A l'horizon, la guerre : résistance, insistance, survivance dans Three Guineas de Virginia Woolf (1938)

Nathalie Pavec

Université de Franche-Comté

  1. « [I]l ne tient qu'à nous de ne pas jouer à cette bourse-là ». Délibérément soustraite à son contexte, cette phrase peut sembler obscure, ou bien résonner à nos oreilles de manière polémique, comme un slogan, avec ce qu'un slogan a d'urgent mais aussi de définitif et de comminatoire. Un pur éclat de révolte. Or, resituée dans son contexte, cette phrase tient moins de la révolte que de la résistance. Elle fait en effet réponse, dans l'ouvrage de Georges Didi-Huberman1, au constat que Walter Benjamin livre, dans son essai « Le Conteur », où celui-ci déplore la perte induite par la première guerre mondiale et la formule en termes de dévaluation : « Le cours de l'expérience a chuté2 », écrit Benjamin en 1936, et Didi-Huberman reconsidère cette chute en envisageant les modalités de survivance qui, dans les périodes de déclin, s'opposent à l'absolu d'une disparition apocalyptique3. Ce qui résiste, il le désigne par la métaphore des lucioles (lucciole), image empruntée à la Divine Comédie de Dante et revisitée ensuite par Pasolini. Inversant le rapport de valeurs opposant les lucioles infernales à la luce céleste chez Dante, Didi-Huberman voit dans l'éclat aveuglant de la luce le paradigme représentant toutes les figures de la tyrannie qui semble vouer l'humain à sa perte et le cantonner à des zones marginales, obscures, d'où il est réduit à faire signe, telles de faibles lueurs intermittentes dans la nuit.

  2. C'est en partant de cette distinction entre révolte et résistance, et de l'éclairage apporté par Didi-Huberman, que je voudrais aborder l'un des derniers essais de Virginia Woolf, Three Guineas, écrit à la même période que le texte de Benjamin, entre 1936 et 1937, alors que la guerre d'Espagne fait rage, que le fascisme gagne l'Europe et qu'une autre guerre mondiale s'annonce. Three Guineas est un essai au ton polémique, souvent vu comme un prolongement de A Room of One's Own écrit huit ans auparavant : Woolf y retravaille notamment la question de la position des femmes dans la société post-victorienne et leur rapport au pouvoir, mais cette fois en lien direct avec le péril imminent qu'est la guerre. L'essai s'ouvre sur cette question : « how in your opinion are we to prevent war ? » et les quelque deux cents pages de texte et de notes se déploient dans l'espace laissé ouvert par cette question, dont la réponse ne cesse d'être différée à mesure que l'essai progresse. Je me propose ici de tenter de voir comment ce texte de Woolf tient à la fois de la révolte et de la résistance, autrement dit, comment il développe un discours contre, tout en élaborant une stratégie textuelle qui pense avec, et conjugue ainsi le discours polémique avec un véritable travail d'écriture, qui fait de l'écriture non pas le simple vecteur d'un positionnement (éthique, politique, critique) mais le mode d'effectuation d'une pensée en mouvement, à l'intérieur même des limitations définies par le pouvoir dominant.

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  1. La notion de limitation est, en fait, thématisée par tout l'essai, qui passe en revue, décline, ressasse divers aspects des limitations imposées aux femmes à travers l'histoire, limitations qui perdurent dans la société britannique de l'entre-deux-guerres, et dont Woolf voit un équivalent dans l'oppression des peuples par les pouvoirs fasciste et nazi en d'autres lieux à la même époque. Les grandes lignes de l'argumentaire développé dans cet essai pourraient ainsi se résumer en quelques traits sommaires, comme un inventaire des conquêtes qui ont repoussé les limites, notamment au cours des premières décennies du XXe siècle, sans toutefois les lever ni les abolir. Oui, les femmes ont obtenu le droit de vote et acquis un certain pouvoir politique (celui, par exemple, détenu par une organisation militante comme le WSPU4). Oui, certaines d'entre elles ont eu accès à une instruction qui leur avait précédemment été refusée. Oui, le monde professionnel s'est ouvert plus largement aux femmes, et le salaire ainsi obtenu offre à certaines la possibilité d'une indépendance de pensée et de création, thématique chère à Woolf et point de contact avec A Room of One's Own. Malgré cela, nombreux sont les faits qui, a contrario, indiquent que les cloisonnements perdurent, dans la société britannique de la fin des années 1930, et que l'essentiel du pouvoir économique, moral et politique continue à être aux mains d'une élite masculine, réduisant le reste de la population à une soumission ou à un silence bienséants.

  2. Une multitude de données, de chiffres et d'éléments factuels sont apportés par Woolf dans le corps du texte ou dans les cent-vingt-quatre notes en annexe, qui tracent les contours d'une géographie sexuelle, sociale et politique où les limites se font enjeux de pouvoir et de conquête, à l'image des frontières nationales à la veille d'un conflit militaire majeur. Ce recours insistant aux faits témoigne de l'ambition en partie documentaire de cet essai, qui s'emploie à faire entendre « the voice of fact […], not of fiction5 ». Evidemment, sachant combien faits et fiction sont des notions mouvantes chez Woolf et combien ses textes jouent précisément sur cette frontière entre les deux, on ne peut prendre cette distinction pour argent comptant. Néanmoins, faisons semblant d'y croire pour l'instant... Des faits donc, une voix, qui use de toute une rhétorique de la démonstration pour répondre, affirmer, prouver. Le texte abonde en marqueurs qui soulignent un dispositif discursif et argumentatif : « Biography proves this in two ways » (31, mes italiques) ; « To prove this let us examine one life only » (34) ; « History at once informs us that… » (35), ou encore « Need we collect more facts from history and biography to prove our statement » (38). Les sources citées semblent ainsi convoquées telles des pièces à conviction au sein d'un discours qui expose ses rouages rhétoriques et vise à convaincre en faisant usage du pouvoir que le langage peut détenir. Ce pouvoir de conviction s'adresse au lecteur, mais aussi au destinataire explicite du texte, puisque tout l'essai se présente comme une lettre en réponse à celle d'un homme, posant la question initiale « How in your opinion are we to prevent war? », mais sollicitant également l'épistolière pour qu'elle signe un manifeste et qu'elle rejoigne le cercle masculin des pacifistes. Or, tout le trajet de l'essai amène celle-ci à décliner ces invitations et à reprendre à son compte les limitations existantes. L'écart la séparant de son correspondant se mue ainsi en un positionnement depuis lequel parler, par le biais d'une parole adressée, qui s'origine dans un intervalle, une différence. Différemment de la réponse, différence de position, ainsi se définissent les contours de l'espace où vient s'inscrire la voix féminine.

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  1. La structure générale de l'essai repose donc sur l'enroulement d'une parole à l'intérieur du champ circonscrit par la demande masculine, reprise en ouverture et en clôture de l'essai comme pour tracer une boucle figurant à la fois le champ de déploiement de cette parole au féminin et l'espace clos d'une liberté encadrée, délimitée par un horizon d'attente défini par la voix masculine. A l'intérieur de cette boucle, le texte fonctionne par l'enchâssement d'une série de questions, car le discours fait référence à d'autres lettres, envoyées celles-là par des femmes, assurant les fonctions de trésorières dans un college féminin ou dans une association et demandant de l'argent pour des causes liées à l'instruction des femmes et à leur accès à l'emploi. En déplaçant ainsi la question posée au sujet de la guerre vers des questions relatives à la place des femmes dans la société, l'épistolière souligne implicitement le lien direct entre les deux sujets. Mais, plus encore, ce déplacement donne l'occasion d'un renversement discursif car, pour répondre à ces demandes faites par des femmes, elle adopte un point de vue masculin et relaye par sa voix un discours ouvertement caricatural, où les femmes sont interpellées sans ménagement et réduites aux clichés les plus sommaires :

You say, then, that you are asking for £100,000 with which to rebuild your college. But how can you be so foolish? Or are you so secluded among the nightingales and the willows, or so busy with profound questions of caps and gowns, and which is to walk first into the Provost’s drawing-room—the Master’s pug or the Mistress’s pom—that you have no time to read the daily papers? (40)

C'est la voix de l'épistolière, mais les mots sont ceux d'un accusateur, qui utilise le pouvoir de frappe du discours pour brutaliser, railler, en un mot anéantir. Cependant, de toute évidence, les clichés sont si gros et le ton si grossier, que l'ironie dirigée à l'encontre des femmes se retourne contre celui qui s'en est servi le premier.

  1. Un peu plus loin, cette même voix porte à nouveau le fer contre les femmes se plaignant de ne pas pouvoir gagner un revenu décent par l'exercice d'une profession. A nouveau, le ton est accusateur, le regard dépréciatif :

But how can it be, how can it possibly be, my dear Madam, that you are so terribly poor? The professions have been open to the daughters of educated men for almost 20 years. Therefore, how can it be, that you, whom we take to be their representative, are standing, like your sister at Cambridge, hat in hand, pleading for money, or failing money, for fruit, books, or cast-off clothing to sell at a bazaar? How can it be, we repeat? (52)

  1. Suit une longue citation des propos du philosophe C.E.M. Joad, extraits de The Testament of Joad (fraîchement paru en 1937), où celui-ci fustige l'apathie politique des femmes des années 30 et leur indifférence à l'égard de la société, et accuse la WSPU de n'avoir rien fait contre la guerre. Ce genre d'accusation constituait, à l'époque, un discours non seulement admis mais jouissant d'une autorité certaine, Joad étant une personnalité de premier plan et un fervent défenseur de la paix. Mais, au sein du texte, une mise à distance s'opère par l'entrecroisement de la voix de Joad avec celle de l'épistolière qui, à plusieurs reprises, fait intrusion dans ce discours pour, apparemment, lui faire écho, le corroborer, le relancer, mais qui contribue ainsi à le miner, le fissurer, en briser l'élan rhétorique. Le discours masculin, qui se voulait faire autorité, se trouve considérablement dévalué : coupé de son tissu d'origine et sur-exposé, il en perd paradoxalement sa force d'évidence. Et l'estocade finale est portée par une note, qui ne se contente pas d'indiquer la source mais y ajoute un commentaire abrupt sur l'absence totale de pertinence des accusations citées, étant donné le nombre avéré d'associations pacifistes dirigées par des femmes. La note est sans appel et, en trois lignes nichées dans les strates souterraines de l'essai, elle invalide tout le discours qui s'est étalé à pages entières dans le corps du texte.

  2. A travers ces deux exemples, on observe donc tout un stratagème mis en œuvre pour contrer le discours dominant en retournant contre lui ses propres armes, autrement dit, en inscrivant une force de contestation à l'intérieur même des limites qu'il semble imposer. Ou, pour reprendre l'image qui est au cœur de l'essai de Didi-Huberman, il s'agit de retourner la lumière crue des projecteurs (luce) contre ceux qui s'y exposent complaisamment et de faire de cette surexposition une manière de condamnation. Détournement, retournement, riposte, c'est la loi du plus fort6.

  3. Dans le cadre de cette stratégie, la simple répétition apparaît comme un motif de contestation, qui donne à écouter les mots différemment et questionne l'autorité du discours au moment même où on le fait entendre : « How can it be […] How can it possibly be […] How can it be, we repeat? » Le discours en vient à sonner creux — non seulement le discours masculin que l'on voulait contester, mais le langage lui-même, qui se trouve ainsi menacé de dévaluation. Cependant, dévaluation ne signifie pas destruction, comme l'indiquait la phrase de Didi-Huberman citée en ouverture ; dévaluation ne signifie pas même perte de pouvoir, mais le pouvoir ainsi sollicité opère selon une autre échelle de valeur, selon les termes d'une autre bourse.

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  1. De fait, parallèlement à la charge de révolte contenue dans le discours de l'épistolière, le texte de Woolf fait émerger une autre force qui tient davantage de la résistance, de la lueur de la luciole. Ainsi se fait jour une autre modalité de contre-pouvoir, qui active la puissance poétique du langage.

  2. L'articulation entre politique et poétique est sensible, de façon très immédiate, lorsque le texte convoque des citations d'auteurs littéraires à l'appui d'une argumentation qui se veut politique. Il ne s'agit pas simplement d'un mélange des genres, mais plutôt d'une façon de faire sortir le discours de ses gonds, de le démonter, en quelque sorte. Ainsi, après avoir vu à plusieurs reprises le verbe « to prove » employé à propos de faits historiques ou de données biographiques qui viennent étayer une argumentation, comment lire, quelques lignes plus bas, la phrase : « There's Gray's Ode to prove it » (36), suivie d'une strophe entière de Ode for Music de Thomas Gray citée dans le corps du texte ? Cet extrait est-il donc à prendre comme une pièce à conviction parmi d'autres, ou n'y a-t-il pas là autre chose à entendre, qui serait de l'ordre d'une distorsion entre deux régimes textuels, entre deux fonctions du langage, une fonction politique et une fonction poétique? Il y a, dans cette distorsion entre la rhétorique de la démonstration et le genre poétique ainsi convoqué, quelque chose d'une mise en dialogue, qui ouvre le discours à ce qui, dans le langage, est irréductible à un message. A la logique de la démonstration (prise en charge par la voix féminine) s'adjoint une poétique du démontage mise en œuvre par le texte. Ce ne sont pas là deux modalités concurrentes, qui travailleraient l'une contre l'autre ou s'excluraient mutuellement ; au contraire, elles coexistent dans le texte et la petite distorsion sensible dans « There's Gray's Ode to prove it » en signale, d'une certaine manière, le point de rencontre.

  3. Et c'est ce croisement qui porte le texte de Woolf au-delà des limites du genre de l'essai, ou plutôt qui fait de l'essai de Woolf un texte qui questionne, ouvre, travaille les limites du genre. L'ambition de Three Guineas n'est pas de créer un nouveau genre. Cette ambition, Woolf l'avait dans un premier temps, car elle avait d'abord conçu le projet d'un roman-essai (« Essay-novel7 ») qui ferait exploser les limites génériques en appariant deux modalités d'écriture au sein d'un même texte. Mais ce projet initial fut ensuite abandonné, pour donner naissance à deux textes distincts, inscrit chacun dans un genre (l'essai Three Guineas et le roman The Years). Il me semble intéressant que ce soit précisément sur la faillite de ce projet de dépassement des limites génériques que l'écriture de Three Guineas ait pu avoir lieu. Il s'agit de repenser la limite, non pas par le franchissement, par la visée d'un au-delà, mais par un travail depuis l'intérieur. Il s'agit de renouveler, non pas par la découverte de territoires vierges dans un hors-champ inexploré, mais par l'invention de nouveaux espaces et de nouvelles formes à l'intérieur même du territoire. Ce qui est en jeu n'est donc pas une remise en question radicale, mais plutôt une mise en crise essentielle : se placer devant la ligne d'horizon tracée par les limites du genre, les limitations du langage, l'imminence de la guerre, et explorer les possibles à l'intérieur de cet espace circonscrit, mettre à jour des modalités in-sues du langage8.

  4. Dans cette perspective, la forme même du texte prend une valeur de positionnement critique, aussi bien qu'esthétique. Ainsi, tout le dispositif fictionnel que met en place cet essai (comme beaucoup d'autres essais de Woolf) contribue à interroger les lois du genre et à en illimiter les contours. Les figures de l'épistolière et de son correspondant font d'ailleurs partie de ce dispositif, amorcé en ouverture par un petit portrait que l'une brosse de l'autre et qui, d'emblée, fait apparaître une image et place le texte dans une relation de proximité à un lecteur imaginé9. Puis, au fil de l'essai, des éléments fictionnels apparaissent de place en place, se constituant en une sorte de réseau qui s'entrecroise avec les faits dûment recensés et annotés. L'argumentaire critique porte ainsi en filigrane une autre dimension, qui relève de l'imagination. Plus encore, le ton, tour à tour emphatique, sarcastique, histrionique, apporte aux propos tenus une coloration fictionnelle, qui confère au texte un autre mode d'action, en supplément de la stratégie du retournement et de la riposte que nous avons repérée précédemment. Si l'on reprend l'exemple des reproches faits aux femmes par Joad, on perçoit à présent combien la reformulation des propos de Joad ne se contente pas d'en être une simple caricature à des fins ironiques, mais combien cette reformulation tire le propos polémique vers une autre modalité du langage, fondée sur le détour, l'extrapolation fantaisiste, l'escapade buissonnière : « According to Mr Joad you are not only extremely rich; you are also extremely idle; and so given over to the eating of peanuts and ice cream that you have not learnt to cook him a dinner before he destroys himself, let alone how to prevent that fatal act. » (54)  Le dernier segment de la phrase — dont on remarque, au passage, comme son articulation syntaxique avec ce qui précède est bancale, pour ainsi dire déboîtée — ressaisit le fil de l'argumentation (comment éviter la guerre) et lui permet, en quelque sorte, de retomber sur ses pieds. Mais, dans l'intervalle, un espace s'est ouvert, des images sont apparues, et cette apparition génère un effet d'étrangeté, alors même que les images proviennent d'un contexte si proche, si familier.

  5. Ce détour par l'image/imaginaire ne réduit en rien l'impact ironique ; au contraire, il le double d'un autre mode d'action, qui opère également par le rire, un rire qui n'est pas dirigé contre mais instaure un espace de jeu au sein du langage. En effet, il y a du jeu, au sens ludique du terme, car on ne peut s'empêcher de sourire en lisant ces lignes, aussi grave qu'en soit le sujet ; du jeu, il y en a aussi au sens d'un interstice ouvert dans un assemblage (comme on dit de deux pièces ajointées qu'elles ont du jeu), et ce jeu fournit un espace d'interaction, où la seule autorité qui soit est celle de l'imaginaire. Dès lors, le texte ne se contente pas de dénoncer le scandale des propos dégradants et injustes de Joad; le texte lui-même fait scandale, par et dans le langage, en usant du démontage et de la recomposition pour faire violence au discours d'autorité et échapper à son emprise, et, en définitive, pour mettre du jeu dans le langage lui-même. Détour, démontage, recomposition : c'est ainsi que le texte fait œuvre d'imagination.

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  1. En fait, cette poétique du montage est active dans tout l'essai, où la pensée chemine par détours, brise sans cesse la droite ligne de la démonstration, semble sauter du coq à l'âne et mettre sur le même plan des éléments hétéroclites. S'il y a incohérence apparente, ou du moins discontinuité, c'est que le texte fonctionne selon la loi du voisinage. Selon cette loi, un extrait de la biographie d'un aviateur peut voisiner avec une phrase extraite du Daily Telegraph, ou bien avec un long extrait de discours de Lord Hewart, Lord Chief of Justice, portant un toast à l'Angleterre lors du banquet de la Society of St George à Cardiff ; l'exaltation patriotique d'un soldat peut jouxter des bribes de notes écrites par le poète de guerre Wilfred Owen, dans lesquelles s'exprime son horreur devant l'inhumanité et les atrocités dont il est le témoin. Il y a, dans ce montage, une confrontation d'opinions, bien sûr, mais surtout un voisinage dialectique, une mise en tension de voix parlant depuis des lieux divers, selon des formes variées, avec ou sans autorité, avec ou sans nom.

  2. Rien d'étonnant, alors, à ce que l'on trouve (dans une note) une longue digression sur le topos du salon au siècle des Lumières, défini comme espace de l'entre-deux (entre public et privé), où une pensée libre peut s'élaborer par le frottement des esprits. Figure centrale de ce salon des Lumières, la femme est celle qui ouvre l'espace aux transactions : « provide all classes with a talking-ground or scratching-post where they could rub up minds, manners and morals » (204). Les transactions qui se jouent entre les invités du salon se jouent aussi dans la langue même, entre les images qui se côtoient dans la phrase. En effet, les deux premières métaphores (« talking-ground », « scratching-post ») semblent réactiver la dimension métaphorique du verbe « rub up » et lui redonner une forme de littéralité qui, sans cette proximité, serait gommée par la prédominance du sens figuré. De même que les esprits sont ravivés par les échanges dans ce lieu privilégié qu'est le salon des Lumières, la langue se trouve ravivée, rendue à la charge vive des images. Le topos du salon prend alors valeur de modèle paradigmatique pour le texte lui-même, qui se fait « talking-ground » et « scratching-post », lieu où s'élabore précisément la pensée libre que le correspondant masculin de l'épistolière l'appelle à protéger en signant un manifeste. Mais ce n'est pas en signant un manifeste que « la culture et la liberté intellectuelle » peuvent être protégées, semble nous dire le texte, bien avant que la femme ne formule son refus à la fin de l'essai : la forme même du manifeste, avec ses noms rangés en liste et destinés à être exhibés dans les journaux, paraît en contradiction avec l'entreprise menée par le texte. La communauté que celui-ci vise à créer n'est pas de l'ordre de la fusion des identités sous l'étendard d'une cause revendiquée, brandie à bout de bras, par une foule marchant comme un seul homme. La communauté que le texte appelle de ses vœux, et tente à sa manière de mettre en œuvre, relève d'un penser avec, qui n'est pas penser comme, mais qui, au contraire, inclut une dimension d'opposition, de friction — autrement dit, qui passe par une différence. Cette communauté, l'épistolière lui donne un nom : « the Outsiders' Society ». Se tenir ailleurs, être dans une position d'extra-territorialité depuis laquelle faire entendre une voix différente, cela rejoint finalement ce que Didi-Huberman dit des lucioles, du lieu où elles survivent et d'où elles nous font signe, par leurs lueurs intermittentes. Retourner la conception de la différence comme exclusion ou retrait impuissant, et en faire une puissance agissante, le moyen d'une prise de position : « We can best help you to prevent war not by joining your society but by remaining outside your society but in co-operation with its aim. » (170). Entre « vous » et « nous », la différence doit persister, pour que soit possible la co-opération, l'agir avec. La communauté des lucioles, ce pourrait être un autre nom pour « the Outsiders' Society », qui constitue la différence en modalité de résistance et, ce faisant, porte la vie au carré. Différence, résistance, sur-vivance10.

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  1. Toutefois, il est des images devant lesquelles « you » et « we » se trouvent réunis en une communion des regards. Il s'agit d'images de la guerre d'Espagne, clichés photographiques qui paraissaient dans les journaux de l'époque, et sur lesquels le texte revient avec insistance11. Dans un premier temps, l'allusion à ces photos sert la dénonciation des horreurs de la guerre, présente et à venir ; mais, par leur retour lancinant dans le texte, ces images acquièrent une valeur autre que documentaire ou politique, et rejoignent, d'une certaine manière, la poétique du montage opérant dans l'ensemble de l'essai :

This morning’s collection contains the photograph of what might be a man’s body, or a woman’s; it is so mutilated that it might, on the other hand, be the body of a pig. But those certainly are dead children, and that undoubtedly is the section of a house. A bomb has torn open the side; there is still a birdcage hanging in what was presumably the sitting-room, but the rest of the house looks like nothing so much as a bunch of spillikins suspended in mid-air. (13-14)

  1. Dans ces photos, il y a, d'une part, des faits bruts, les vestiges d'un passé qui n'est plus et qui, anéanti par la folie des hommes, laisse des corps d'enfants, une maison éventrée : autant de restes qui portent témoignage, dans le présent, de ce qui « a été », sur le modèle du « ça-a-été » de Barthes dans La Chambre claire12. Mais il y a aussi d'autres choses, qui, elles, sont méconnaissables, inassignables à une réalité, à un avant : ce corps mutilé, qui hésite entre le masculin et le féminin, entre l'humain et l'animal ; cette partie de maison qui ne ressemble plus à rien. La ressemblance qui, d'ordinaire, arrime l'image à ce qu'elle représente, semble ici s'être étoilée en une pluralité de possibles (homme, femme, cochon), ou s'être transmuée en un impossible (des baguettes de mikado suspendues en l'air). On ne se trouve pas face à un avoir-été-maison ou un avoir-été-homme, mais face à un devenir-autre, et cet autre fait vaciller la désignation et ouvre sur un questionnement du langage. De fait, l'image n'est plus envisagée comme trace d'un « ça a été », mais comme question posée à la langue, interpellation pour trouver le moyen de dire ça.

  2. Or, précisément, pour tenter de dire ça, le texte, à son tour, fait image — pas de ces images qui prétendent énoncer au grand jour une vérité, mais de celles qui lancent leur lueur intermittente depuis un lieu marginal : il en est ainsi de la métaphore du jeu de mikado, dont l'étrangeté marque l'écart poétique qu'elle inscrit au cœur du langage et la force d'invention qu'elle détient. Il en est ainsi, également, de la forme même de la répétition, qui s'élabore en image intermittente au fil du texte. En effet, les photos sont absentes en tant que témoignages iconiques de la réalité ; mais leur présence insistante dans le texte leur donne le caractère d'une ritournelle deleuzienne13 : loin de marquer un épuisement du langage, contraint de tourner en rond et de se répéter sans fin, ce retour des images-fantômes leur confère une plus-value, par le rythme qu'il instaure. Ainsi, le texte nous fait voir les ravages de la guerre, mais par la médiation d'une langue qui, au lieu de simplement prendre acte de la désolation, réinvente et relance le réel, au moment même où il semble voué à sa perte.

  3. Cette force de relance et de réinvention est ce qui, dans le texte, résiste à la clôture et constitue une forme de contre-pouvoir. Les contours d'une communauté se dessinent, bien au-delà de ces hommes et de ces femmes provisoirement réunis en une même indignation devant les journaux du jour : devant le texte de Woolf, émerge une communauté de pensée, appelée à la résistance contre la tyrannie, dans laquelle le lecteur se voit inclus, pour autant qu'il entre dans le jeu. Car c'est en acceptant d'être pris dans l'écheveau qui ne cesse de se faire et se défaire — ou dans l'enchevêtrement instable des baguettes de mikado qui ne cesse de se recomposer — que nous activons la puissance détenue par le texte et faisons de la lecture même un acte de résistance. Je citerai à nouveau Didi-Huberman, pour (ne pas) finir :

L'urgence politique et esthétique, en période de “catastrophe” […] ne consisterait donc pas à tirer les conséquences logiques du déclin jusqu'à son horizon de mort, mais à trouver les ressources inattendues de ce déclin au creux des images qui s'y meuvent encore, telles des lucioles ou des astres isolés14.

  1. Faire d'un champ de ruines le lieu d'une nouvelle vitalité ; miser sur l'apparition de ce qui est en voie de disparition, lucioles, images, voix anonymes ou minorées ; entrevoir ce qui est suspendu en l'air, apparition fugitive et pourtant créatrice de richesses inestimables : c'est peut-être à cette expérience que Woolf nous convie. A la contestation radicale, énoncée d'une voix révoltée et autorisée, s'ajoute alors une force agissante, qui laisse au lointain horizon son absolu et invente une alternative sur le mode du relatif, c'est-à-dire aussi de la relation, au sein d'une communauté au territoire sans cesse en mouvement, la communauté des lucioles.

Œuvres citées

Barthes, Roland. La Chambre claire : note sur la photographie. Paris : Gallimard, 1980.

Benjamin, Walter. « Le Conteur : réflexions sur l'œuvre de Nicolas Leskov ». 1936. Œuvres : III. Paris : Gallimard, 2000.

Deleuze, Gilles, et Félix Guattari. Mille Plateaux. Paris : Minuit, 1980.

Delourme, Chantal. « Three Guineas : Virginia Woolf's Poetics of Community ». L'Atelier 2.2 (2010) : 1-17.

Didi-Huberman, Georges. Survivance des lucioles. Paris : Minuit, 2009.

Humm, Maggie. « Memory, Photography, and Modernism: The “Dead Bodies and Ruined Houses” of Virginia Woolf's Three Guineas ». Signs 28. 2 (Winter 2003) : 645-663.

Middleton, Victoria. « Three Guineas: Subversion and Survival in the Professions ». Twentieth Century Literature 28.4 (Winter 1982) : 405-417.

Woolf, Virginia. Three Guineas. 1938. Orlando : Harcourt, 2006.

Woolf, Virginia. The Diary of Virginia Woolf: 4 (1931-35). Ed. A.O. Bell. London : Penguin, 1983.

1 G. Didi-Huberman, Survivance des lucioles, 108.

2 W. Benjamin, « Le Conteur. Réflexions sur l'œuvre de Nicolas Leskov », 120.

3 « Il ne tient qu'à nous de comprendre où et comment “ce mouvement […] a en même temps rendu sensible, dans ce qui disparaissait, une beauté nouvelle” » (Didi-Huberman, loc.cit.)

4 The Women's Social and Political Union (WSPU), fondé en 1903 par six femmes, dont Emmeline et Christabel Pankhurst, et fer de lance du mouvement des suffragettes.

5 V. Woolf, Three Guineas, 39. Les références de pages seront désormais données dans le corps du texte.

6 Chantal Delourme analyse en détail la façon dont Woolf démantèle la rhétorique monologique et idéalisante du discours mythique présent dans la propagande patriotique, nationale ou patriarcale, qui s'approprie et détourne des concepts (liberté, justice, culture) ou des formes collectives (famille, nation, église) pour en faire le ciment d'une communauté fondée sur l'exclusion, la dépossession, la pulsion de mort. C. Delourme, « Three Guineas: Virginia Woolf's Poetics of Community ». L'Atelier 2.2 (2010), 6 sq.

7 The Diary of Virginia Woolf, vol. 4, 129. (2 Nov. 1932)

8 Victoria Middleton souligne la radicalité de ce travail depuis l'intérieur : « Her recommendations are neither programmatic nor revolutionary. She advocates working within existing structures, whether they be the professions or the rules of grammar. Her method of proceeding is radical, however, in the etymological sense of that word : it goes to the roots of language and deracinates ideas we formulate through language. It profoundly alters the way we perceive ourselves thinking. » V. Middleton, « Three Guineas: Subversion and Survival in the Professions », 409-10.

9 « In the first place let us draw what all letter-writers instinctively draw, a sketch of the person to whom the letter is addressed. Without someone warm and breathing on the other side of the page, letters are worthless. You, then, who ask the question, are a little grey on the temples; the hair is no longer thick on the top of your head. You have reached the middle years of life not without effort, at the Bar; but on the whole your journey has been prosperous. » (5-6)

10 La plurivalence du “nous” comme marque sémantique d'une communauté en devenir est analysée par Chantal Delourme, qui souligne la nature disséminée, provisoire, non-essentialiste de ce “nous” habité par une altérité irréductible. C. Delourme, op.cit., 15-16.

11 Ces images-fantômes évoquées par le texte font contrepoint à d'autres photographies, qui sont, elles, incluses dans l'essai et servent le propos de l'épistolière en donnant à voir le paradigme de l'autorité et du pouvoir . Une  analyse éclairante du rapport entre ces deux groupes d'images est proposée notamment dans : M. Humm,  « Memory, Photography, and Modernism : The “Dead Bodies and Ruined Houses” of Virginia Woolf's Three Guineas ». Signs 28. 2 (Winter 2003) : 645-663.

12 R. Barthes, La Chambre claire : note sur la photographie, 148.

13 La forme même du retour se fait ainsi force créatrice, selon le lien que Deleuze et Guattari établissent entre la ritournelle et la création d'un territoire, entendu non pas comme espace soumis à une occupation mais comme déploiement d'une intériorité, espace accueillant une puissance vitale, en interaction avec l'autre et avec l'ailleurs.  G. Deleuze, F. Guattari. Mille Plateaux, 383 sq.

14 G. Didi-Huberman, Survivance des lucioles, 106.