modes, brouillage, dialectique, tension. Lorsque, comme le fait Virginia Woolf, on change le paradigme de « la littérature » en substituant aux schèmes de la réalité la question de l’être de la vie et au récit le questionnement du sens, l’infinir, loin de se jouer à une borne qui marquerait un au-delà, est en effet immanent à la « relation » au « rapport ». L’infinir peut alors courir sur la ligne de fuite d’une hétéro-genèse entretenue jusqu’à défaire les oppositions ou tendre vers le rapport hors ses termes.
Je suivrai certains modes de cet entrejeu sur trois plans : le premier en posant qu’infinir une vie ne se joue pas au-delà de son terme mais paradoxalement par l’inclusion de la mort (littérale ou métaphorique) dans la vie, selon des rapports complexes mais que l’on peut rassembler sous le verbe « survivre », à condition de se demander ce qui précisément survit et le rapport qu’entretient cette survivance avec la vie et la mort. Du verbe « survivre », Derrida déploie toute la polysémie et souligne l’indécidable balancement qu’il emprunte au poème de Shelley « the Triumph of Life » selon que l’on entend la valeur subjective (la vie triomphe) ou la valeur objective du génitif (une force triomphe de la vie)5. Derrida propose d’aborder le lien entre vivre, survivre comme une apposition : « ni conjonction, ni disjonction, ni équation, ni opposition, seulement une ponctuation marquant la pause avant que soit dit le désir d’une arête, d’un arrêt, d’une décision ferme. Espacement de ce que l’on pourrait ici nommer parage6 ». Je travaillerai alors infinir comme vivre, survivre. Dans le deuxième temps, je m’attarderai sur les entrejeux dialectiques dans la textuation de la différence sexuelle. Car il me semble que Virginia Woolf rencontre moins la figure mythique de l’androgyne que celui-ci ne rencontre sa poétique : non pas en tant que mythe platonicien, mais en tant que force d’entame du un et de l’ipséité. Déjà dans le mythe, l’androgyne est figure d’un impossible à la langue car comment écrire la différence sexuelle même abolie dans le « un » sans devoir écrire avec elle, y compris voire même surtout pour la remettre en cause, la rendre à la question qu’elle demeure. De plus, la vacillation dialectique des signifiants de la différence sexuelle a pour effet une relance sans fin entre le déchiffrement des marques, de leurs valeurs culturelles et politiques, et l’encryptement de leur signification lorsqu’elles ont trait au désir. Je donnerai à cette partie le titre suivant : Le chiffre infini de la différence sexuelle. Enfin, dans le troisième temps, je montrerai que la différence sexuelle est traversée chez Virginia Woolf par la question des expressions de l’être, appréhendée dans ses formes immanentes telles que celles-ci débordent les limites du « soi » et tendent vers un devenir impersonnel où s’entrecroisent sensible et supra-sensible. J’en suivrai le cours à la lumière du renversement que propose Deleuze dans son dernier article « Immanence : une vie » dans lequel il prête à l’article indéterminé la valeur d’indice du transcendantal. J’emprunterai le titre de cette dernière partie à Deleuze : Une vie : l’infinir d’une immanence absolue.
Infinir une vie opère par renversements paradoxaux de ce que la mort serait le terme de la vie. Le premier renversement consiste à faire de la mort l’objet insigne de la pensée comme en attestent les nombreuses spéculations qui ponctuent le texte : or ainsi que l’écrit Jean-François Lyotard, « la mort, comme limite, est par excellence ce qui se dérobe et se diffère, et par là ce avec quoi la pensée a affaire constitutivement7 ». Il n’y aurait pas de bio/graphein sans venir substituer au récit réaliste de la mort (« fall plump into the grave and write finis on the tombstone over our heads » 47) la question de sa limite et de son diffèrement.
Une autre modalité que peut prendre ce renversement paradoxal tient à l’inclusion de la faille, de la perte, de la mort dans toutes les formes de l’expérience temporelle de la vie au point que celle-ci s’y définisse sous le mode d’un survivre. Jean-François Lyotard souligne que le rapport de la survivance est constitutif de l’énigme du temps : si « le mot survivant implique qu’une entité qui est morte ou qui devrait l’être est encore en vie » c’est en tant qu’elle est « en rapport avec l’énigme que l’entité vient à son être d’étant et qu’elle s’en va de cet être. Qu’elle est donc en rapport deux fois, nécessairement deux fois avec “son” non-être. Apparaît et disparaît8. »
Non seulement toute expérience du temps dans le roman, comme nous allons le voir, est rapportée à un mode du survivre, mais la poétique woolfienne nous invite à penser les nombreuses formes de cette énigme animée par l’entrejeu entre « non-être » et « être ». Il s’agira d’interroger au plus prés par l’étude de quelques unes de ses formes, ce qui persiste, ce qui survit et sur quel mode.
C’est dans le contexte élizabéthain que Virginia Woolf introduit les figures de cette intrication entre mort et vie, par le récit de The Great Frost qui prélude à la perte de l’objet d’amour pour Orlando, en la personne de Sasha. Le texte multiplie alors les motifs de la vanité baroque et de la mélancolie antique, rappelant à la vie la loi naturelle de sa finitude. Mais il y a plus, car s’arrêter là reviendrait à ne pas noter une insistance, persistance qui traverse et déplace les motifs littéraires et iconiques de la vanité. Ils s’attardent tous en effet sur le seuil indécidable entre vivre et mourir en entretenant une tension entre une vie qui persiste et un mourir qui s’inachève :
The old bumboat woman who was carrying her fruit to market on the Surrey side, sat there […] with her lap full of apples, for all the world as if she were about to serve a customer, though a certain blueness about the lips hinted at the truth. Twas a sight King James liked to look upon, and he would bring a troupe of courtiers to gaze with him. (O, 25)
La vie insiste dans sa pétrification même d’une mort faite visage aux lèvres bleues dans le spectacle de laquelle les courtisans et le roi viennent regarder en face le vertige d’un seuil indécidable. Ou bien dans une perspective anamorphotique, elle subsiste jusque dans l’élan d’une naissance (« among strange other sights was to be seen a cat suckling its young » — O, 45) ou d’une passion qui coïncide avec l’ultime moment d’une mort différée, redoublant parfois l’enlacement de la vie à même la mort lorsque s’esquisse d’un trait une passion mortifère : « hurling themselves from the bank into the flood rather than let a gold goblet escape them, or see before their eyes the disappearance of some furred gown ». Ou bien de façon paradoxale, la limite entre vivre et mourir est soufflée par le néant : « she was blown in a puff of dust over the roofs as the icy blast struck her at the street corner » (O, 24). Par effacement alors, le seuil est brouillé. Vie qui insiste de son être jusque dans le non-être, vie qui survit dans l'ultime diffèrement, ou qui meurt moins qu’elle n’est soufflée par le néant.
Qu’en dire ? Là où la vanité symbolise le terme, Virginia Woolf rencontre dans l’écriture de la mort un de ses objets, ce en quoi constitutivement elle ne peut pas faire récit, et dont est démultipliée la figure, précisément ce qui objecte à la limite, ne s’approche que dans l’entrejeu d’un survivre qui en dialectise le rapport ou dans un souffle qui en emporte le seuil. Cette oscillation dans « l’énigme du temps » ouvre tantôt à un devenir fossile tantôt à un devenir spectral.
La perte de l’objet d’amour est l’occasion d’explorer un autre mode du lien entre mourir et survivre, de brouiller la différence entre vie et mort, de gommer les frontières du moi. Il s’y entrelace une double dialectique puisque ainsi que nous allons le voir, une forme de mort est la condition paradoxale d’une survie à une autre mort. L’épisode porte sur le sommeil de sept jours dans lequel est plongé Orlando après la perte et la trahison de Sasha, et suit comme dans un contrepoint le passage où l’auteur réaliste aurait lui écrit le mot finis. Il est présenté comme une parenthèse soustraite à la vie de la conscience. Une vie corporelle survit dans l’ignorance de sa vie d'âme, traverse le temps de l’absentement de son âme. Virginia Woolf approche par sa poétique ce suspens paradoxal d’une perte qui persiste et n’entre pas dans le travail du deuil puisque le moi épouse l’ombre de l’objet perdu. La perte s’infinit dans l’âme qui s’y efface : « the chambers of his [Orlando’s] mind » sont une crypte intime qui le hante en creux et pourtant s’extériorise dans toutes les marques de son absentement : ses trous de mémoire, sa position de témoin d’une vie qu’il ne reconnaît pas comme sienne, de sujet d’un savoir qui veille et s’ignore. La temporalité est alors paradoxale, hétérogène, puisque le présent se creuse de l’identification du personnage au non-être du passé au lieu d’en engager le deuil. Mais Virginia Woolf introduit une dialectique supplémentaire. Ce sommeil est pharmakon, poison mais aussi remède9. L’absentement est la condition d’une survie du moi, qui se garde ainsi d’une ombre « likely to cripple life for ever » (O, 48). Survivre est alors moins le dépassement d’une fin, que celle-ci s’infinissant dans une veille ne devient paradoxalement la condition d’un survivre.
But if sleep it was, of what nature, we can scarcely refrain from asking, are such sleeps as these? Are they remedial measures — trances which the most galling memories, events that seem likely to cripple life for ever, are brushed with a dark wing which rubs their harshness off and gilds them […] Has the finger of death to be laid on the tumult of life from time to time lest it rend us asunder? Are we so made that we have to take death in small doses daily or we could not go on with the business of living? […] and if so of what nature is death and of what nature life? (O, 48).
La vie, la mort entrent dans les « parages » l’une de l’autre, mais cette non-différence et non-identité ouvre elle-même à une équivoque : est-ce la vie endormie qui se protège de l’altérité radicale de la mort et transporte l’infinir de la perte dans son devenir comme une « intime altérité » (j’emprunte cette expression à Richard Pedot10) qui devient matrice de tous les souvenirs ? Ou ne serait-ce pas plus paradoxalement encore qu’en s’abîmant ainsi à la perte, Orlando en efface l’épreuve ? Etranges « parages » quand dans la vie s’insinue une forme de mort qui tout en même temps protège de son épreuve, quand une certaine altérité intime permet la forclusion d‘une autre altérité ? Qu’est-ce qui survit dans ce cas ? Peut-être moins l’objet d’amour que la négation de sa perte, laquelle survivra jusque dans les dernières pages du roman puisque les dernières figures à venir instancier la perte de Sasha passeront dans l’angle mort du regard d’Orlando, « unseen ».
Il n’est jusqu’à l’expérience du présent, dans un roman qui refigure moins le temps lui-même que son énigme qui ne soit l’enjeu d’un survivre. Virginia Woolf tisse alors sa poétique à même les spéculations aporétiques sur l’expérience du présent, et elle les rencontre précisément parce que chez elle le présent remet en jeu un imaginaire de la limite ou de son effacement. L’imaginaire du présent comme limite prend figure de différents vertiges dont le plus woolfien est lié à la menace d’un abîme : « Braced and strung up by the present moment she was also strangely afraid, as if whenever the gulf of time gaped and let a second through some unknown danger might come with it » (O, 223). Ou bien encore le présent semble fuir entre « le maintenant déjà plus du passé » et le « maintenant pas encore du futur »: « For what more terrifying revelation can there be that it is the present moment? That we survive the shock at all is only possible because the past shelters us on one side and the future on another » (O, 206). L’aporie se stabilise alors en figurant l’impossible point du présent comme « the narrow plank of the present, lest she should fall into the raging torrent beneath » (O, 207) dont l’effet paradoxal est de retenir Orlando en une absence au cours du temps qui défile plus vite qu’elle, à la fois sous ses pieds et autour d' elle. Mais le vertige peut aussi relever du transport du présent en un devenir continu figuré par la mobilité d’un regard qui depuis une voiture qui file ne voit que des bribes emportées par la vitesse, sans que jamais rien ni ne commence ni ne finisse, le continu d’un pur devenir qui ne prendrait jamais consistance et disperserait l’identité au pont de la mener au seuil d’un mourir « the chopping up small of identity which precedes unconsciousness or perhaps death itself » (O, 212). Ainsi se dramatise dans ces vignettes la question de l’ancrage diachronique lié au « maintenant » lequel fait de vivre comme survivre une condition ontologique et langagière.
Le roman y répond en dialectisant le point fixe fini et l’infinir du temps sur un mode qui fait écho à ce que Lyotard appelle la version moderne de la temporalisation : en faisant du « maintenant » le point d’origine permanent de l’extase temporelle. Virginia Woolf figure alors ce « maintenant » comme le point de vue construit par deux écrans sur lesquels se projettent, se rassemblent et se stabilisent les perceptions : « so that her mind regained the illusion of holding things together within itself, and she saw a cottage, a farmyard and four cows, all precisely life-size » (O, 212). Peut-on y lire figuration du « présent vivant » à la charge d’un « sujet transcendental » ? Sans doute pas car le propre du « maintenant est qu’il ne se maintient pas » : la présence et le présent ne coïncident pas ainsi que le figurent ces vignettes qui sont toutes des vignettes de dyschronie, où la conscience est en retard sur le temps ou bien brûlée par son devenir pur. « Le temps ne manque pas à la conscience, il la fait se manquer » écrit Jean-François Lyotard11.
Le paradoxe étant que le « présent vivant » ne se saisit que dans la ressaisie par la mémoire du vivant d’un passé (V. Woolf écrit moins la vie dans le temps que la façon dont les formes de vie, chronophores, le transportent), quand bien même ce serait pour en éprouver à nouveau la perte. Tout au long des quatre siècles qu’elle traverse, Orlando emporte dans le déval du temps les souvenirs de ses vies antérieures : l’anamnèse à rebours du temps est ainsi charriée dans le cours du temps. La survivance du passé infinit l’actuel en allé et œuvre au devenir du texte, et en cela fait de la mémoire et du texte le triomphe de la vie. Mais ces pages sont traversées d’oscillations : la persistance du souvenir est de nature composite, plurielle, hétérogène. Car la question à nouveau est la nature même de ce qui survit. La vie persistante recélée dans le souvenir est le plus souvent médiée par une sensation en laquelle Virginia Woolf loge un passé, un présent, la promesse d’autres anamnèses et même un devenir et que l’écriture rend souvent par un « présent réminiscent » quasi hallucinatoire dont le présent se fait l’hôte. Mais le souvenir est tout aussi bien trace spectrale qui ne dit plus la survivance de la vie mais de sa perte :
she was again sunk far beneath the present moment […] Through the great glass doors she could see the traffic in Oxford street. Omnibus seemed to pile itself upon omnibus and then to jerk itself apart. So the ice blocks had pitched that day on the Thames. An old nobleman in furred slippers had sat astride one of them. There he went — she could see him now — calling down malediction upon the Irish rebels. He had sunk there where her car stood. (O, 210)
Trois valeurs de la survivance, de ce qui s’infinit, se croisent ici. Le passé qui survit comme temps vivant dans l’adhérence de son être de vie, la spectralité de ce passé dont la perte insiste (par le biais des plus que parfaits), et l’ombre d’un devenir spectral dans ces instants saisis au seuil de la mort. Mais à son tour le devenir spectral pré-vient la spectralité à venir de cette vie présente « he had sunk there where her car stood », comme la loi d’un toujours déjà en puissance. Trois modes par lesquels le terme, la fin, la borne du temps se voient convertis en un infinir.
Je voudrais conclure cette partie par les remarques suivantes. Par deux fois, à propos de ces parages entre vivre, survivre, la voix narratrice observe que les philosophes seraient perplexes (« Shoals of eels lay motionless in a trance, but whether their state was one of death or merely of suspended animation which the warmth would revive puzzled the philosophers » — O, 25) ou répondraient à ce poison par le remède de la religion. A la même époque, Sigmund Freud qui s’avance dans ces parages entre vie et mort et les économies qui s’y jouent12 interroge la philosophie, la religion, et s’engage selon sa propre méthode à démêler ses parages. Mais c’est plutôt une autre voie que je voudrais proposer : celle que nous engage à suivre Jean-François Lyotard lorsqu’il fait de cette question de « vivre, survivre » en tant qu’ouverture à l’énigme du temps la condition d’une dette éthique et politique : « dans une réalité qui est tournée principalement vers la survie des complexités dans le monde physique, l’autre survie, la passibilité au non-être, quelque nom qu’on lui donne, est une dette qui persiste13 ». On pourrait reprendre ici le débat qu’engagea Virginia Woolf avec le roman réaliste.
Il va de soi que l’autre relation dont le roman sollicite les innombrables effets d’entrejeu, c’est celle de la différence sexuelle. Ce qui fait la radicalité de ses effets, et cette fois-ci au-delà de tout arraisonnement pathologique (comme Freud le faisait à la même époque lorsqu’il pensait l’homosexualité en lien avec la psychose) ou politique comme le fait Judith Butler aujourd’hui, c’est que Virginia Woolf se situe au plus près de la consonance entre les effets de la lettre telles que sa poétique les suscite, et la question de la différence sexuelle lorsqu’elle est sollicitée par les seuls jeux du signe, voire du signifiant. Les effets extravagants de l’écriture, de l’entrejeu ludique des sèmes de la différence sexuelle sont nombreux : ils font exploser les cadres génériques de la romance en y introduisant un parodique « gender trouble » (qui n’est pas sans interroger le lieu indécidable de la voix narrative), ils mettent en scène la monstration des déterminations culturelles dont ils soulignent le caractère à la fois contingent (puisqu’historique) et effectif tout en les réécrivant, mais il crée un trouble sans retour dans le système même de la langue, ses dualités grammaticales (he/she), sa syntaxe avec ses lois d’enchaînement anaphorique ou cataphorique, sa sémantique lorsque la stabilité des prédicats culturels vacille, partant tout le régime de la signification14.
Arrêtons-nous par exemple au seuil du texte, à la première phrase souvent commentée mais c’est là qu’est jeté comme un coup de dés : « He — for there could be no doubt of his sex, though the fashion of the time did something to disguise it — was in the act of slicing at the head of a Moor which swung from the rafters » (O, 11). C’est au seuil même du texte, dans le jeu indécidable que la syntaxe introduit dans une forme grammaticale pourtant marquée (« he ») que commence, ou plutôt qu’a toujours commencé l’infini de l’entretien dont la différence sexuelle est une des figures. Entretien toujours déjà commencé parce que le pronom « he » renvoie anaphoriquement à tout un champ de pré-déterminations, mais leur potentialité est à peine suscitée que tout vacille : quelle est la portée de référentiation du « he » ? Un corps ? Une personne ? Mais, nous précise la phrase, il peut y avoir dissonance entre l’habit et la personne et l’instance de la personne est alors double. L’axe du rapport de désignation entre un signe, qui en tant que tel n’est que marqueur de la différence sexuelle, et un référent se trouble. Si se trouble ainsi la référentiation, c’est que tout bascule sur l’axe de la signification. A savoir sur le jeu interminable entre signification et sens à entendre comme le potentiel des effets de la lettre et de l’énonciation. Au seuil donc, une indécidable hésitation (un homme ? un homme et une femme par le truchement du déguisement, un homme ou une femme? du fait du soupçon introduit par la modalisation) qui se trouve être la véritable matrice de tout le roman : elle marque et consomme d’entrée de jeu la rupture avec tout essentialisme de l’identité sexuelle, toute ontologie de la différence sexuelle, partant toute une tradition métaphysique15, à quoi il faut encore ajouter que l’énonciation introduit une dissonance dans le dire vrai par la modalisation emphatique de l’assertif « of course » qui le ruine. On est loin des figures de l’unité que pourrait convoquer la figure de l’androgyne tel que l’évoque l’éloge d’Aristophane dans le Banquet de Platon. Orlando lui-même, variation anagrammatique sur « andro » et sur les figures de l’autre introduites par le « and » ou le « or » est un régime de texte qui énonce que c’est au sein même de la langue, de ses marques, que s’interroge et s’élabore dans un même geste la question de l’identité pensée sous l’entrejeu de la différence sexuelle, qu’elle peut s’espacer en elle-même, à elle-même. Pas d’identité qui ne soit une, pas de marque qui puisse correspondre à une seule assignation. Au seuil donc, et c’est le propre de tout seuil, non pas seulement la vacillation comme indécidable, mais l’indécidable comme condition.
Cette entrée en matière a de plus un autre effet : si la phrase fait ainsi jouer non pas tout le système de la langue, mais la langue en tant que système, si elle rabat toute relation de désignation sur la seule mais infinie relation de sens, c’est qu’il n’y aura d’autre enjeu à la lecture que celle de la question de l’interprétation dont le premier chiffre est celui de la différence sexuelle et de ses combinatoires, mais c’est aussi que s’affiche par ce baptême une souveraine fiction puisqu’ainsi que l’énonce Barbara Cassin, c’est le propre de la fiction de pouvoir ne pas se soutenir de la dimension de désignation référentielle, d’engager un régime de la signification sans référence, ou plutôt, ainsi que le suggère Richard Pedot, de ne la tenir que sous le sceau de la potentia16, de la virtualité. Je cite Barbara Cassin, dans Le Plaisir de parler : « Un pseudos qui se sait pseudos et se donne pour tel […], un discours qui renonce à toute adéquation ontologique pour suivre sa démiurgie propre, c’est bien “la fiction” (plasma) romanesque17 ».
Cet enjeu se poursuit dans les effets que produit cette phrase liminale sur le pronom « he », par ailleurs pilier d’une dimension symbolique du patriarcat qui se trouve déconstruite ici par les effets de la différence sexuelle sur sa fonction grammaticale active : dépendant d’un contexte qui désamarre le logos de la référence, mais aussi introduit un jeu sans retour dans le régime de signification auquel Judith Butler donne le nom d’intelligibilité culturelle, elle-même reprise et parodiée par la fin de la phrase, il n’est plus le réservoir de déterminations ontologisantes ni de normes idéologiques; en tant que pro-nom qui s’articule d’emblée à la différence sexuelle (« she »), il devient le marqueur du pseudos, du masque, de la fiction, mais aussi de création (plasma) ainsi que le rappelle Barbara Cassin. Par cette entrée, « he » marqueur de la différence sexuelle, marque son entrée sous l’espèce de la fiction, le pronom de la dimension du signifiant (en sa nécessité et son semblant) : la portée de cette première phrase pose le dépassement du politique par le poétique. La fiction (mais on pourrait dire tout aussi bien pour une certaine part du moins — la différence sexuelle) n’est pas extravagante par qualité seconde, par contingence. Prenant ce cours sans amarre, elle est toujours déjà extra-vagante, hors des dimensions qui vaudraient pour droit chemin, que celui-ci soit déterminé par une origine, une référence, une nature, une norme : elle ouvre à une question, une autre figure de l’énigme.
Je voudrais m’arrêter sur un certain nombre d’énoncés du roman où s’articule la différence sexuelle pour en interroger les effets dans la perspective ouverte par les remarques précédentes. Je m’attarderai sur les passages où ce que le narrateur appelle « the vacillation from one sex to the other » (O, 132) affecte l’ordre de la grammaire et de la syntaxe et crée des potentialités de devenirs androgynes qui déplacent le système de la langue et le régime de la signification. A chaque fois, s’y trouve déconstruit ce qui pourrait renvoyer de la différence sexuelle à une nature, un corps, une biologie, une substance, et ce par la mise en scène du déchiffrement de son inscription. Comme le suggère Derrida, « dès qu’il y a de la différence sexuelle, il y a des mots ou plutôt des traces à lire […] mais dès lors, la différence sexuelle reste à interpréter, à déchiffrer, à désencrypter, à lire et non à voir18 ». Il n’est pas fortuit que ces moments relèvent d’une dramatisation de l’identification, dont il faut garder la polysémie résonante . Ainsi on notera que Sasha entre dans le texte comme « figure, whether boy’s or woman’s19 », plus tard « the person, whatever the name or sex », par le biais de comparaisons fantasques qui brouillent la différence sexuelle, pour être ensuite identifiée par autant de prédicats qui tantôt neutralisent la différence sexuelle, tantôt la maintiennent dans un différer qui abolit toute positivité du signifié auquel on donnerait nom aujourd’hui de différance derridienne :
When the boy, for alas, a boy it must be — no woman could skate with such speed and vigour — swept almost on tiptoe past him, Orlando was ready to tear his hair with vexation that the person was of his own sex, and thus all embraces were out of the question. But the skater came closer. Legs, hands, carriage, were a boy’s, but no boy ever had a mouth like that; no boy had those breasts, no boy had eyes which looked as if they had been fished from the bottom of the sea. Finally… the unknown skater came to a standstill. She was not a hands breath off. She was a woman. (O, 27)
Enfin se fixe l’identification d’une perception dont la valeur reste néanmoins altérée par la vacillation qui précède. On pourrait alors proposer un entrecroisement entre la différance derridienne laquelle est « au-delà de l’identité et de la différence » et l’énoncé de Lacan pour qui « l’inaccessibilité du transfini commence au deux20 ».
La scène d’identification est plurielle en ses effets : elle a valeur diacritique, dans sa façon de solliciter l’entrejeu entre le corps et la lettre, de soustraire la différence sexuelle au visible (« la différence sexuelle », écrit Jacques Derrida, « est lisible, non visible21 »), mais aussi dans sa façon d’exhiber les effets des constructions culturelles sur le corps du désir (à travers les réactions hétéro-normatives d’Orlando), dont joue et se joue la voix narrative qui mobilise ici toute la réserve de la dimension proleptique. Elle a donc valeur heuristique en ce qu’elle construit le statut d’inscription, de trace de la différence sexuelle, qui de ce fait échappe au domaine de la preuve, ainsi que le souligne Jacques Derrida. Lorsque des pages plus loin Orlando et Shelmerdine voient leur dialogue amoureux saisi par la théâtralisation de cette question, la démonstration de la preuve (« they had to put the matter to the proof at once » — O, 179) n’est que dans la relance du colloque amoureux (« and so they would go on talking, or rather, understanding » — O, 17922). On notera la valeur intransitive du verbe : il n’y aura ni preuve ni même objet de savoir à constituer de la différence sexuelle hors sa mise à l’épreuve par le discours de ceux qui l’articulent entre eux.
Car il y a une dimension supplémentaire dans cette scène d’identification : c’est sa dimension créatrice, celle qui relève de ce que Barbara Cassin appelle le « plasma ». En effet l’infinir de la différence sexuelle dans de nombreuses pages du roman réside dans l’entrejeu entre déchiffrement et encryptement de celle-ci précisément lorsqu’elle croise la scène subjective du désir : l’écriture alors joue à brouiller la lisibilité de ce qu’Alcibiade dans l’éloge de Socrate appelle « l’agalma », ces figurines des dieux cachées au cœur des Silènes, cette matière imaginaire lumineuse sont Virginia Woolf choisit qu’elle ne réponde pas du secret de la différence sexuelle dans le chiffre du désir d’un sujet. Ce qui est alors recélé au secret de l’encryptement, c’est-ce que Jean-François Lyotard appelle « l'écho de la différence sexuelle[…] » non pas comme l'événement « dont toute la vie de l'individu est occupée, inconsciemment à « régler » la sauvagerie23 » mais comme le devenir d’un incalculable. Virginia Woolf le chiffre plus qu’elle ne le déchiffre par le biais d’images de profondeurs ou du point de fuite qui chez le lecteur sera suscité par la façon dont la différence sexuelle le lit, puisque ainsi que l’évoque Derrida celle-ci est tout aussi lisante que lue24 : « no boy had eyes which looked as if they had been fished from the bottom of the sea » (O, 27). Ou bien elle fait de la langue figurale la langue du transport amoureux plutôt que de la sexuation. Mais tout aussi bien, à ne pas s’inscrire sous, c’est que le désir chez Virginia Woolf fait débord sur la différence sexuelle. L’encryptement en recèle une potentialité qui ne connait sa butée ni dans le sujet, ni dans l’objet.
L’entrejeu sollicité par l’écriture de la différence sexuelle a ainsi différentes valeurs : il est à la fois dialectique mais sans relève et le ressort de cette oscillation se retrouve dans l’efficace diacritique alors sollicitée qui ébranle les sèmes culturels et mythifiants qui adhèrent à la binarité. Il est l’enjeu d’une différance derridienne qui suspend, diffère, relance le jeu du signifié : « Problématique, mobile, non assurée, (la différence sexuelle) passe de l’un à l’autre, par l’un et l’autre, de l’une à l’autre25 » et par là voit son signifié rendu à l’indécidable. Mais il est aussi l’enjeu d’un devenir, d’une virtualisation, réserve de potentialités subjectives qui peuvent y trouver figure, faisant des mots, ainsi que l’écrit Mireille Calle Grüber, « un potentiel de mutations, où puiser d’inimaginés déménagements des choses de la pensée26 ». Reprenons depuis un autre passage : Orlando vient de devenir femme et la première « human shape » qui répond à son désir de désir c’est celle de la femme qu’elle avait aimée en tant qu’homme :
And as all Orlando’s loves had been women, now the culpable laggardry of the human frame to adapt itself to convention, though she herself was a woman, it was still a woman she loved. And if the consciousness of being of the same sex had any effect at all, it was to quicken and deepen those feelings she had had as a man. For now a thousand hints and mysteries were plain to her that were dark […] this affection gained in beauty what it lost in falsity. At last, she cried, she knew Sasha as she was, and in the ardour of this discovery, and in the pursuit of all those treasures which were now revealed, she was so rapt and enchanted […] (O, 115)
L’entre-deux temporel (dont la voix narrative fait ironiquement un effet de retard de l’identité sur le temps des conventions) est l’occasion d’une mise en crise des valeurs hétéro-normées et de l’identité sexuelle et de la différence sexuelle à laquelle résiste la grammaire : « she had had as a man ». L’entame que cela introduit est radicale puisque la vacillation atteste, ainsi que l’écrit Mireille Calle Grüber, de « l’entamable unité de toute chose et de tout nom, plus exactement que la qualité de toute chose est d’être entamable27 », altère et la loi du « un » et la loi du « deux ». On peut encore autrement nommer l’enjeu : à propos de la différence sexuelle, Jean-François Lyotard écrit qu’elle est l’expérience d’une transcendance au sein de l’immanence :
On sait bien que cette différence, celle des sexes, est le paradigme de l’incomplétude non seulement des corps, mais des esprits. Il est bien certain qu’il y a du masculin dans la femme et du féminin dans l’homme. Sinon, comment y aurait-il même, chez un sexe, l’idée de l’autre et l’émotion issue de ce qu’il manque ? Il manque parce qu’il est là, dans l’intimité corporelle et mentale, mais il y est comme un veilleur, sur la réserve, latéralement, en vision courbe, à l’horizon. Insaisissable. Encore la transcendance dans l’immanence28.
L’écriture de Virginia Woolf fait jouer cette incomplétude, cette transcendance au sein de l’immanence au sein de toute figure de l’entre-deux, celui de la différence sexuelle mais aussi celui de l’entre-deux femmes. Comme femme, elle la connaît comme l’homme qu’elle fut connaît une femme mais aussi comme la femme qu’elle est connaît une femme. Mais cette « connaissance » ne résorbe pas la transcendance ainsi qu’en atteste la langue figurale. La transcendance dans l’immanence peut y réinventer ses figures : les mystères qui semblent se dévoiler alors à Orlando sont recélés dans l’équivoque d’une phrase dont on ne peut que laisser le suspens infini. « She knew Sasha as she was » : entre les deux pronoms qui renvoient au même oscille l’entrejeu d’une projection du même (« she was » réfère soit au genre soit au sujet) et d’une altérité de la singularité pressentie au-delà du même (« she was » réfère à Sasha comme singulière). En tant qu’homme et femme, en tant que femme et femme, en tant que une et une, l’entre-je du deux (ainsi que le propose Lacan) est de fait infini.
Enfin les phrases où vacille la différence sexuelle — « those feelings she had had as a man » ou bien quelques pages plus loin « She looked, she felt, she talked like [a man] » (O, 150) — impliquent en effet de boomerang que ne peut pas être tenue pour redondante la phrase « the articulation “I feel like a woman” by a female or “I feel like a man” by a man29 », ainsi que le souligne Judith Butler ; de plus ces phrases recèlent en leur sein une combinatoire infinie de formules subjectives que Virginia Woolf choisit d’encrypter plutôt que de leur faire rendre raison sous le sceau de la loi : lorsque la loi s’en mêle, Virginia Woolf lui fait reconnaître un insaisissable horizon puisqu’elle déclare Orlando « incognito, incognita » : « Thus it was in a highly ambiguous condition, uncertain whether she was alive or dead, man or woman, Duke or nonentity, that she posted down to her country seat where pending the legal judgment, she had the Law’s permission to reside in a state of incognito or incognita, as the case might turn out to be » (O, 120). Ce jugement de la loi est en fait la chance du singulier puisque les signifiants « homme » ou « femme » s’y voient proposés une potentialité de devenirs et combinatoires inconnus dont ils peuvent puiser « la fiction » dans le fini de la langue. La vacillation entre identité et altérité introduit son jeu entre ce « qui se compte plus d’un (rendant toute combinatoire possible) et moins de deux (évitant la clôture)30 ».
Si la différence sexuelle est l’occasion d’une relance infinie où se croisent efficacité critique et ressort plastique, la question de l’identité est toutefois chez Virginia Woolf également traversée d’une autre intuition qui a trait à ce qu’il faut pour l’instant nommer persistance de l’être mais dans une dimension qui le soustrairait à l’horizon de la transcendance telle qu’une tradition métaphysique l’a pensée. Le texte oscillerait donc entre un questionnement de l’être (par le biais de la différence sexuelle) et une intuition poétique de la persistance de l’être qui lui donne figure.
Cette persistance de l’être relie Orlando à d’autres formes de vie par captation capillaire, d’autres modulations de l’être, qui ainsi que le suggère Deleuze, est préservé par son interminable recomposition qui détermine et se détermine en ce qu’il appelle un plan d’immanence. Ce plan d’immanence croise à la fois chez Deleuze le concept d’art et le concept de vie. Il agence à la fois une approche de l’œuvre d’art comme force de composition qui est puissance de décadrage31, champ de forces infini, « non pas préconçu abstraitement, mais qui se construit au fur et à mesure que l’œuvre avance, ouvrant, brassant, défaisant et refaisant des composés de plus en plus illimités32 », et il en poursuit l’articulation au concept de vie dans son dernier article « L’Immanence : une vie ». Un des points d’articulation dans l’agencement de l’art et de la vie en ce plan d’immanence est la sensation. « De chaque chose finie », écrit-il à propos de la littérature, « elle fait un être de sensation, qui ne cesse de se conserver mais en fuyant sur un plan de composition de l’Etre : êtres de fuite33 ». Si cette phrase n’était pas écrite à propos de Proust, on pourrait la croire écrite à propos de Virginia Woolf. Ainsi on voit s’esquisser ce plan de composition dans ces consonances virtuelles qui circuleraient entre des éléments du sensible, et qui resteraient en retrait de leur chiffre symbolique : « some random collocation of barns and trees or a haystack and a wagon presents us with so perfect a symbol of what is unattainable that we begin to search again » (O, 150). Or ce qui avait été l’intuition de cette quête, ce qui l’avait pré-sentie à elle-même c’est un devenir imperceptible, suspens d’un presque disparaître éveillé à une ultime intensité : « everything appeared in its tenderest form, yet, just as it seemed on the point of dissolution, some drop of silver sharpened it to animation » (O, 149). Ce plan de composition ne se conserve que par sa métamorphose continue, cette hésitation entre le disparaître et le devenir, le suspens virtuel qui fait consoner moins des objets, que des réverbérations, des modulations.
Il a trait pour Deleuze avec une qualité intensive qui ne se joue que dans le rapport, entre soi et l’objet, par où la relation tend vers l’impersonnel : cet effacement et débord des frontières du soi, on en trouve mille figures dans le roman de V Woolf : celle de l’obscurité qui est à la fois un être dans et un être par comme condition du devenir poète et fait écho à la « negative capability » de Keats : « obscurity wraps about a man like a mist; obscurity is dark, ample and free; obscurity lets the mind take its way unimpeded […] sunk for a long time in profound thoughts as to the value of obscurity and the delight of having no name, but being like a wave which returns to the deep body of the sea » (O, 72). La syntaxe procède par légers décrochements qui délient les modulations, et ouvre à « l’illimité des forces cosmiques34 ». Cette tension vers l’impersonnel est souvent exprimée en termes de nudité, de dissolution du moi, d’absentement à l’expérience empirique et trouve un de ses tracés privilégiés dans l’acte de création. Ce plan de composition prend aussi consistance lors de ses devenirs sémiques que la voix narrative tisse entre les personnages pourtant livrés à une solitude ou séparation radicale. Il y a ainsi tout un réseau impersonnel d’innervations qui relient les formes de vie entre elles, les agence, les compose, circuit d‘un être affecté à distance, d’un régime télé/pathique ou d’une circulation psychophore. Elle se déploie également dans ces moments que les concepts de Deleuze semblent les plus appropriés à désigner : héccéités, individuations. J’en donnerai pour exemple ce plan de composition qui relie Orlando au sensible, aux métamorphoses des formes et des matières sensibles, et qui déploie sa formule singulière lorsqu’il se précipite au pied de The Oak Tree qui deviendra aussi le nom de son œuvre-vie selon un autre agencement de captations capillaires : « for he felt the need of something he could attach his floating heart to; the heart that tugged at his side. the heart that seemed filled with spiced and amorous gales every evening about the time he walked out. To the oak tree he tied it and as he lay there, gradually the flutter in and about him stilled itself […]and he lay there so still […] as if all the fertility and amorous activity of a summer’s evening were woven web-like about his body» (O, 15). Les éléments attestant du soi en son intériorité semblent être aussi bien extériorisés et se détacher des bornes du corps. Le singulatif et l’itératif s’entrecroisent par le biais de cette heure d’un soir d’été, formes sensibles d’un temps à la fois unique et pluriel tout autant que formes sensibles dans le temps. Les souffles tissent à la fois la matière de l’être et celle de l’air dans lequel il baigne. Les sèmes, la syntaxe, qui en elle-même tend à la déhiérarchisation paratactique, défont toute borne, composent une circulation, des lignes de devenir.
Jusqu’à l’écriture de ses dernières pages, Deleuze à la fois retravaille et condense son concept de plan d’immanence. Il en intensifie les propositions : « on dira de la pure immanence qu’elle est UNE VIE, et rien d’autre. Elle n’est pas immanence à la vie, mais l’immanence qui n’est en rien est elle-même une vie35 ». Il en décline les modulations plutôt que les prédicats. « Une vie ne contient que des virtuels. Elle n’est faite que de virtualités, événements, singularités ». Virtuel chez Deleuze ne s’oppose pas à actuel mais au possible, qui n’est que l’effet après coup d’un donné projeté et en cela relève d’une logique du même, de la ressemblance et crée des événements détachés, individualisés, rabattus sur le sujet ou sur l'objet, ou sur une coupe dans le courant de la conscience36. Le virtuel s’actualise lui par différence non négative, il est cette puissance qui est « passage d’une sensation à l’autre comme devenir37 ». Même s’il semble quasi impossible d’appareiller une langue sur de tels concepts puisque la langue procède par coupes signifiantes, par unités discrètes, cela peut s’appréhender sur le plan d’un style, à la fois singularité et impersonnalité. Différentes unités peuvent devenir les reflets de ce plan d’immanence d’un style qui s’actualise à travers elles. J’en retiendrai d’abord ces deux premières phrases : « nature who delights in muddle and mystery so that even now […] our most daily movements are like the passage of a ship on an unknown sea », « instead of being a single, downright, bluff piece of work of which no man need feel ashamed, our commonest deeds are set about with a fluttering and flickering of wings, a rising and falling of lights » (O, 55). La nature, une vie, l’actuel et le virtuel, la multiplicité et l’impersonnel sont ainsi composés dans une même hétéro-genèse, où semble vouloir se capter le passage entre des états, voire des étants, plutôt que les formes de vie. La maison est une autre modulation de ce plan d’immanence porté à un exhaussement transcendantal: après avoir été habitée par les âges et réécrite par les souvenirs d’Orlando, elle devient le lieu d’une paradoxale mémoire puisque mémoire impersonnelle, hors soi comme si toutes les déterminations contingentes survivaient à leur actualisation : « [the rooms] never looked the same twice, as if so long a life as theirs had stored in them a myriad moods which changed with winter and summer, bright weather and dark, and her own fortunes, and the people’s characters who visited them » (O, 218). Cette survivance des formes de vie, à la fois spectrales et pourtant actuelles, impersonnelles et pourtant intimes (« they too knew her in all her moods and changes » 218), dans le paradoxe d’un devenir (changed) qui conserve (stored), (faudrait-il dire virtualise la vie ?) Virginia Woolf lui donnait un nom, à la fois dans Mrs Dalloway38 et dans son essai A Sketch of the Past39. Elle l’appelait sa théorie « transcendantale » ; j’y verrai un exercice de la pensée semblable à celui de Deleuze dans son dernier essai, où le devenir du concept se tient à la limite, au bord de l’impensable. Une appréhension d’un mode de devenir qui exhausse une vie à l’intensité d’une dimension transcendantale, dont Deleuze dit qu'elle est alors l’effet de l’immanence lorsque celle-ci devient « immanence pure ». Cette appréhension est elle-même fugace, fugitive. L’impensable ne se saisit que par éclairs, par stries : il se figure tantôt en une âme, fluide, qui serait le milieu de composition, tantôt en un cœur animé par une brise, une intimité sensible, qui n’a jamais cessé de mouvoir une tapisserie : « Gently opening a door, she stood on the threshold [...] and watched the tapestry rising and falling on the eternal faint breeze which never failed to move it » (O, 218). Or ce mouvement, cette oscillation de la tapisserie est une des ritournelles, par laquelle par hétéro-genèse, des singularités composent un plan d’immanence, animus ou âme du lieu dans laquelle on pourrait entendre une figure du virtuel deleuzien. « Qu’est-ce que l’immanence ? Une vie … », continue Deleuze, « en tenant compte de l’article indéfini comme indice du transcendantal40 ». « Il ne faudrait pas contenir une vie dans le simple moment où la vie individuelle affronte l’universelle mort. Une vie est partout, dans tous les moments que traverse tel ou tel sujet vivant et que mesurent tels objets vécus : vie immanente emportant les événements et singularités qui ne font que s’actualiser dans les sujets et les objets. … puissance, béatitude complète41 ». Virginia Woolf croise la proposition de Deleuze : tantôt elle intensifie une vie à un devenir transcendantal par déport, débords des limites du soi, tantôt elle fait advenir par de nombreuses figures42 le plan d’immanence où elle croise « une vie » deleuzienne. Une blessure, la mort n’y introduisent pas une coupure déchirante : une vie s’y infinit, lorsqu’elle peut par sa rencontre avec la mort « meeting death on her own » tendre vers l’impersonnel de l’immanence dont les traits spectraux seraient une modulation, lorsqu’elle se pense hors sa propre contingence, « vie impersonnelle et pourtant singulière, qui dégage un pur événement libéré des accidents de la vie intérieure et extérieure43 » : « she who believed in no immortality, could not help feeling that her soul would come and go forever with the reds on the panels and the greens on the sofa » (O, 218). De cette âme conjoignant le supra-sensible et le sensible, « the eternal faint breeze which never failed to move » (évoquée quelques lignes plus bas), sensible et immatérielle, se fera signe psychophore. Une vie n’est alors affectée ni de la détermination d’une singularité, ni de l’indétermination d’un indéfini : elle est affectée de l’indice transcendantal d’un infinir.
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1 V. Woolf, Orlando.
2 V. Woolf, « Mr Bennett and Mrs Brown», The Captain's Death Bed and Other Essays : « And what sort of house did Hilda live in? Mr Bennett proceeds[…]. But we cannot hear her mother’s voice or Hilda’s voice; we can only hear Mr Bennett’s voice telling us about rents and freeholds and copyholds and fines…For us those tools are not our tools, those tools are death », 109-110.
3 V. Woolf, « Modern Fiction », The Common Reader, 149.
4 G. Agamben, Qu’est-ce que le contemporain ?, 14.
5 J. Derrida, Parages, 115.
6 J. Derrida, Parages, 166.
7 J.-F. Lyotard, L’Inhumain, 18.
8 J.-F. Lyotard, « Survivant », Lectures d'enfance, 59.
9 On sera frappé par les échos de cette dimension paradoxale avec ce que Freud élabore comme la double valence de la répétition (répétition de la perte et mécanisme de défense) dans son essai Au-delà du principe du plaisir.
10 R. Pedot., Le Seuil de la fiction, 79.
11 J-F. Lyotard, Le Différend, 118.
12 S. Freud, « Au-delà du principe de plaisir », « Le Malaise dans la civilisation ».
13 J.-F. Lyotard, « Survivant », Lectures d'enfance, 87.
14 Lacan, opposition entre signification (construction du sens telle que l’énoncé l’élabore) et sens (les effets d’incalculable du signifiant) — cf. L’Étourdit.
15 Voir J. Derrida, « Différence sexuelle, différence ontologique ». Psyché, 395-414.
16 R. Pedot, « Jesting in Earnest: Moll Flanders's Poetical Scribble », Language in Deed. note 27.
17 B. Cassin, Le Plaisir de parler, 25.
18 J. Derrida, « Fourmis » , Lectures de la différence sexuelle, 75.
19 Lequel terme oscille entre forme d’un corps, notation méta langagière, et dimension plastique liée à « figura ».
20 J. Lacan., L’Étourdit, 477.
21 J. Derrida, « Fourmis », 75.
22 V. Woolf, Orlando : « “Can it be possible you’re not a woman?” and then they must put it to the proof without more ado. For each was so surprised at the quickness of the other’s sympathy, and it was to each such a revelation that a woman could be as tolerant and free-spoken as a man, and a man as strange and subtle as a woman, that they had to put the matter to the proof at once. » (179)
23 J.-F. Lyotard, « Survivant », Lectures d'enfance, 64.
24 J. Derrida, « Fourmis », 75.
25 Ibid.
26 M. Calle-Gruber. La Différence sexuelle en tous genres, 3.
27 M. Calle-Grüber. La Différence sexuelle en tous genres, 3.
28 J.-F. Lyotard, L’Inhumain, 29.
29 J. Butler, Gender Trouble, 29.
30 M. Calle-Gruber, La Différence sexuelle en tous genres, 4.
31 G. Deleuze, Qu’est-ce que la philosophie ?, 178.
32 Ibid.
33 Ibid.
34 Ibid.
35 G. Deleuze., « L'Immanence : une vie », 360.
36 G. Deleuze., Ibid.
37 G. Deleuze., op.cit., 359.
38 V. Woolf, Mrs Dalloway : « [...] but that somehow in the Streets of London, she survived, Peter survived, lived in each other, she being part, she was positive, of the trees at home; of the house there, ugly, rambling all to bits and pieces as it was; part of people she had never met; being laid out like a mist between the people she knew best, who lifted her on their branches as she had never seen the trees lift the mist, but as it spread ever so far, her life, herself. » (9-10) ; « it ended in a transcendental theory which, with her horror of death, allowed her to believe, or say she believed (for all her scepticism), that since our apparitions, the part of us which appears, are so momentary compared with the other, the unseen part of us, which spreads wide, the unseen might survive, be recovered somehow attached to this person or that, or even haunting certain places, after death. Perhaps, perhaps. » (167)
39 V. Woolf, A Sketch of the Past : « Is it not possible — I often wonder — that things we have felt with great intensity have an existence independent of our minds; are in fact still in existence? » (67) « one’s life is not limited to what one says and does » (73).
40 G. Deleuze, op. cit., 361.
41 G. Deleuze, op. cit.,362.
42 Telles que « the hallo », « the envelope », « the pattern ».
43 G. Deleuze, op. cit., 361.