De l’obsession du septentrion: Rudy Wiebe et le cas Albert Johnson

Claire Omhovere

Université Paul Valéry — Montpellier 3

Dans les nombreuses fois où déjà nous nous étions trouvés affrontés à ces paysages, nous étions seuls en face d’eux. Et alors, n’est-ce pas, quand on est seul, on s’arrange toujours avec soi-même ; on passe sur bien des choses1.

  1. Dans son recueil d’essais Playing Dead, l’écrivain canadien Rudy Wiebe revient de nouveau sur le cas d’Albert Johnson dont le destin extraordinaire lui a inspiré pas moins d’une nouvelle, un roman, un script de film et plusieurs essais (Wiebe 1989 52). Cette difficulté à clore doit beaucoup au mystère qui entoure l’homme : on est à peine certain de son nom, et encore moins des raisons qui l’auraient amené à quitter la Colombie Britannique en 1927 pour prendre la direction du cercle polaire avant d’arriver aux abords de Fort McPherson sur la Peel River en juillet 1931. C’est à Aklavik que, cinq mois plus tard, des Indiens loucheux déposèrent plainte contre Johnson : l’homme aurait saccagé leurs pièges et dispersé leurs appâts sans qu’ils puissent s’expliquer les raisons d’un tel geste. L’enquête de la Police Montée déclencha une chasse à l’homme qui dura du 31 décembre 1931 à la mi-février 1932. La poursuite se déroula sur 240 kilomètres, de la cabane de Johnson sur la Rat River dans les Territoires du Nord-Ouest jusqu’aux méandres de l’Eagle dans le Yukon. Talonné par ses poursuivants, Johnson abattit un officier et blessa deux autres hommes. Il fallu un as de la première guerre mondiale, le capitaine W. R. May dépêché depuis Edmonton aux commandes de son avion, des pisteurs indiens, un peloton de la Police Montée, et douze chiens de traineau avant d’acculer Johnson à l’une des rives de l’Eagle et lui administrer la balle qui aurait raison de celui que la légende avait déjà surnommé le trappeur fou de la Rat River, « The Mad Trapper of Rat River », tétramètre au staccato éminemment médiatique.

  2. Voici les faits. En énoncer la succession n’éclaire en rien la stupéfiante résistance physique de Johnson, ni le mutisme qu’il a opposé à tous les enquêteurs qui se sont penchés sur son cas. A eux seuls, les événements ne permettent pas non plus de saisir la fascination que le silence de Johnson a exercée sur ceux qui l’ont approché et qui, inlassablement, ont continué de raconter l’histoire de la traque. Les écrits de Wiebe se distinguent toutefois des conjectures que le cas Johnson a suscitées dans la presse et la littérature populaire puisque l’écrivain n’a pas pour but de faire parler l’homme, de l’identifier, ni même d’élucider son secret2. Ce qui l’intéresse davantage, c’est ce qui se répète et insiste dans une histoire qu’aucun récit ne parvient à solder : « something beyond mere facts is being told, a truth only words, not facts can create. » (Wiebe 1989 56)

  3. Dans cette nouvelle déroutante, le motif du retour est une forme porteuse de sens. Dans un premier temps, l’idée renvoie très concrètement à l’itinéraire décrit par un personnage dont on ignore à peu près tout, sinon qu’il en parcourut une partie à reculons pour tromper ses poursuivants. Sorte de joker ou de domino blanc, Johnson représente en termes de logique une case suffisamment vide pour que viennent s’y loger les valeurs héroïques associées au Grand Nord canadien3. On s’intéressera donc pour commencer au retour de ces topoi à la faveur de l’énigme que représente Johnson. Le trappeur fou se distingue pourtant des fantômes qui, à la manière d’un Big Bear ou d’un John Franklin, surgirent d’un passé colonial laissé en souffrance pour revenir s’incarner dans les récits que l’écrivain leur a consacrés à travers les grands romans historiques que sont The Temptations of Big Bear (1973) et A Discovery of Strangers (1994). Le cas Albert Johnson s’inscrit davantage dans le registre de l’obsession que dans celui de la hantise. En effet, au-delà des contours bien définis de l’aventure boréale, ce qui revient dans cette nouvelle et résiste aux mises en forme de la signification, c’est une tache, a splotch, tantôt point noir tantôt bouillie rouge sur la neige immaculée, assortie de bruit, corollaire auditif de l’impression visuelle que laisse la tache et, tout comme elle, hétérogène au sens. Le récit de la traque part d’un corps inerte dont il retrace ensuite l’itinéraire à la faveur de quatre étapes qui successivement ramènent le lecteur jusqu’au mobile initial. Renversant le cours des choses, la progression de la nouvelle épouse les méandres de trois fleuves : The Eagle, The Rat, The Peel qu’elle descend en direction de l’océan Arctique pour aboutir au moment apertural où surgirent du paysage une voix puis un nom. Ce sera donc à la convergence entre paysage et histoire, entre le fleuve et le récit de la fuite que sera consacré le dernier temps de l’analyse4.

Reflets

  1. De l’histoire d’Albert Johnson on ne sait rien, ou si peu, que le mystère qui l’entoure rend saillantes les quelques données dont dispose l’écrivain. Ainsi sa provenance : on aurait vu Johnson dans un jardin public de Vancouver quatre ans avant son arrivée dans les Territoires du Nord-Ouest (125). Son cheminement, de la Colombie Britannique au Yukon, puis sa traversée en direction d’Aklavik, suit le mouvement de la brève ruée vers l’or des années 1898 qui donna pour un temps au Canada de faux airs de Californie. Contrairement au précédent américain, la fièvre de l’or ne fut suivie d’aucune prospérité. Elle retomba dès que les filons furent épuisés, c'est-à-dire en l’espace de deux ans à peine. Les chercheurs d’or partirent alors tenter leur chance ailleurs, abandonnant derrière eux un mythe en formation5 et des villes fantômes dont les noms évoquent les souffrances endurées dans la neige et le froid polaire : « Destruction City, where those would-be Klondikers wintered in ’98. » (125) Mais l’or a laissé son empreinte dans le paysage. Trente ans plus tard, Johnson arrive sur la Peel River dans l’embrasement du soleil de minuit dont les rayons mordorés font poudroyer les flots troubles : « the roiled gold of the river » (126). Les multiples références à cette couleur dans les deux dernières pages de la nouvelle convoquent le souvenir du métal qui attira tant d’aventuriers au nord du cercle polaire, et à travers lui, les topoi que l’imaginaire canadien associa au Grand Nord dès le tournant du siècle, notamment grâce aux ballades de Robert Service. De fait, « The Naming of Albert Johnson » vérifie le bienfondé du pseudo dicton que Service donne en épigraphe de « The Ballad of Pious Pete » : « The North has got him — Yukonism » (Service 41). « The Naming of Albert Johnson », titre dont la syntaxe évoque les ritournelles du barde du Yukon, relève tout comme ces dernières de la formule canadienne de la mort par le paysage telle que Margaret Atwood l’a analysée dans Strange Things (1995). Dans le récit de la nouvelle, l’intentionnalité maléfique du paysage trouve son expression à travers des formulations telles que : « it was the river that had betrayed him [...] the sluggish loops of this river doubling back on itself have betrayed him. […] But this river [...] has out-doubled him. » (118)6

  2. On ne s’étonnera donc pas que ce soient d’abord les étendues réfléchissantes du paysage qui soient données à contempler : la surface de l’eau en été et, plus tard, avec l’arrivée de l’hiver, le glacis de la neige lustrée par le vent (120-121). Comme autant de miroirs, ces surfaces renvoient à l’observateur le contenu d’une imagination façonnée par sa propre culture7. La nouvelle de Wiebe est révélatrice de la manière dont le Grand Nord canadien se distingue du Far West américain dans son rapport à la wilderness. Dans la première moitié du vingtième siècle, ce ne sont plus les récits d’explorateurs qui alimentent la fascination du lectorat nord-américain à l’égard du septentrion, mais l’abondance d’illustrés et de romans bientôt relayés par les films de série B dans lesquels la Police Montée retrouve toujours son coupable quel que soit l’obstacle ou la température extérieure. Le chapeau de l’article que Time Magazine consacre aux faits le 29 février 1932 ne s’écarte guère de la légende : « It took them seven weeks, a dozen straining dog teams, an airplane, the life of one constable and the wounding of two others, but last week mad Albert Johnson toppled forward in the snow and bled to death. The reputation of the Royal Canadian Mounted Police was saved8. » C’est ce même registre populaire qu’évoque au narrateur l’arrivée d’une tunique rouge devant la cabane du trappeur : « King, of the Royal Mounted. Like a silly book title, or the funny papers. » (124) Les deux adjectifs accusent ici l’écart entre la lisibilité de la formule (un mystère initial, la poursuite à travers les glaces, le paysage qui se ferme à l’intrus, le forcené mis hors d’état de nuire par les forces de l’ordre9) et tout ce qui, néanmoins, brouille la netteté du motif jusqu’à le rendre illisible.

Taches

  1. Tout comme Johnson se mit à progresser à reculons dans le but de désorienter la traque, le récit entièrement analeptique brouille les pistes. L’incipit s’ouvre sur le silence qui suit l’ultime fusillade, le point de vue est alors centré sur le corps de Johnson aperçu depuis l’avion qui s’éloigne, « the man crumpled over the bed roll », avant de se recaler sur la perspective du Mountie qui s’en approche en raquettes : « Hesitates, lifts one foot, then the other, stops, and moves forward again to the splotch in the vast whiteness before him. » (116) L’onomatopée splotch associe impression visuelle et suggestion sonore. Non loin de splash (l’éclaboussure), splotch (la tache) a pour cause un impact sourd, un corps qui s’affaisse, le sang qui gicle et tache de son encre la page du paysage. Le double contraste entre d’une part le bruit et le silence, et d’autre part, la couleur et le blanc introduit d’emblée la question de la voix narrative et de l’écriture qui cessent de faire sens, deviennent bruit ou macule au contact de la neige. Des vrombissements, des déflagrations, des impacts, voici ce que le récit donne d’abord à entendre et à voir dans le tout premier mouvement intitulé « The Eagle River, Yukon: Wednesday, February 17, 1932 / Tuesday, February 16 » :

A red crater for hip. As if one small part of that incredible toughness had rebelled at last, exploding red out of itself, splattering itself with itself when everything but itself was at last unreachable. But the face is turning up. Rime, and clots of snow ground into whiskers, the fur hat hurled somewhere by bullets perhaps and the whipped cowlick already a mat frozen above half-open eyes showing only white, nostrils flared, the concrete face wiped clean of everything but snarl. Freezing snarl and teeth. As if the long clenched jaws had tightened down beyond some ultimate cog and openly locked their teeth into their own torn lips in one final wordlessly silent scream. (116-117)

  1. Ce paragraphe est caractéristique de la manière dont Wiebe travaille l’apparente évidence du document d’archive jusqu’à dégager l’être qui se tient juste en retrait de son enveloppe physique10. La description de la photographie va ici de faits en hypothèses tout comme pour les clichés préservant les traits d’Almighty Voice dans « Where is the Voice Coming From » (1974), ou ceux de l’aïeule maternelle d’Yvonne Johnson dans Stolen Life (1998). La syntaxe nominale s’apparenterait à celle du légiste si ce n’étaient les anaphores qui, dans un lent mouvement concentrique, guident le regard vers les zones d’expressivité du visage. A leur place, les orifices qui trouent la face du cadavre sont traversés par une résolution qui refuse le truchement des mots : « one final wordlessly silent scream11 ». À l’instant où la mort le rejoint, Johnson se trouve donc à l’unisson d’un paysage dont la première manifestation est le silence, qualité qui renvoie moins à l’absence de sons qu’à une absence de mots. Le substantif « silence » et les adjectifs qui en précisent la densité, « wordless» et « nameless » reviennent à chaque page de la nouvelle, de la première phrase « There is arctic silence at last » (116), jusqu’à l’explicit qui se termine par une saisissante métaphore d’étranglement pour décrire un estuaire fluvial engorgé par les icebergs de l’Arctique : « Only the briefly golden river lies before him, whatever its name may be since it must have one, bending back somewhere beyond that land, curling back upon itself in its giant relentless spirals down to the implacable, and ice-choked, arctic sea. » (126) La nouvelle n’a donc pas pour objet de cerner le silence éternel des espaces polaires, le fameux « inarticulate, arctic » dont le poète moderniste F. R. Scott s’est fait l’interprète dans « Laurentian Field » (Scott 58). Mais en rebroussant le chemin de la retraite, en descendant de l’Eagle tout au sud vers la Peel au nord-est, le récit remonte le cours entropique de la destruction pour aller de la tache vers le motif, et du bruit vers le son, celui d’un nom tendu à Johnson à la manière d’une invite ou d’un défi. A l’inverse de nombre de ses prédécesseurs, Wiebe s’intéresse à cette voix qui fit reculer et s’enfuir Johnson, peut-être en raison du silence qu’elle interrompait.

Retraits

  1. Les Européens ont longtemps imaginé le Grand Nord comme le seuil d’un ailleurs mirifique, au-delà du Passage du Nord-Ouest que l’explorateur norvégien Roald Admundsen finira par franchir en 1903. Depuis lors, la région évoque moins la mobilité illimitée contenue dans la locution « out West » que la possibilité d’une retraite. « Up North » signale l’éloignement des métropoles concentrées plus au sud. L’expression, de ce fait, a fréquemment pour connotation les idées de refuge et de sanctuaire, voire l’élévation spirituelle présente dans la préposition « up ». De telles associations ont fait l’objet de nombreuses analyses et figurent sans doute parmi les topoi fondateurs du discours européen sur le Grand Nord (Grace 33, 160). Il faut ici se souvenir que la notion de sanctuaire est liée à la nordicité que le Canada a si souvent mise en avant pour se distinguer de la civilisation urbaine des USA au sud du 49ème parallèle, ou de ses antécédents tempérés dans les îles britanniques. Henry David Thoreau, lors d’un de ses voyages au Canada, s’émerveille de la nature qu’il découvre intacte, préservée telle qu’au premier jour, dans les étendues qui vont du nord du St Laurent jusqu’au pôle (Bordo 172). L’argument se retrouve  dans les œuvres de Margaret Atwood, des campagnes de chasse de Survival (1972) à l’épilogue apocalyptique de The Handmaid’s Tale (1986). L’itinéraire du trappeur fou indique lui aussi en son temps que pour des Européens partir vers le Grand Nord, c’est d’abord se retirer du monde quand celui-ci devient par trop inhospitalier.

  2. C’est donc à l’espace du Grand Nord que Wiebe retourne pour y déceler le mobile même de l’histoire : ce silence auprès duquel les hommes de l’Arctique trouvent refuge, et qui confère à leurs récits une densité particulière. Dans « The Naming of Albert Johnson », Wiebe renoue avec l’une des topiques du discours judiciaire : l’argumentum a loco dont certains pensent qu’il figure à l’origine de l’écriture paysagère puisque qu’il consiste à fonder dans la nature même du lieu les preuves de ce qui s’y est déroulé (Le Scanff 5). Cette forme de description se retrouve chez certains écrivains sensibles aux données du paysage, à sa composition et à ses effets sur l’observateur. Jean Giono, par exemple, a recours à l’argumentum a loco dans Un roi sans divertissement12, roman qui se déroule en 1843 sur le plateau enneigé du Trièves. L’intrigue a pour point de départ la découverte d’un cadavre dans les branches d’un hêtre. L’élucidation du crime repose alors sur la lecture des blancs du paysage afin de déceler dans ses lacunes, dans l’absence de couleurs et de sons, la manière dont les événements se mirent en branle. Le mobile et la causalité qui en découle sont primordiaux chez Giono, et c’est vers leur reconstruction que tend le récit. Dans la nouvelle de Wiebe, le regard porté sur le paysage, les traces que suit le mouvement exclusivement analeptique du récit ne génèrent pourtant pas les effets de causalité qu’un retour en arrière assorti d’un retour sur les lieux sont a fortiori censés produire. Dans « The Naming of Albert Johnson », l’argumentum a loco ne débouche ni sur une clôture, ni sur un dénouement susceptible de résoudre l’énigme de l’intrigue une bonne fois pour toutes. Pris à rebours, le récit de la traque nous ramène pourtant vers un mobile : l’interpellation de Johnson par un Indien loucheux. C’est sur cette parole autochtone qu’il conviendra ici de s’interroger puisque c’est véritablement à travers elle que la nouvelle s’infinit, c’est-à-dire qu’elle se donne pour fin, comme but et comme direction, la question du rapport à l’autre :

You Albert Johnson?

It could have been the sternman that named him. [...]

You Albert Johnson ?

One midnight above the Arctic Circle to hear again the inevitability of name. [...]

You Albert Johnson?

‘Yes,’ he said finally. (126)

  1. Bien qu’inaugurale dans l’ordre diégétique, la question adressée à Johnson à trois reprises, puis l’assentiment réticent qu’elle reçoit ne nous sont livrés qu’à la dernière page de la nouvelle. Ainsi réitérée, la formule rappelle les trois questions adressées à l’apôtre Pierre après l’arrestation de Jésus et le reniement qui s’ensuivit. On se prend alors à douter de la véracité de l’acquiescement arraché à celui que la postérité appellera Johnson. L’inversion de l’ordre chronologique et l’incertitude qui l’accompagne sont pour le moins déconcertantes. Le procédé est à l’image de la carte orientée au sud qui ouvre le recueil Playing Dead, ce qui a pour effet de repousser les Grands Lacs en périphérie redonnant ainsi à l’Océan Arctique la place centrale qui est la sienne dans les représentations des Inuits. Dans le récit comme sur la carte, une histoire et des contours connus se montrent sous un jour nouveau. La défamiliarisation laisse alors entrevoir la relativité du point de vue de l’observateur et, surtout, la convention qui le détermine comme central. La nouvelle de Wiebe ne repose pas seulement sur une inversion formelle du cours des événements, le principe s’applique également à son contenu dans la mesure où celui-ci s’inscrit en faux contre la tradition exigeant que la stature du héros se mesure à l’immensité qu’il défie, et la fascination qu’exerce son entreprise à l’immuabilité de sa disparition. Le narrateur opte ici pour un tout autre développement puisque le récit se détourne du cadavre raidi laissé en première page afin de retourner, jusqu'à son terme, vers la chaude pulsation d’un accent local. A travers cette remontée vers la parole autochtone, vers le monde habité de l’Arctique, la nouvelle nous convie à un travail orphique d’évocation.

  2. Ce processus s’observe d’abord dans la temporalité mobile, fuyante qui caractérise le récit. La narration à la troisième personne du singulier occupe en effet la plage du présent, ce qui procure l’illusion d’avoir immédiatement accès aux pensées du personnage focalisateur. Pourtant, à intervalles réguliers, la narration se recale sur le prétérit, temps grammatical le plus souvent adopté dans le mentir-vrai de la fiction :

He tugs, feels the slight weight as the thread lifts from the snow in the firelight, and now the other is gone while draggle-tail comes towards him inevitably, string pulling the beak soundlessly agape, wings desperate in snow, dragged between rifle and fire into the waiting claw of his hand. He felt the bird’s blood beat against his palm, the legs and tail and wings thud an instant, shuddering and then limp between his relentless fingers.

Wings. Noiselessly he felt the beautiful muscles shift, slip over bones delicate as twigs. He could lope circles around any dogs they set on his trail but that beast labeled in letters combing the clouds, staring everywhere until its roar suddenly blundered up out of a canyon or over a ridge, laying its relentless shadow like words on the world: he would have dragged every tree in the Yukon together to build a fire and boil that. Steel pipes and canvas and wires and name, that stinking noise. (120, c’est moi qui souligne)

  1. Le changement de temps grammatical matérialise le décrochement entre deux plans du récit : le récit descriptif, métonymique, de l’utilisation d’un appât pour capturer un geai gris sur lequel vient se greffer la dérive poétique, métaphorique, des pensées qui s’entrechoquent et se substituent les unes aux autres dans l’esprit de Johnson. Le mot « wings » varie ainsi, faisant tantôt référence au gibier tantôt à la carlingue qui projette son ombre telle une inscription sur le sol enneigé. La métaphore « beast labelled in letters » évoque de manière saisissante toutes les entreprises coloniales qui ont visé à appréhender l’espace en l’arrimant à des coordonnées écrites, à grand renfort de mesures trigonométriques et de toponymes anglo-saxons. L’image convoque également la théorie de la (dé)territorialisation initialement formulée par Paul Virilio pour qui l’invention de l’aviation a permis à la terreur des états de franchir un seuil décisif car la maîtrise de l’horizon autorise une vue panoramique et surtout une vitesse d’intervention inédite.

  2. Au point de vue surplombant du pilote, celui qu’adopte aussi le narrateur quand il se détache des pensées de Johnson, s’oppose le champ restreint des perceptions du personnage. Reprises dans le discours du narrateur omniscient, ces dernières s’attachent aux repères qu’offre l’espace. On voit alors se creuser un écart entre les indications de lieux fournies dans les titres des mouvements successifs de la nouvelle, et les pensées de Johnson qui elles convergent vers un point fixe, le fleuve Porcupine dont le cours aurait pu conduire ses pas, s’ils l’avaient croisé, jusqu’au Yukon, de l’autre côté de la chaîne des Richardson Mountains : « it cannot be named the Porcupine » (118) ; « he thought it must be the Porcupine » (120) ; « it was time to accept the rising blizzard over the mountains and find at last, for certain, the Porcupine River. » (121) ; « The Porcupine River, as he thought it was then » (125) ; « the Peel River as they name that too, [...] a river he thought another. » (126) De même que les deux plans du récit occupent deux plages temporelles distinctes, l’espace décrit dans la nouvelle se compose d’un espace géographique et intelligible parce que saisi dans l’après-coup depuis les airs, doublé d’un espace haptique et sensible appréhendé dans l’instant mais de manière beaucoup plus incertaine :

[H]e puts the knife away in his clothes and pulls out a tiny paper. His hard fingers unfold it carefully, he studies the crystals a moment, and then as the flames tighten the blackened spirals of spruce he pours that into the steaming pail. He studies the paper, the brownness of it; the suggestion of a word beginning, or perhaps ending, that shines through its substance. He lowers it steadily then until it darkens, smiling as a spot of deep brown breaks through the possible name and curls back a black empty circle towards his fingers. He lets it go, feeling warmth like a massage in its final flare and dying. There is nothing left but a smaller fold of pepper and a bag of salt so when he drinks it is very slowly, letting each mouthful move for every part of his tongue to hold a moment this last faint sweetness. (119)

  1. Les gestes de Johnson nous donnent à lire les effets du silence sur la conscience du personnage à travers deux analogies : le sucre dissout dans l’eau et, sur le sachet qui le contenait, une inscription dévorée par la flamme. La gageure consiste à se servir du descriptif pour évoquer le silence et, peut-être même davantage, son action sur les mots, sur les pensées que le silence semble ici dissiper avant même que ces dernières n’aient eu le temps de s’agréger en un tout. La nappe descriptive bloque ainsi l’apparition du substantif « sugar » en proposant à sa place des mots associés ou appartenant au même paradigme (crystals, brownness, pepper, salt). L’idée ne prend véritablement consistance dans l’esprit du lecteur qu’avec la mention du substantif sweetness qui vient tardivement valider les approximations proposées à sa place.

  2. Ce retrait du langage, cette réticence à s’actualiser s’observent d’un bout à l’autre de la nouvelle, jusque dans le dernier mouvement qui ramène le lecteur à l’instant inaugural où la proue d’un canoë déchire le paysage sous les yeux de Johnson :

He sat almost without breathing, watching it come like silence. And then imperceptibly the black spired riverbend grew pointed, stretched itself in a thin straight line double-bumped, gradually spreading a straight wedge below the sun through the golden river. When he had gathered that slowly into anger it was already too late to choke his fire; the vee had abruptly bent toward him, the bow man already raised his paddle; hailed. Almost it seemed as if a name had been blundered into the silence, but he did not move in his fury. The river chuckled again.

‘ . . o-o-o-o . . .’ the point of the wedge almost under him now. And the sound of a name, that was so clear he could almost distinguish it. Perhaps he already knew what it was, had long since lived this in that endlessly enraged chamber of himself, even to the strange Indian accent mounded below him in the canoe bow where the black hump of the stern partner moved them straight toward him out of the fanned ripples, crumpling gold. (125)

  1. La description étire l’instant de la rencontre à grand renfort d’adverbes de temps. Ralentir le récit au moment où celui-ci touche à son terme ne saurait servir à en intensifier le suspens puisque le nom (réel ou supposé) donné au fugitif nous est connu dès le titre. Quelle place occupe dès lors la description dans ce passage ? « Lieu de l’aléatoire, de l’amplificatio infinie, de la non-clôture et de la non-structure, de la prolifération lexicale à la saturation imprévisible » (Hamon 44), la nappe descriptive se déploie dans l’intervalle entre le foyer et l’objet de la perception. Elle procède à une série de mises au point sur l’embarcation et ses occupants avant de se resserrer sur une synesthésie dans laquelle fusionnent le son et l’image : « the strange Indian accent mounded below him ». Entre ces deux bornes, du radeau de Johnson jusqu’au canoë qui s’est détaché de l’autre rive, intervient une description qui mobilise les topoi attendus : l’or, le silence, et le désir d’échapper à tout contact humain sont ici de nouveau et abondamment convoqués. Mais c’est sur un accent, une intonation comme surgie du paysage que s'interrompt la prolifération infinie du descriptif. Il est particulièrement révélateur que le narrateur s’abstienne de décrire l’apparence physique des Loucheux ou même d’attribuer une intentionnalité à leur question. La figure de l’Indien ne fait pas ici l’objet d’un investissement symbolique ou d’un travestissement romantique. Reste sa voix et l’insistance qui l'anime : « You Albert Johnson? »

The voice cuts both ways: as an authority over the Other and as an exposure to the Other, an appeal, a plea, an attempt to bend the Other. It cuts directly into the interior, so much so that the very status of the exterior becomes uncertain, and it directly discloses the interior, so much so that the very supposition of an interior depends on the voice. So both hearing and emitting a voice present an excess, a surplus of authority on the one hand and a surplus of exposure on the other. (Dolar 81)

  1. Dans l’ouvrage pionnier qu’il consacre à la voix, Mladen Dolar explique que pour bien comprendre la signification propre au phénomène, il faut la distinguer de la transmission du sens. Toujours en excès par rapport au signifiant, le supplément de la voix réside dans le pouvoir ambigu qu’elle confère sur l’autre et concède à l’autre. En anglais, l’impulsion contenue dans le gérondif « naming » exprime l’appel et l’emprise d’une voix à laquelle celui qu'elle interpelle ne peut se soustraire sans renoncer à la communauté des hommes, des êtres de langage. Les effets de la voix de l’autochtone en tant que figure de l'altérité s’observent dans une œuvre qui a pour visée téléologique la question du rapport à l'autre, des nouvelles du recueil Where is the Voice Coming From ?(1971) à Stolen Life : The Journey of a Cree Woman (1998), la biographie que Wiebe a écrite en collaboration avec Yvonne Johnson, l’arrière-arrière petite fille du grand chef Big Bear, (auteur 157-158).

  2.  La construction analeptique de la nouvelle a enfin pour effet de laisser advenir une dimension de l’espace absente de la représentation de l’Arctique qui nous est coutumière, celle que l’on retrouve, par exemple, dans la trajectoire du Frankenstein de Mary Shelley ou dans les perspectives bleutées qui ont fait le renom des tableaux de Lawren Harris13. Dans « The Naming of Albert Johnson », le récit laisse derrière lui les étendues sublimes de l'Arctique, extensio dont la topologie finit par avoir raison d'un homme obstinément tendu vers la prochaine ligne de crête. En rebroussant le cours de la diégèse, le récit nous force à envisager l’espace sous un autre de ses aspects : « L’espace est le entre qui nous unit. Cet espace au sens propre de spatium (cf. spes : espoir, attente) est un espace tensif qui nous tient en attente, ouverts l’un à l’autre, dans un embrassement mutuel mais toujours instant. » (Maldiney 78) S'il avait consenti à cet entre-nous, Johnson aurait pu trouver son chemin, apprendre le nom du fleuve qui guidait ses pas, peut-être même survivre. Il suffisait pour cela de s’en enquérir auprès de ceux qui venaient à sa rencontre. C’est à la violence de cette dérobade que la nouvelle force à réfléchir, longtemps après que s’est apaisé le tumulte médiatique qui accompagna la fin sensationnelle d’Albert Johnson.

Œuvres citées

Atwood, Margaret. Strange Things: The Malevolent North in Canadian Literature. Oxford : Clarendon Press, 1995.

Atwood, Margaret. Survival: A Thematic Guide to Canadian Literature. Anansi : Toronto, 1972.

Atwood, Margaret. The Handmaid's Tale. Toronto : Random House,1986.

Bordo, Jonathan. « Canada in the Environmental Poetics of Henry David Thoreau: A Contribution to the Genealogy of the Wilderness in North America. » Perspectives environmentales au Canada : l’écologie dans tous ses états / Environmental Issues in Canada: The Ins and Outs of Ecology. Dir. Stéphane Héritier, et al. Toulouse : Editions Universitaires du Sud, 2010. 137-154.

Dolar, Mladen. A Voice and Nothing More. Cambridge, MA : MIT Press, 2006. 81

« Foreign News: Death On Porcupine River. » Time Magazine 29 Feb. 1932. http://www.time.com/time/magazine/article/0,9171,882078-1,00.html. Consulté 01 Oct. 2009.

Giono, Jean. Un roi sans divertissement. Paris : Gallimard, 1948.

Grace, Sherrill. Canada and the Idea of North. Montreal: McGill-Queen’s UP, 2001.

Hamon, Philippe. Du descriptif. Paris : Hachette, 1993.

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Kroetsch, Robert. But We Are Exiles. Toronto : Macmillan of Canada, 1965.

Kroetsch, Robert. The Man from the Creeks. Toronto : Random House, 1998.

Le Scanff, Yvon. Le Paysage romantique et l’expérience du sublime. Seyssel : Editions Champvallon, 2007.

Maldiney, Henri. Ouvrir le rien : l’art nu. La Versanne : Encre Marine, 2000.

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1 J. Giono, Un roi sans divertissement, 127.

2 Voir sur ce point l’enquête en deux volumes de Dick North citée en bibliographie. Je remercie Michèle Kaltemback d’avoir porté le travail de North à ma connaissance.

3 Je renvoie ici aux travaux que Michel Serres consacre aux opérateurs vides : « un domino blanc, un joker, à toutes valeurs. Une pure capacité. Il n’y a rien de plus abstrait. Je ne suis que la simple putain des pensées qui m’accostent, je les attends, matin et soir, au carrefour, sous la statue d’Hermès, à tous les vents. » (M. Serres 54)

4 Cette piste est aussi celle que suggèrent les images utilisées dans l’essai de Playing Dead consacré à la traque : « The long river of his flight is as obvious and as opaque as the Peel on which he first appeared. » Et plus loin la métaphore qui conjugue la page de l’histoire et celle du paysage : « the landscape of story » (Wiebe 1989 66 et 67).

5 Comme tant d’éléments participant à la définition de l’identité canadienne, le mythe du Yukon a été inventé dans l’après-coup, en grande partie grâce à l’intervention de Robert Service qui arrive à Dawson en 1905. Il semblerait qu’avec le Yukon on ait affaire à une invention de la tradition analogue aux processus analysés par Eric Hobsbawn. L’un des derniers avatars en date nous a été fourni par le roman de Robert Kroetsch, The Man from the Creeks (1998)

6 Le narrateur détecte aussi une intentionnalité sinon maléfique, du moins ironique dans les clapotis de la rivière quand Johnson voit venir à lui le canoë des Loucheux : « The united river clicking [...] The Porcupine River [...] chuckled [...]. The river chuckled again. » (125)

7 Un des premiers auteurs à explorer cet aspect fut Robert Kroetsch dans But we are Exiles (1965) lorsqu’il décrit un personnage découvrant son reflet, tel Narcisse dans les eaux du Mackenzie. Wiebe commente ainsi la scène : « You look into the moving, dark, strange Mackenzie River and you will see nothing but yourself ; though you will not appear the same as you always imagine yourself. You follow a moving, dark strange man in linear (like the river) pursuit for six weeks along arctic mountains and rivers and an endless re-crossings of tracks and what else can you expect to see? » (Wiebe 1989 61)

8 http://www.time.com/time/magazine/article/0,9171,882078-1,00.html.

9 A titre d’exemple, on se reportera aux films de série B et aux affiches présentées dans l’article « Romancing the Redcoat » du site internet Canuxploitation.

10 Les photographies sont consultables sur le site du Musée Glenbow : http://www.glenbow.org/.

11 L’expression rappelle le cri silencieux sur lequel se termine la nouvelle « Where is the Voice Coming From » (Wiebe 1977, 81) Le rapport problématique entre la défaillance du document et l’évocation de la fiction est une question récurrente dans l’œuvre de Wiebe (van Torn 93-94).

12 Je remercie la québéciste Sylvie Vignes de m’avoir indiqué ce roman de Giono lors de la journée « Pôle et magnétisme » qui s’est tenue le 14 octobre 2009 à l’Université de Toulouse le Mirail. L’âpreté  du rapport au paysage chez Giono permet de relativiser les oppositions naïves entre les pays sages de la vieille Europe et la wilderness nord-américaine.

13 Membre du Groupe des 7, Lawren Harris (1885-1970) s’est rendu fameux par ses représentations monumentales des étendues glacées de l’Arctique. Longtemps considérée comme essentielle à la transformation de la peinture canadienne au cours des années vingt, sa manière abstraite a récemment fait l’objet de critiques parce qu’elle évacue tout signe d’une présence aborigène dans les paysages dépeints comme vides et silencieux.