Wodwo ou l’errant : risquer l’être et risquer le langage

Sophie Elzière

Université Paris Sorbonne

Sumwhyle wyth wormeʒ he werreʒ, and with wolves als,

Sumwhyle with wodwos, þat woned in þe knarreʒ,

Boþe with bulleʒ and bereʒ, and boreʒ oþerquyle,

And etayneʒ, þat hym anelede of þe heʒe felle.

Sir Gawayn and þe Grene Knyʒt, lines 720-724.1

  1. C’est par des vers extraits de Sir Gawain and the Green Knight que s’ouvre Wodwo, le troisième recueil du poète Ted Hughes2. La brillante épopée médiévale, mettant en scène la résolution du preux Gawain, surmontant les dangers sur la route qui le mène vers le Chevalier vert, a, de prime abord, peu de points communs avec Wodwo, recueil fragmenté par le mélange de la prose et de la poésie, représentant les maux d’un monde moderne en faillite. Pourtant, dans son combat contre les créatures menaçantes du monde sauvage et contre les démons intérieurs de la tentation, l’inflexibilité de Gawain est mise à rude épreuve : le récit révèle qu’en dépit de sa foi ardente et de sa droiture morale, le héros éprouve des moments de faiblesse dont son corps, blessé par l’épée du Chevalier vert, portera la marque indélébile. C’est en reconnaissant, comme William Blake le dira aussi, que « le rugissement des lions, les hurlements des loups, la furie de la mer tempétueuse, et l’épée destructrice sont des portions de l’éternité trop grandes pour l’œil de l’homme », en faisant preuve d’humilité et en acceptant de mourir, que Gawain échappera finalement au trépas et ressortira victorieux3. Reconnaissant ses fautes, la faillibilité de son esprit et de son corps, Gawain traverse un chemin que veut suivre aussi l’auteur de Wodwo. Dans son recueil, en effet, Ted Hughes met en évidence l’insignifiance de l’homme face à des forces qui le dépassent. Le rugissement du fauve de « Second Glance at a Jaguar », les hurlements des loups dans « The Howling of Wolves », le vacarme enragé de la mer qui engloutit les hommes dans « The Rescue », l’épée meurtrière du chevalier de fer de « Gog », sont autant d’images qui renvoient l’homme à ses limites. La nature, plus insensible et implacable que jamais, emporte le sujet humain et le dissout dans un mouvement impétueux.

  2. Ted Hughes critique les hommes de la modernité qui, estimant que le monde avait été créé pour eux, ont tout détruit. Avides de possessions et ivres de pouvoir, agitant le glaive de la raison et le bouclier de la religion pour imposer leur singularité écrasante vis-à-vis du reste de la création, ils ne sont désormais que de grotesques pantins, entraînés dans une danse macabre dont ils ne connaissent plus les pas. Orgueilleux, égocentriques, paranoïaques et schizophrènes, les hommes que représente Ted Hughes sont des âmes damnées qui, pour guérir, doivent renoncer à tout et s’engager sur le chemin d’une conversion absolue. Dans un article pour The Listener, le poète évoque une « quête héroïque » qui constitue pour lui « l’un des drames principaux de régénération de la psyché humaine » et « l’événement poétique fondamental »4. Il décrit le rêve initiatique que traversent les chamans, guérisseurs de l’âme et du corps qui, pour devenir les mages de la nature, ont traversé des épreuves inégalées et fait l’expérience d’une mort magique. Le chaman offre un modèle poétique privilégié pour Ted Hughes, persuadé que le renouveau de l’homme passera par sa réconciliation avec les énergies primordiales et sacrées de la nature. Dans Wodwo, apparaît la tension à l’œuvre dans la quête héroïque chamanique, où se « risquent » à la fois l’être et le langage, et dont Gawain devient un exemple inattendu.

  3. Le poète s’attache à mettre en avant une nécessaire plongée dans l’abîme, faisant d’Orphée un autre modèle poétique essentiel dans le recueil. Rien d’idéal dans ce chemin vers les enfers : la modernité, travestie par ses maux, n’a plus rien à sauver, et les textes du recueil mettent en avant un vide abyssal où le sujet s’abandonne, parfois dans l’horreur d’un affrontement jusqu’à la mort. Le sujet humain doit effectivement se vider de tout, et même du manque dont il souffre, et faire face au danger de sa propre disparition, avec une résolution nouvelle. Le mouvement de catabase initié dans Wodwo est celui qui marque le vrai départ du sujet poétique et la conversion de toutes les valeurs5. À l’exil forcé de l’homme de la modernité, paradoxalement retranché dans une prison sans fenêtres, se substitue la libre errance dans l’ouvert du monde. En acceptant de faire l’expérience du désœuvrement absolu, au sens que Maurice Blanchot donne au parcours d’Orphée descendu aux enfers, il peut faire la rencontre de la « présence de son absence infinie »6. La poésie de la pensée de Blanchot dans L’Espace littéraire semble en effet pouvoir enrichir la lecture du recueil de Ted Hughes, motivant un rapprochement entre leurs façons d’envisager la création artistique et le travail qu’elle requiert. Dans Wodwo, ouvrage composé après des mois de détresse et de silence, l’épreuve imposée par la mort devient condition de l’œuvre et de son infini, infini qui est celui de l’être et de la parole poétique. C’est l’événement transformateur à partir duquel le sujet humain, apprenant à se fondre dans l’ordre instauré par la nature et se soumettant à son rythme, peut reconquérir sa singularité, non plus pour établir sa supériorité, mais pour participer à l’équilibre du monde.

  4. La pièce de théâtre intitulée « The Wound », dans la seconde partie du recueil, est certainement l’illustration la plus claire de ce voyage initiatique, qui mène, comme dans un rêve, le soldat Ripley à l’agonie dans le monde des enfers. Dans Gaudete, Hughes mettra à nouveau en scène cette descente dans le royaume des morts, à travers le dédoublement cathartique de son personnage principal, le Révérend Lumb. De façon signifiante, Gaudete, composé d’un long récit en prose et d’un épilogue versifié, a également en commun avec Wodwo une structure hybride. Les poèmes de Wodwo encadrent en effet une partie centrale composée de quatre nouvelles et d’une courte pièce de théâtre. L’unité de cette structure hétéroclite est explicitée par l’auteur dans une note préliminaire, où se précise l’idée d’une « aventure unique » relatée par les poèmes et dont les autres textes constituent des « épisodes » en forme de « notes » ou d’« appendices »7.

  5. La centralité du sujet humain dans un monde créé pour lui n’est donc pas la seule à être contestée : la chronologie imposée par l’arrangement du volume et la linéarité inhérente à la lecture sont aussi amenées à être perturbées par la libre activité du lecteur, jouant d’un objet textuel mouvant dont les chapitres se lisent par avancées et retours, progressions et régressions. L’épreuve du dessaisissement et de l’abandon radical, par le sujet humain, de tout ce qu’il possède et de ce qu’il est, exige une rupture complète que souligne la fragmentation formelle du recueil poétique, jusqu’à son étrange épilogue. La vérité de Wodwo, créature mi-humaine, mi-animale, figure de l’errance et de l’égarement, qui apparaît alors que le livre se referme, ouvre encore davantage les chemins du renouveau de l’être et du langage.

« He is a man in hopeless feathers » : l’homme déchu de la modernité

  1. Dans sa recension du livre de Max Nicholson, The Environmental Revolution, Ted Hughes démontre que le rationalisme scientifique et la théologie anglicane ont mené l’homme de la modernité à rejeter son environnement naturel. Pour se placer au centre de la création et établir sa supériorité, l’héritier de la pensée humaniste a fait de sa « mère nature » un simple objet mis à son entière disposition. Se séparant d’elle pour affirmer sa singularité, l’homme n’a fait, selon le poète, qu’œuvrer à sa propre destruction8. Pour que triomphent la raison et la science, il a aussi fallu que les dernières traces de la nature sauvage au sein de l’homme, les énergies de ses instincts, soient domestiquées, afin que son corps, devenu machine sophistiquée, lui obéisse comme le reste. L’homme, divisé intérieurement, s’est « exilé de lui-même », dans une « impasse évolutionniste » que Wodwo décrit en des termes déchirants9. Le poète y dépeint un univers hideux, où les hommes ont tout détruit : ayant triomphé définitivement de tous leurs adversaires, ils ont transformé la terre en dépotoir et en charnier. Le Dieu qu’ils se sont créé pour justifier leurs crimes est un bouffon impotent et risible. Eux-mêmes ne sont que des monstres, affichant un regard calculateur et ignoble. Le verbe divin dont le langage humain se nourrissait, logos vidé de sa substance, ne donne plus lieu qu’à des grognements cupides et des gémissements de douleur10. L’homme souffre du vide qu’il a créé et qui se retrouve en lui-même, avant de sombrer dans le cauchemar où toutes les énergies qu’il a étouffées, intérieures et extérieures, refont surface avec violence.

  2. Dans Wodwo, Hughes entreprend notamment une réécriture du récit de la Genèse, décrivant dans le poème « Logos », extrait de la première partie (Wo, 34), les « convulsions cauchemardesques de la Création » (« Creation convulses in nightmare »). Au cours de cette Genèse inversée, l’éveil à la vie n’est que douleur et amertume (« Suddenly tastes the nightmare moving / Still in its mouth / And spits it kicking out, with a swinish cry– / which is God’s first cry »). Les vers, ébranlés par les heurts consonantiques, alourdis par les répétitions, mettent en avant un spectacle pathétique. Le cri, devenu simple grognement étouffé (« A mumbling over and over »), est bien loin du commencement magistral annoncé dans la Bible. Inarticulé, brutal et monstrueux, il atteste une triple déformation : c’est non seulement le récit biblique qui est mis à mal, mais également le règne humain, qui devient difforme, et enfin le langage qui affiche toute sa disgrâce. Hughes oppose un démenti féroce à l’impérieuse Genèse : le nouveau-né, qui pousse comme Dieu son premier cri, « se lamente d’avoir jamais vécu » (« the new-born baby is lamenting / That it ever lived– »), témoignant de la faillite couplée de la vie, de la joie et du langage. Dieu n’est plus qu’un « brave type », pantin grotesque soumis aux volontés d’une matriarche caractérielle (« God is a good fellow, but His mother’s against Him »), entraîné dans un cercle infernal de destruction permanente, qui ne fait écho qu’à la mainmise destructrice des hommes sur leur environnement et sur eux-mêmes. La contraction de l’auxiliaire « être » (« ’s ») est l’indice le plus discret et le plus terrible de la déréliction humaine et divine.

  3. Hughes critique vertement l’orgueil démesuré de l’homme de la modernité, homme de religion et de science. « Wings », extrait de la troisième partie (Wo, 174-6), met en scène Sartre, Kafka et Einstein, devenus les symboles d’un rationalisme poussé jusqu’à l’absurde, victimes des idoles de la nouvelle religion de la rationalité et du culte d’un langage spéculatif. Le climat cauchemardesque du triptyque met en évidence la stérilité morbide des personnages : le philosophe, isolé dans sa chambre, ne laisse échapper qu’un murmure abscons. Il a beau « recréer le monde » dans son esprit (« He regrows the world inside his skull, like the spectre of a flower »), il est littéralement incapable de donner forme à ses pensées, qui demeurent arides et fantomatiques, tandis que le « polype fissuré de son cerveau » s’avère proprement difforme (« The skull-splitting polyp of his brain »). L’ange que Sartre convoque dans un murmure (« Angels, it whispers, are metaphors, in man’s image / For the amoeba’s exhilarations »), n’est plus que le reflet imaginaire d’un parasite euphorique. Esprit charognard aux « lèvres cupides » et à la « panse mortelle », il guide le penseur qui « lèche la dernière page » d’un livre (« And on its wings, lifted, white, like an angel’s / And on those cupid lips in its deathly belly, // And on the sea, this tongue in his ear, licking the last of pages »). Lèvres et langue, agents de paroles, diffusent de sournoises pensées dans l’esprit du philosophe, qui vient à son tour achever sa proie, le livre de la destinée humaine. Le penseur de l’existentialisme se voit condamné à tourner la « dernière des pages » d’une œuvre réduite à néant.

  4. Le mouvement des pages invite le lecteur à se tourner vers la figure de Kafka qui, au lieu d’écrire (« Kafka Writes »), est devenu personnage de papier, spectre impuissant du ressassement (« And he is an owl, / He is an owl, ‘Man’ tattooed in his armpit »), placé sous le joug et l’ombre d’une « aile brisée » (« Under the broken wing »). Le caractère répétitif de la section (« He is an owl » et « Under the broken wing » apparaissent à deux reprises) fait valoir l’impotence de l’artiste réduit à bégayer, écrasé par le poids du désespoir. Il incarne l’homme déchu (« Stunned by the glare, he fell there »), rappelant à la fois les figures d’Adam et d’Icare, échouant dans leur désir de connaissance et de pouvoir. Devenu hibou, oiseau rapace et nocturne, incapable de chanter, il observe de ses grands yeux la mort approcher et le recouvrir de l’aile brisée symbolisant sa détresse. Il est l’homme dont les ailes impuissantes et « sans espoir » ne peuvent plus le hisser hors du gouffre (« He is a man in hopeless feathers »). Dans la troisième partie du poème, consacrée à Einstein, un rouge-gorge demeure lui aussi muet malgré l’enthousiasme du scientifique (« A robin glimpsed him walking–that was exciting! ») et ses prières. Ces dernières, alors que retentit la musique enchanteresse de Jean-Sébastien Bach, demeurent sans réponse et creusent un abîme qui ne fait que révéler le néant des vies humaines (« He bows in prayer over music, as over a well »). Einstein est ainsi présenté comme prisonnier d’un néant sans fond, à l’image de « singes dans leur cage » (« the monkeys in their cage »). C’est pourtant la fin de la simagrée : l’accumulation de structures négatives (« And no quails tumbling / From the cloud. And no manna / For angels », « A cramped wreath of lightnings, that could not find the earth »), mais aussi les formules comparatives, restrictives ou les tentatives de quantification (« a few words », « Only the pillar of fire », « sweeter », « A cloud no bigger », « the tears he almost shed went away ») participent d’un effet d’épuisement des capacités humaines : Einstein, penseur de la relativité, ne parvient plus à faire sens du monde ni à le mesurer, et sombre dans le chaos difforme du cauchemar.

  5. Quand le cauchemar prend la densité de la réalité, c’est parce que les hommes, leur raison, leur langage et leur corps s’évanouissent, définitivement entraînés par des spectres plus puissants qu’eux. Dans la première partie, les crabes-fantômes de « Ghost-Crabs » (Wo, 21-2) signent l’annihilation des dernières forces humaines. Les ténèbres de la nuit et des flots déchaînés mettent en avant un monde naturel brutal et inflexible : sans cesse des énergies contraires s’affrontent, avec la violence des rochers qui « broient leur pâleur » (« It looks like rocks uncovering, mangling their pallor »). Blanchis et assaillis par les flots intraitables de la mer, ils résistent tant bien que mal « au labeur de la marée » (« the labouring of the tide »), qui, cependant, recule (« Its power slips back from glistening nacelles »), faisant place à un autre spectacle. Les crabes (« and they are crabs ») « émergent / Invisible dégorgement du froid de l’eau / Sur l’homme qui se promène le long des plages » (« They emerge / An invisible disgorging of the sea’s cold / Over the man who strolls along the sand »).

  6. Malgré leur immatérialité, les crabes spectraux possèdent une « gueule bouillonnante », des yeux pleins d’une « lente furie minérale » et étreignent le néant où les hommes gisent, étalés sur des lits ou assis, reclus dans des pièces fermées (« their bubbling mouths, their eyes / In a slow mineral fury / Press through our nothingness where we sprawl on beds, / Or sit in rooms »). Les crabes s’insinuent avec voracité dans les pensées des hommes jusqu’à pénétrer leur monde, devenu leur propriété (« These crabs own this world »). Face à leur pouvoir (« They are the powers of this world »), les hommes s’effacent, réduits au rang de « bactéries » insignifiantes (« We are their bacterias »). Pourtant, les crabes ne font qu’incarner le « tumulte de l’histoire » (« They are the turmoil of history ») et renvoient les hommes à leur propre bestialité. Dans « Ghost-Crabs », les hommes effrayés, perdus sur la plage, refusent encore de faire face à la fureur des flots, d’écouter le chant cruel des crabes et de se laisser bercer par le vent marin qui siffle entre les rochers (« Their singing is like a thin sea-wind flexing in the rocks of a headland, / Where only crabs listen »). Il leur faut encore apprendre à « mourir leur vie et vivre leur mort » (« Dying their lives and living their deaths »), à faire face au trépas avec vigueur.

  7. L’étrangeté cauchemardesque ou absurde de certains textes de Wodwo brouille les repères grâce auxquels l’homme peut faire émerger le sens. Cette atmosphère instable, ironisant sur la prétendue capacité de l’homme à organiser le monde qui l’entoure grâce aux pouvoirs de la raison, invite le lecteur à accroître son attention. Comme des palimpsestes, les poèmes de Ted Hughes révèlent, derrière le récit historique triomphal que l’humanité a forgé, une autre vérité, aussi inquiétante qu’implacable, alors qu’est mise au jour la fracture qui divise l’homme de l’intérieur, qui abolit son Dieu, son âme, son corps et son langage. L’homme erre dans l’« univers inadapté » que Ted Hughes évoque dans son introduction à une sélection de textes du poète surréaliste serbe Vasko Popa.

I think it was Milosz, the Polish poet, who when he lay in a doorway and watched the bullets lifting the cobbles out of the street beside him realised that most poetry is not equipped for life in a world where people actually do die. But some is. And the poets of whom Popa is one seem to have put their poetry to a similar test. […] In this they are prophets speaking somewhat against their times, though in an undertone, and not looking for listeners. They have managed to grow up to a view of the unaccommodated universe, but it has not made them cynical, they still like it and keep all their sympathies intact. They have got back to the simple animal courage of accepting the odds. (WP, 221-2)

  1. Dans l’horreur de ce « monde où les gens meurent effectivement », où la vie n’a plus de sens et où même la mort a perdu son évidence, il est nécessaire que le poète, chaman et prophète d’un lendemain sans attente, fasse émerger, dans un filet de voix et sur un mode mineur, sans même plus attendre qu’on l’écoute, une autre vérité. Transportée par la brise marine et dans le bruissement des feuilles, inscrite en filigrane sur la page qui s’effrite, elle intime à l’homme de s’immerger dans le torrent de l’existence, en faisant face aux démons enfouis au fond des consciences, en explorant les territoires périlleux de l’irrationnel et de l’irréel. D’autres réponses peuvent encore advenir lorsque l’homme renonce aux sécurités « mécanique, rationnelle et symbolique ». Lorsque le désespoir et la terreur se dissipent un instant, désamorcés par un sursaut d’éveil, lorsque dans l’effort fait pour rassembler une dernière fois ses forces, la résignation fait place à la résolution, alors une seule exigence demeure : que l’homme « affronte l’adversité avec un courage animal ».

Que « brille la pureté de l’être au moment où tout retombe au néant » : la catabase et le désœuvrement

  1. L’univers désolé mis en avant dans Wodwo révèle l’impossibilité d’enfouir plus longtemps les énergies sauvages du monde naturel, qui sont aussi tapies dans le cœur de l’homme. Les vies « suspendues » décrites dans la nouvelle « Sunday »11 sont le signe d’une profonde aliénation, celle qui rend insoutenable, non pas seulement le spectacle offert par le fou du village, le chasseur de rats Billy Red, mais aussi le tumulte intérieur qui saisit le jeune Michael, en proie à ses premiers émois adolescents. Dans « The Rain-Horse », nouvelle elle aussi extraite de la seconde partie du recueil (Wo, 45-55), l’homme qui revient sur les terres de son enfance est devenu insensible au paysage pourtant familier qu’il contemple12. Son ennui, se muant en colère, provoque la réponse inamicale de la nature : un cheval, investi de forces malfaisantes colossales, semble vouloir l’attaquer. Le personnage de « The Rain Horse » a pourtant un éclair de génie lorsqu’il reconnaît que la folie apparente de l’animal est certainement le signe de sa clairvoyance13 : l’inimité de la nature est le simple reflet du rejet par l’homme du monde naturel. Elle rend manifeste la propre folie du sujet humain, folie destructrice qui doit faire place à son reflet créatif.

  2. C’est dans la seconde partie du recueil que la transformation a lieu, in extremis : à sa clôture, dans la courte pièce de théâtre intitulée « The Wound » (Wo 104-46), le soldat Ripley plonge dans le cauchemar et l’abîme, où absent à lui-même, il s’observe en train de mourir. Lorsque ses compagnons d’arme le retrouvent, le sourire qu’affiche enfin son visage, celui d’un roi couronné par la mort14, fait valoir l’ivresse d’un abandon libératoire15. Les ombres et les spectres qui peuplent le recueil renvoient l’homme à un manque fondamental, mais ils lui indiquent aussi la voie à suivre, celle de la catabase. Sujet aux hallucinations et aux cauchemars, il faut à l’homme une certaine folie pour s’abandonner ainsi. Pourtant, dans l’ivresse clairvoyante d’un égarement chamanique, assistant à sa propre dissolution corporelle et au sacrifice de son âme damnée, l’homme est enfin prêt et accepte avec résolution le péril de l’annihilation. La pensée poétique de Ted Hughes se rapproche en ce point de celle de Maurice Blanchot : anéanti, l’être peut enfin s’accomplir ; abolie, la parole peut s’emplir d’une force nouvelle.

  3. Hughes oppose en effet un démenti féroce au mutisme chaotique auquel l’humanité a été réduite. Ses commentaires sur l’œuvre de Vasko Popa en témoignent : dans le monde où ils évoluent, les poètes de l’âge moderne doivent trouver d’autres moyens pour redonner sens à l’existence et à la parole poétique.

Their poetry is a strategy of making audible meanings without disturbing the silence, an art of homing in tentatively on vital scarcely perceptible signals, making no mistakes, but with no hope of finality, continuing to explore. […] [Popa’s] poetry is near the world of music, where a repository of selected signs and forms, admitted from the outer world, act out fundamental combinations that often have something eerily mathematical about their progressions and symmetries, but which seem to belong deeply to the world of spirit or of the heart. […] It is the Universal Language behind language, and when the poetic texture of the verbal code has been cancelled […] we are left with solid hieroglyphic objects and events, meaningful in a direct way, simultaneously earthen and spiritual, plain-statement and visionary. (WP, 223-4)

Les poèmes de Wodwo, ensemble de nébuleuses métaphoriques et de mécanismes poétiques signifiants, font eux aussi valoir la force de perpétuation du langage et de l’être, même lorsque tout leur manque. Ted Hughes pousse ses recherches poétiques « derrière » le langage, comme pour en découvrir l’envers universel, et trouver, dans la fibre même des mots et dans les écheveaux tissés au cours du recueil, les bribes de vérités que le « code verbal » ne peut plus contenir lorsque sa « texture » se défait16. Le recueil est tourné vers une manière alternative d’écrire le monde afin de « rendre audible des significations sans perturber le silence » ; la plongée dans la nuit absolue devient alors chasse éprouvée de l’être et du langage.

  1. Gog est l’étrange créature qui, dans la troisième partie du recueil (Wo, 150-3), incarne l’envers radical du Dieu Logos, qui clame qu’il est « l’Alpha et l’Oméga » (« I am Alpha and Omega »). L’absence qui bondit près de Gog (« I ran and an absence bounded beside me ») est le vide laissé par sa propre fuite. Créature du néant et de l’exil, monstre déchu, Gog a pour seule révélation que le « dieu du chien est un déchet de la table » (« The dog’s god is a scrap from the table »). L’anagramme entre les deux monosyllabiques « dog » et « god », auquel le nom de « Gog » fait écho, met en évidence une impasse nominale et sémantique, fondée sur le ressassement de quelques sons minimaux. Dieu et Gog y errent, et faisant face au rabougrissement de leur identité, ils fuient leur propre absence. A l’écoute du cri messianique, pourtant, Gog est admiratif et ébahi (« Hearing the Messiah cry / My mouth widens in adoration »), et observe la nature autour de lui. Les lichens reposent sur le silence (« They cushion themselves on the silence »), l’air est plein, il n’a besoin de rien (« The air wants for nothing ») et « la poussière, elle aussi, est repue » (« The dust, too, is replete. »). La plénitude de la nature s’oppose radicalement à Gog, à qui tout manque. Le chant qui sort de sa propre bouche la déforme ; ce son, radicalement étranger (« I listen to the song jarring my mouth »), ébranle son corps comme les arbres et les rochers tremblants (« Rocks and a few trees trembled ») que Gog refuse de regarder, non pas parce qu’ils sont eux-mêmes effrayants, mais parce qu’ils sont tournés vers quelque chose d’autre qui l’est (« I do not look at the rocks and stones, I am frightened of what they see »). Gog craint le simple reflet de l’effroi qui s’incarnerait au creux de la roche ou sur les troncs, évocation supplémentaire de l’absence qui le suit inlassablement, et du néant qui s’amasse autour de lui.

  2. Lorsque Gog gît au sol et devient ténèbres (« I lie down. I become darkness »), l’anadiplose, qui fait se répandre l’obscurité au sein du texte comme autour de Gog, met en évidence l’enfouissement progressif de la créature dans le gouffre creusé par la danse et le chant rituels (« Darkness that all night sings and circles stamping »). La circularité du mouvement révèle le caractère cyclique du passage du jour à la nuit, de la vie à la mort, où Gog à présent s’ensevelit. Il fait corps avec la terre, rejoignant ce mouvement d’enténèbrement qui signe sa disparition progressive et sa réunion avec l’absence qui l’accompagnait. Plutôt que de fuir, il rejoint le vide et entonne de plus belle le chant silencieux de l’anéantissement. En cela, Gog est bien l’opposé de la parole divine et « divisante », il est ce retour réunissant du vide, signifié par le palindrome qui le nomme, il est « l’envers universel du langage » qui offre à l’être humain la possibilité de s’accomplir dès lors qu’il accepte de s’abolir. Dans le poème, le soleil, la lune, les herbes folles, les pierres et les créatures de la terre, « simples ruisseaux d’eau de pluie » (« And the creatures of earth / Are mere rainfall rivulets »), s’affirment ou s’effacent avec indifférence. Les moindres atomes qui constituent le monde sacré de la nature se dirigent inéluctablement vers la « vaste bulle du néant » (« The atoms of saints’ brains are swollen with the vast bubble of nothing »), alors que tout se change en poussière (« Everywhere the dust is in power »). Le découpage accentué de la strophe suivante, dont les vers très courts sont systématiquement interrompus par des rejets, souligne typographiquement ce mouvement de désintégration :

Then whose

Are these

Eyes,

eyes and

Dance of wants,

Of offering?

Les vers sursautent comme emportés dans cette « danse des manques », qui signale l’avancée du néant. La répétition du nom « eyes », ou la réapparition de la préposition « of » dans le nom qui la suit (« offering »), appuyées par la structure interrogative, renforcent un sentiment d’instabilité fondamental, donnant l’impression d’un bégaiement permanent, à la fois auditif et visuel, qui participe d’une perte de repères généralisée. L’opposition directe entre la mention des « manques » et celle de « l’offrande » suppose la présence envahissante du vide, dans une danse vaine, des gestes creux comme la syntaxe et l’esprit, perdus face à une question insoluble et qui n’accepte pas de réponse. Le nom « death », répété tautologiquement, n’ajoute qu’une absence à une absence déjà attestée : la mort, hyperbolisée par les répétitions, surenchérit (« Death and death and death– »), emportant tout sur son passage. La formule conclusive, « Her mirrors », par son caractère foncièrement elliptique, achève de mettre en avant l’omniprésence de la mort : elle se dédouble à l’infini, présence impossible, obsédante et indépassable, de l’absence que convoque l’image. Cette dernière aussi, pourtant, se dissipe : le tiret de séparation et le point final la rendent muette. La vie renvoie plus que jamais à son reflet morbide, la présence à l’absence, le chant au silence.

  1. Comme Gog, le chevalier qui erre dans l’exil permanent (« Out ») de la troisième partie du poème est l’étranger qui foule la terre sans jamais s’arrêter. Il est le « séraphin de l’orée lugubre » (« the seraph of the bleak edge »), qui « longe au galop la crête du monde » (« Gallops along the world’s ridge in moonlight »). Il est l’ange déchu, condamné à errer dans les marges, aux confins du monde. Comme le souligne la structure parallèle des vers qui évoquent d’un côté la terre, balafrée (« Out of the wound-gash in the earth »), couverte de sang sombre (« Out of the blood-dark womb »), et de l’autre le chevalier qui poursuit son chemin (« the horseman mounts », « gallops bowed the horseman of iron »), l’homme en exil demeure intimement lié à sa matrice tellurique. Il sait que l’objet de sa quête, son « graal » (« the grail »), n’est autre que le rêve que la terre renferme en son sein, songe primordial du « sang-racine des origines » (« The womb-wall of the dream that crouches there, greedier than a fœtus, / Suckling at the root-blood of the origins »). Lorsqu’il parvient au berceau chancelant (« the rocking, sinking cradle ») d’où émerge « l’enfant qui n’est pas encore né » (« The unborn child »), le déséquilibre initié par la profusion des images fait plonger le lecteur en même temps que le chevalier de fer dans ce tourbillon où joie et fureur, extase et agonie, rêve et cauchemar, vie et mort se confondent dans l’illusion des ressemblances (« That is the seal of resemblances / That is illusion / That is illusion »).

  2. Face au vide et à l’indéfinition, le chevalier, comme le lecteur, est contraint de reprendre la route dans une coda effrénée. Le « graal » dont le premier est en quête est un rêve « carnassier » (« the fanged grail »), à l’image de la terre dévoratrice qui attend patiemment qu’il rejoigne ses entrailles, à la fois berceau et tombe (« Whose smile is in the belly of woman / Whose satiation is in the grave »). L’exil ne prendra fin que lorsque le chevalier de fer, traversant sans relâche l’arche du monde (« Out under the blood-dark archway ») se rendra compte qu’elle est le seuil à traverser pour s’unir à sa matrice tellurique (« Out of the blood-dark womb »). Dans l’analyse qu’il livre de l’œuvre de Ted Hughes, Joanny Moulin décrit « Gog » comme un « mythe d’accès au temps et au langage », temps de la « présence totale, mort »17. Le poème constitue en effet un exemple frappant d’absorption du temps et de l’espace au sein du néant dans lequel le sujet poétique lui aussi, à travers l’exemple de Gog, s’abîme tel l’Orphée désœuvré de Maurice Blanchot. Comme le suggère Joanny Moulin, « Gog » a beau mettre en place une « représentation nihiliste du monde comme empire de la mort, plus encore que celle d’une terre gâte, […] ce monde de la mort est le lieu de la révélation divine »18. Cette dernière cependant, pour reprendre cette fois les termes de Maurice Blanchot, brille seulement de l’éclat « de la pureté de l’être au moment où tout retombe au néant », « lumière de par l’obscur et jour de nuit » dans la présence totale de l’absence signifiée par la mort. Le monstre de « Gog », souvent rapproché de la « Bête brute » décrite par W. B. Yeats dans « The Second Coming », annonce la sortie de l’ordre du Dieu Logos : la gloire de la résurrection fait place à une lente conversion alors que « Tout se disloque. Le centre ne peut tenir » (« Things fall apart; the centre cannot hold »)19. Le centre qui ne peut plus tenir, dans Wodwo, c’est l’homme déchu, qui doit à présent se retourner sur lui-même, non plus pour se contempler narcissiquement, mais pour s’ouvrir à ce que Blanchot nomme le « mourir-véritable » (EL, 200) et que soutient « l’action sans efficacité de la poésie »20.

  3. La pensée de Ted Hughes et celle de Maurice Blanchot s’accordent singulièrement en ce point où ils décrivent tout deux cet élan paradoxal qui pousse le poète, comme l’homme qui apprend à mourir. Dans Wodwo, le poète est l’Orphée qui fait l’expérience du désœuvrement, celle-là même que fait Gog lorsqu’il comprend que les ressemblances ne sont qu’illusion. Dans le memento mori que constitue le laconique poème « Heptonstall » (Wo, 165), les images se dissipent dans le gouffre creusé par l’absence.

Life tries.

Death tries.

The stone tries.

Only the rain never tires.

L’anagramme formée entre les verbes « tries » et « tires » met en évidence la force inlassable de la pluie, tandis que les pleurs d’une contrée endeuillée, qui coulent comme le torrent du Léthé, s’abîment dans l’oubli. Par son dépouillement, « Heptonstall » fait valoir l’essoufflement de la voix poétique, qui elle aussi s’épuise (« tires »), n’établissant, à force de ressemblances, que de vaines illusions. Entraîné dans un « mouvement d’érosion et d’usure »21, le langage s’efface tandis que le poète fait le constat de « l’action sans efficacité de la poésie » et que la pluie, seule, triomphe. Les gouttes qui s’égrènent, alors, viennent ponctuer des trouées de silence, manifestant la forme d’expressivité la plus fondamentale de l’être et du langage, celle où l’absence se fait pure présence, « clarté de par l’obscur ».

  1. « Stations » (Wo, 38-9) fait de la catabase l’épreuve du « désœuvrement éternel » dont parle Blanchot, qui consacre la rencontre du sujet humain avec la « présence de son absence infinie » (EL, 227). La structure du poème souligne les « étapes » (« stations ») d’un chemin sur lequel les mots et le sujet humain se laissent entraîner jusqu’à l’anéantissement. L’homme, au cours de la catabase, n’est depuis longtemps plus le centre du monde, et au fond des enfers, il ouvre les yeux pour voir un regard sauvage qui se confond avec lui (« You are a wild look »). Tel Orphée croisant le regard d’Eurydice, il fait l’expérience de l’Ouvert qui dédouble le centre, et propose une ressemblance sans illusion. Ce regard est celui des origines retrouvées que symbolise l’œuf, présence causée par l’absence (« –Out of an egg / Laid by your absence »). « Dans le grand Néant » (« In the great Emptiness you sit complacent »), l’être se soumet (« But you, from the start, surrender to total Emptiness »). Il y a un pouvoir absolu dans cet abandon, donnant lieu à une « Absence propre », qui appartient au sujet humain autant qu’il lui appartient (« Absence. It is your own / Absence »). Le rejet et l’effet d’anaphore dépouillée du nom « Absence » mettent en évidence l’omniprésence du vide et de l’absence : le premier est évoqué abstraitement tandis que la seconde est incarnée dans l’autre que représente le « tu » et le « propre », attestant le paradoxe de l’incarnation de la disparition.

  2. Dans ces poèmes, la catabase trace un mouvement de départ opposé à l’exil auquel l’homme moderne s’est condamné22. L’expérience de l’Ouvert, comme recherche d’un « mourir véritable » se substitue à une tentative désespérée d’échapper à la mort23. Réduit à un état spectral, sans relief ni reflet, l’homme de la modernité n’apparaît plus sur le verre des miroirs qui se multiplient dans le recueil. Cependant, alors qu’il se retourne, non plus pour se contempler, mais pour voir Eurydice, Orphée fait cette expérience que le poète et son langage font valoir : celle d’une conversion profonde qui n’accepte plus de centre, de début ni de fin. Alors que les mots se défont et se refont, de même l’être se vide et renaît, rendu plus présent par son absence même. En cela aussi, Gog devient comparable à Orphée qui fait l’expérience de l’Ouvert : il n’est pas le Dieu Logos qui déclare qu’il est le début et la fin de tout, mais il est plutôt le « point de départ », « approche de ce point où rien ne commence », « tension d’un commencement infini » et « recherche d’un mourir véritable ». En lui, se font la nuit et la mort, nécessaires à l’œuvre comme origine.

Le poète ou « l’errant, le toujours égaré »

  1. L’épreuve que Ted Hughes décrit dans Wodwo est donc celle où le sujet humain comprend que l’absence supposée par la mort réclame la présence complète et sans condition de son être. Elle signe sa réconciliation et son appartenance à un ordre infiniment plus puissant qui, dans l’œuvre du poète, n’est autre que celui de la nature et du monde animal. Dans « Song of a Rat » (Wo, 162-4), le rat est rappelé à ses impératifs :

The rat screeches

And ‘Do not go’ cry the dandelions, from their heads of folly

And ‘Do not go’ cry the yard cinders, who have no future, only their infernal aftermath

And ‘Do not go’ cries the cracked trough by the gate, fatalist of starlight and zero

‘Stay’ says the arrangement of stars

Forcing the rat’s head down into godhead.

  1. L’obstination du rat dans le poème, marqué par l’obsessif ressassement d’un même geste-son (« screeches »), révèle que le rat et l’homme, pour se mettre au rythme de la nature, doivent comprendre l’immobilité mouvante qui accompagne le trépas et le rend signifiant. C’est en « restant », en demeurant silencieux et immobile (« still ») pour entendre « le poids du silence » (« leaning their silence »), que le rat transforme sa tentative de fuite hors de la vie en présence dans la mort, apprend l’Ouvert et convertit son exil en une errance féconde et sacrée. Alors, seulement, il parvient en ce « point central » décrit par Blanchot « où l’accomplissement du langage coïncide avec sa disparition », et fait valoir un « rythme total », « avec quoi le silence » (EL, 47). Dans « The Howling of Wolves » (Wo, 178), le loup s’approche plus que nul autre de cette vérité : son hurlement incompréhensible, qui n’appartient à aucun monde (« world ») et ne renvoie à aucun mot connu (« word »), est celui de la dépossession et du silence (« The Howling of Wolves // Is without world. // What are they dragging up and out on their long leashes of sound / That dissolve in the mid-air silence? »). Dans la « forêt des silences affamés » (« in this forest of starving silences »), le cri animal devient langage inter-dit d’une expérience ineffable car elle touche de trop près l’abîme. Le loup « hurle, d’agonie ou de joie » (« It howls you cannot say whether out of agony or joy »), mais il demeure impossible de communiquer en termes humains (« you cannot say ») ce qu’exprime ce langage animal qui, plutôt que de « rendre audible des significations sans perturber le silence », impose le silence comme rythme total pleinement signifiant. C’est dans cette lutte (ἀγωνία, « combat ») où se mêlent la douleur et la joie que la conversion de l’être et du langage a lieu24.

  2.  Dans « Skylarks » (Wo, 168-71), l’alouette s’affranchit de tous les obstacles, dans un état de vigilance (« Alert ») et de « conscience parfaite » (« Conscience perfect »). Le rythme lent et pesant des derniers vers, réduits à un ou deux mots, met en avant la puissance acquise par l’oiseau dans son sacrifice et dans « l’agonie » (« And maybe the whole agony was for this »). Il en est de même pour la voix poétique ; à bout de souffle, elle fait désormais le constat de la nécessaire épreuve à traverser. En s’abandonnant au rythme tumultueux de l’angoisse, cédant à ce mélange d’effroi et de ravissement, « où la célébration se lamente et la lamentation glorifie », dans l’Ouvert du poème (EL, 183), elle découvre une expressivité nouvelle. Dans « Gnat-Psalm » (Wo, 179-81), se ralliant à la danse endiablée des moucherons (« Your dancing // Your dancing »), le poète voit ses mains s’envoler dans les airs (« My hands fly in the air »), sa langue se suspendre aux feuilles (« My tongue hangs up in the leaves ») et ses pensées se faufiler dans des recoins insoupçonnés (« My thoughts have crept into crannies »). Les moucherons divins (« And God is an Almighty Gnat! ») accompagnent le poète qui, enfin semblable à eux, rejoint l’ordre de la nature et son rythme total où le silence est parole.

  3. La fougère du poème « Fern » (Wo, 28) est le chef d’orchestre de l’univers : c’est au son d’une « note unique de silence » que « danse la terre entière avec gravité » (« whose music will now be pause / And the one note of silence / To which the whole earth dances gravely »). L’adverbe « gravely », employé deux fois dans le poème (« the fern / Dances gravely »), met en avant cette force qui rappelle à elle tous les éléments dans un mouvement cyclique éternel où silence et musique s’harmonisent en une « note unique ». Dans « A Wind Flashes the Grass » (Wo, 29), le sens de ce langage à la fois silencieux et musical est donné : il est celui offert à l’homme par sa créatrice, la nature, qui ancre son message dans la roche dont tout émane (« Sets us listening for below words / Meanings that will not part from the rock ») et le laisse à nouveau s’échapper dans le soulèvement léger des brindilles (« The stirring of their twigs against the dark, travelling sky, / Is the oracle of the earth »). Dans le poème, les hommes sont à l’image des arbres, mais aussi du règne animal, et tous se dissolvent dans les « fleuves de l’ombre » (« The trees suddenly storm to a stop in a hush […] And crowd there shuddering / And wary, like horses bewildered by lightning […] They too are afraid they too are momentary / Streams rivers of shadow »). Le nom « stirring » renvoie à la sensibilité de la nature, mettant en évidence la puissance vivifiante de son langage oraculaire, qui terrifie en même temps qu’il ex-tasie, qu’il révèle aux hommes le chemin à suivre alors que le ciel poursuit son « voyage », et que les flots bercent ceux qui s’y engloutissent. Comme les arbres, aux racines ancrées dans la roche et aux feuilles mobiles, comme le fleuve, au lit immuable et au cours mouvant, les hommes rejoignent le rythme fondé par la terre à laquelle ils appartiennent, et qui leur apprend l’errance infinie où se libère une parole inouïe.

  4. À l’issue du recueil (Wo, 183), s’élève une dernière voix, qui demande « Que suis-je ? » (« What I am? »). C’est Wodwo qui parle, cet être de la littérature médiévale, naturel et sauvage, à la fois homme et animal, et dont le nom, qui à l’origine rappelle le bois (« wood ») où il habite, fait aussi résonner la question initiale posée dans le poème – « Who’s who? ». D’un côté, le pronom interrogatif employé par Wodwo, « What », met en avant une indistinction entre l’essence humaine et les autres entités potentiellement existantes. De l’autre, le pronom qui résonne dans son propre nom, « who », renforce doublement cette interrogation en mettant en avant le vide réflexif créé par l’homme qui s’affirme comme différent des autres réalités et tente de se faire maître de ce qui l’entoure (« What I am to split / The glassy grain of water », « Why do I find / this frog so interesting as I inspect its most secret / interior and make it my own? »). À l’inverse, Wodwo est celui qui se demande, en observant les herbes folles, si elles le connaissent, lui ont donné un nom, et s’il « rentre dans leur monde » (« Do these weeds / know me and name me to each other have they / seen me before, do I fit in their world? »).

  5. L’étoffe s’effile progressivement : la disparition de la ponctuation et les enjambements incessants défont les mailles du texte, tandis que les pensées de Wodwo, errantes et décousues, révèlent son absolue indéfinition. Lui non plus n’est retenu par aucun fil, il ne vient de nulle part et peut aller partout (« I’ve no threads / fastening me to anything I can go anywhere »). Lorsque Wodwo en vient à se demander s’il est le centre parfait de tout (« how everything / stops to watch me I suppose I am the exact centre »), les deux occurrences du pronom « I » ne sont en réalité pas au centre du vers, mais l’entourent (le verbe « suppose » est le mot central de ce vers qui en compte onze). La formule « exact centre » est rejetée en bout de vers, dans un déséquilibre flagrant, comme pour imiter le tour que joue le monde à qui veut le comprendre pour le faire sien : toujours il se dérobe, et jamais il n’est directement compréhensible. Du point de vue de Wodwo, ce déplacement du centre est signifiant : le « je » qui se reflète dans ses suppositions n’est plus celui de l’homme moderne, cet héritier de Descartes qui s’est placé au centre du monde pour s’en faire le maître et le possesseur. Alors que ce dernier ne se contente pas de « supposer », mais pense qu’il est, et que parce qu’il pense, il est (« Cogito ergo sum »), Wodwo, à l’opposé, comprend parfaitement qu’il y a toujours quelque chose d’autre :

but there’s all this what is it roots

roots roots roots and here’s the water

Again very queer but I’ll go on looking

  1. Les racines renvoient inéluctablement à des origines plus lointaines, le miroitement de l’eau à des profondeurs insondables. Wodwo sait qu’il est vain de vouloir tirer le fil qui le ramènerait au début de tout, ou qui le guiderait vers la fin des choses. Il est effectivement en cela un « centre exact », c’est-à-dire un être qui n’accepte pas de reflet – comme le suggère le palindrome imparfait qui fonde son nom – et qui comprend n’être qu’un point au milieu de tout.

  2. La multiplication des questions et les nombreuses répétitions dans un texte qui s’effiloche remettent en cause la stabilité du code langagier employé par Wodwo. Ce dernier parle une langue étrangère, décousue et radicalement autre, qui fait advenir une forme de vérité qui n’est que parce qu’elle n’est pas, et qui devient présente par son absence même de résolution. La force incantatoire de ses inlassables questions fait valoir un vide qui se creuse inéluctablement, un ailleurs qui demeure toujours hors d’atteinte. Ainsi, les derniers mots de Wodwo demeurent suspendus à ce qui ne s’est pas encore produit, à ce qui restera en dehors du texte imprimé. Le lecteur a beau tourner la page, il n’a plus qu’à constater que c’était la dernière et à se confronter au silence et au vide, avant de repartir en quête de ces mots souterrains, dont le sens, « inaudible », « ne se détachera pas de la roche ».

  3. Wodwo, à la fin du recueil, incarne la condition du poète en exil que décrit Maurice Blanchot dans L’Espace littéraire.

Le poème est l’exil, et le poète qui lui appartient, appartient à l’insatisfaction de l’exil, est toujours hors de lui-même, hors de son lieu natal, appartient à l’étranger, à ce qui est le dehors sans intimité et sans limite, cet écart que Hölderlin nomme, dans sa folie, quand il y voit l’espace infini du rythme. (EL, 318)

Telle est aussi la singularité du sujet humain décrit par Ted Hughes, et toute sa fortune : toujours hors de lui-même et toujours étranger, le poète est « l’errant, le toujours égaré » qui « risque » le langage et qui « risque » l’être dans un mouvement permanent de conversion où « l’œuvre tire lumière de par l’obscur. » (EL, 320). Wodwo met ainsi au jour cet « envers du langage » dont parle Ted Hughes à propos de Vasko Popa. Les poèmes et leurs mots, au gré de leurs variations et de leurs métamorphoses, deviennent, d’une manière musicale, directement signifiants. Les cris, les chants, les bruissements qui animent le monde naturel dans le recueil font valoir une conversion profonde de l’être humain et du langage, qui sera présent par son absence, qui sera parole par son silence. Les crissements du rat, les hurlements du loup, le chant de l’alouette et le bourdonnement des moucherons font résonner ce message qui intime à l’homme, dans « l’espace infini du rythme » dont parle Blanchot, de tout risquer, dans un sacrifice commis à la fois au nom de l’angoisse absolue de vivre et de l’extase de mourir, pour espérer percer ce singulier secret, toujours ravivé, qui fonde à la fois l’être et le langage.

Œuvres citées

Sir Gawain and the Green Knight. Ed. et Trad. James Winny. 1992. Broadview Literary Texts. Petersborough : Broadview Press, 2007.

Blake, William. The Marriage of Heaven and Hell. The Complete Poems. Ed. Alicia Ostriker. 1977. Londres : Penguin Books, 2004. 180-195.

Blanchot, Maurice. L’Espace littéraire [EL]. 1955. Folio Essais. Paris : Gallimard, 2002.

Haberer, Adolphe. « Ted Hughes et la cruauté du réel. A propos de ‘The Howling of Wolves’ ». Moulin, Joanny, dir. Lire Ted Hughes : New Selected Poems, 1957-1994. Paris : Editions du Temps, 1999. 69-83.

Hughes, Ted. Wodwo [Wo]. 1967. Londres : Faber, 1977.

Hughes, Ted. Winter Pollen: Occasional Prose [WP]. 1994. Ed. William Scammel. Londres : Faber, 1995.

Jung, Carl Gustav. Spirit in Man, Art and Literature. The Collected Works of C. G. Jung. Vol.15. 1966. Eds. Herbert Read, Michael Fordham et Gerhard Adler. Trad. Richard Francis Carrington Hull. Bollingen Series XX. Princeton : Princeton University Press, 1971.

Moulin, Joanny. Ted Hughes : La Langue rémunérée. Paris : L’Harmattan, 1999.

Sagar, Keith. The Art of Ted Hughes. 1975. Cambridge : Cambridge University Press, 1978.

Yeats, William Butler. « The Second Coming ». The Collected Poems of W. B. Yeats. Revised Second Edition. Ed. Richard J. Finneran. New York : Scribner Paperback Poetry, 1996.

 


1 Ont été reproduits les vers 720 à 723, cités par Ted Hughes en épigraphe (T. Hughes, Wodwo [Wo], 13) : « Sometimes he fights dragons, and wolves as well, / Sometimes with wild men who dwelt among the crags; / Both with bulls and with bears, and at other times boars, / And ogres who chased him across the high fells. » (Sir Gawain and the Green Knight, ed. et trad. J. Winny, 41-4)

2 Toutes les références aux textes de Wodwo [abrégé Wo] renvoient à la même édition du volume citée en bibliographie.

3 C’est un parallèle qu’établit Keith Sagar. Dans « Proverbs of Hell », William Blake écrit : « The roaring of lions, the howling of wolves, the raging of the stormy sea, and the destructive sword, are portions of eternity, too great for the eye of man. » (W. Blake, The Marriage of Heaven and Hell, 184, cité par K. Sagar, The Art of Ted Hughes, 61)

4 « And the initiation dreams, the general schema of the shamanic flight, and the figures and adventures they encounter, are not a shaman monopoly: they are, in fact, the basic experience of the poetic temperament we call ‘romantic’. […] the actual flight lies perceptibly behind many of the best fairy tales, behind myths such as those of Orpheus and Herakles, and behind the epics of Gilgamesh and Odysseus. It is the outline, in fact, of the Heroic Quest. The shamans seem to undergo, at will and at phenomenal intensity, and with practical results, one of the main regenerating dramas of the human psyche: the fundamental poetic event. » (T. Hughes, Winter Pollen [abrégé WP], 58)

5 Ted Hughes, fortement influencé par la lecture de l’oeuvre de Carl Gustav Jung, met ainsi en valeur la fonction thérapeutique de la catabase entreprise par le poète-chaman : « The Nekyia is no aimless and purely destructive fall into the abyss, but a meaningful katabasis eis antron, a descent into the cave of initiation and secret knowledge. The journey through the psychic history of mankind has as its object the restoration of the whole man, by awakening the memories in the blood ». (C. G. Jung, Spirit in Man, Art, and Literature. Trad. R. F. C. Hull, 180). Sur les liens entre le fonctionnement de la cure chamanique et de la cure psychanalytique, voir aussi J. Moulin, Ted Hughes. La Langue rémunérée, 196-7.

6 M. Blanchot, L’Espace littéraire, 227. Toutes les citations de Maurice Blanchot sont extraites de L’Espace littéraire [abrégé EL].

7 Ted Hughes donne l’explication suivante dans une note précédant les textes de son recueil (« Author’s Note ») : « The stories and the play in this book may be read as notes, appendix and unversified episodes of the events behind the poems, or as chapters of a single adventure to which the poems are commentary and amplification. Either way, the verse and the prose are intended to be read together, as part of a single work. » (Wo, 9)

8 Dans sa recension de The Environmental Revolution, Ted Hughes explique : « The fundamental guiding ideas of our Western Civilization […] derive from Reformed Christianity and from Old Testament Puritanism. This is generally accepted. They are based on the assumption that the earth is a heap of raw materials given to man by God for his exclusive profit and use. The creepy crawlies which infest it are devils of dirt and without a soul, also put there for his exclusive profit and use. » (WP, 129). Ted Hughes critique une conception cartésienne du monde, matérialiste et dualiste : l’homme, persuadé d’être « maître et possesseur » des ressources mais aussi des êtres qui l’entourent, ne fait que courir à sa perte.

9 « The story of the mind exiled from Nature is the story of Western Man. It is the story of his progressively more desperate search for mechanical and rational and symbolic securities, which will substitute for the spirit-confidence of the Nature he has lost. […] When something abandons Nature, or is abandoned by Nature, it has lost touch with its creator, and is called an evolutionary dead-end. According to this, our Civilisation is an evolutionary error. » (Ibid., 129)

10 Le terme grec logos, par sa polysémie, recouvre plusieurs notions complexes. Il désigne à la fois la parole et le discours, mais peut également référer à la raison, ou bien encore au raisonnement argumentatif. Dans la philosophie platonicienne, le logos est la raison du monde, contenant en soi les Idées éternelles. En théologie chrétienne, le logos désigne Jésus Christ et le verbe divin. Dans l’Évangile selon Jean, le terme logos est ainsi employé en tant que parole, verbe de Dieu : « Au commencement était le Verbe, et le Verbe (logos) était avec Dieu, et le Verbe (logos) était Dieu ».

11  « Life, over the whole countryside, was suspended for the day. » (Wo, 57)

12  « Twelve years had changed him. This land no longer recognised him, and he looked back at it coldly […]; felt nothing but the dullness of feeling nothing. Boredom. Then, suddenly, impatience, with a whole exasperated swarm of little anxieties about his shoes, and the spitting rain and his new suit and that sky and the two-mile trudge through the mud back to the road. » (Wo, 45-6)

13  « Maybe a mad animal can be clairvoyant. » (Wo, 50)

14  « Look at this, grinning away as if he’d been crowned! » (Wo, 146)

15 « He’s more like a drunk than a man with that on his head! » (Wo, 146)

16  Dans La Langue rémunérée, Joanny Moulin décrit le rêve langagier auquel l’expression « the Universal Language behind language » invite à penser. Le critique évoque « l’utopie impossible d’un ursprache qui exprimerait, sans médiation, non plus tant des significations que des états mentaux ». Selon lui, « cette langue-idée est le centre absent de l’oeuvre de Ted Hughes et ne s’y entend que comme un silence gravide. Cependant, le texte des poèmes en laisse voir certaines métamorphoses comme des manifestations de surfaces, dans la rêverie oraculaire qui entend orphiquement les cris, auditifs ou visuels, dont bruisse le monde », et il n’est pas vain de croire qu’un peu de ce rêve se réalise bel et bien dans Wodwo. (J. Moulin, op. cit., 19)

17  Ibid., 119.

18  Ibid., 279.

19 W. B. Yeats, « The Second Coming ». The Collected Poems of W.B. Yeats. Ed. R. J. Finneran, 187. Voir notamment K. Sagar, The Art of Ted Hughes, 74-5, ou J. Moulin, op. cit., 270.

20 Maurice Blanchot lie ainsi temps et espace dans ses réflexions sur la mort : « L’absence se lie, chez Mallarmé, à la soudaineté de l’instant. Un instant, brille la pureté de l’être au moment où tout retombe au néant. Un instant, l’absence universelle se fait pure présence et quand tout disparaît, la disparition apparaît, est la pure clarté apparente, le point unique où il y a lumière de par l’obscur et jour de nuit. L’absence, chez Rilke, se lie à l’espace qui lui-même est peut-être libre du temps, mais qui cependant, par la lente transmutation qui le consacre, est aussi comme un autre temps, une manière de s’approcher d’un temps qui serait le temps même de mourir ou l’essence de la mort, temps bien différent de l’affairement impatient et violent qui est le nôtre, aussi différent que l’est de l’action efficace l’action sans efficacité de la poésie. » (EL, 208)

21 Maurice Blanchot décrit un mouvement d’usure du langage alors que la présence retourne à l’absence : « Les mots, nous le savons, ont le pouvoir de faire disparaître les choses, de les faire apparaître en tant que disparues, apparence qui n’est que celle d’une disparition, présence qui, à son tour, retourne à l’absence par le mouvement d’érosion et d’usure qui est l’âme et la vie des mots, qui tire d’eux lumière de par le fait qu’ils s’éteignent, clarté de par l’obscur. » (EL, 45).

22 La catabase, telle qu’elle est définie par C. G. Jung, est effectivement un voyage dans le royaume des morts, expérience radicale mais féconde permettant la guérison du sujet de la cure psychanalytique.

23 Maurice Blanchot décrit la résolution absolue du poète face à la mort en des termes qui correspondent à l’expérience dépeinte par Ted Hughes : « Si le poète est vraiment lié à cette acceptation qui ne choisit pas et qui cherche son point de départ, non pas dans telle ou telle chose, mais dans toutes les choses et plus profondément, en deçà d’elles, dans l’indétermination de l’être, s’il doit se tenir au point d’intersection de rapports infinis, lieu ouvert et comme nul où s’entrecroisent les destins étrangers, alors il peut bien dire joyeusement qu’il prend son point de départ dans les choses : ce qu’il appelle ‘choses’ n’est plus que la profondeur de l’immédiat et de l’indéterminé, et ce qu’il appelle point de départ est l’approche de ce point où rien ne commence, est ’la tension d’un commencement infini’ – l’art lui-même comme origine ou encore l’expérience de l’Ouvert, la recherche d’un mourir véritable. » (EL, 200)

24  Dans son analyse de « The Howling of Wolves », Adolphe Haberer explore la question de la « jouissance » et de la « cruauté du réel » dans des vers qui « portent le lecteur à la limite de l’interdit ». Reprenant les termes de Joanny Moulin, il évoque cette jouissance où le « pâtir [est] indistinct du jouir ». (A. Haberer, « Ted Hughes et la cruauté du réel », 81-3 et Moulin, op. cit., 271.