Le Livre — aller-retour, et au-delà

Stéphane Vanderhaeghe

Université Paris 8

Ce vers quoi nous allons n'est peut-être aucunement ce que l'avenir réel nous donnera. Mais ce vers quoi nous allons est pauvre et riche d'un avenir que nous ne devons pas figer dans la tradition de nos vieilles structures. (Maurice Blanchot)

La littérature a toujours trouvé son renouveau dans les secousses du présent. Et même : s'ébrouant avec maladresse dans la transition du neuf, pour y trouver ses nouvelles marques, c'est là qu'elle est au plus radical, au plus novateur. Une chance pour nous, quand arrive la nouvelle et si imparfaite secousse1 ? 

  1. François Bon évoque ici, à l'orée d'un chapitre d'Après le livre, l'avancée rapide des nouvelles technologies qui cannibalisent chaque jour davantage, semble-t-il, l'espace privilégié de nos lectures. Le livre, en tant qu'objet et appareil technologique — « L'écriture a toujours été une technologie. On a simplement changé d'appareil », précise-t-il plus loin2 —, paraît aujourd'hui voué à disparaître, espèce et espace menacés, bientôt remplacé, obsolète, par l'écran rétro-éclairé et autres tablettes... On lira(it) désormais sur écran, et la résistance forcenée de certains lecteurs, peu enclins à se laisser si facilement et rapidement remplacer par une liseuse, témoigne de l'a priori — et d'un fait, en partie — qu'il s'agirait là d'un type et d'une expérience de lecture radicalement autres, pour ne pas dire complètement étrangers à la notion même de « littérature » ; car le temps où le littérateur allait et venait de village en village pour colporter au son d'une lyre des historiettes qu'il avait appris à adapter au public croisé sur sa route, prémices, sans doute, d'une interactivité de bon aloi, ce temps-là est bien révolu : pour nombre de lecteurs, la littérature, au sens où on l'entend aujourd'hui, implique, pour ne pas dire réclame le livre, en tant qu'il en substantialise la trace, le tracé, la graphie sans lesquels l'« écriture » ne serait pas, sur un support papier qui pérennise, sauf accident — on ne fera probablement jamais mieux, en termes de longévité, que la tablette d'argile d'autrefois —, l'œuvre dans sa tangibilité. Le livre se voit alors conserver, pour ne pas dire réserver, sur les rayonnages d'une bibliothèque dans laquelle on peut à loisir circuler et se perdre — du moins aime-t-on le penser : la classification décimale Dewey, CDD à durée inoxydable, veille au grain — pour en contempler la richesse et l'étendue, toute poussiéreuses puissent-elles être par ailleurs… Bref, autant d'éléments qu'on dit matériels et qu'on oppose aujourd'hui volontiers à ce « virtuel » au sens large et souvent flou qui les menace. Seul, sous un regard déjà nostalgique, le livre fait foi, et son poids est irremplaçable. Car enfin, on sait où on va, et où on revient : le livre, lui, lors de sa lecture, qu'on aime active, a, fait sens. On y pénètre en toute sécurité sachant qu'on en ressortira indemne la plupart du temps quelques pages plus loin, le décompte est en marche, implacable, à mesure qu'une page en recouvre une autre, puis une autre, les laissant toutefois à portée d'index humecté pour qui désirerait rebrousser chemin ; le texte n'a pas bougé, il demeure là, docile, encré sur la page, comme c'est facile, comme c'est rassurant… On peut toutefois difficilement en dire autant de ces nouvelles « formes » informes de « lectures » du/en flux sur écran interposé soudain privées, faute d'épaisseur, de la moindre profondeur. Comme l'écrit Robert Coover : « Even deep into this digital era, the page-turning book is still widely seen as the true and permanent medium for literature and other extended writing, electronic writing emerging from the artless chatter of the internet (the invasion of barbarians!) and, of no more substance than light, not meant for posterity3. »

  2. Il ne s'agira pas ici de prendre parti — question idiote : « pour ou contre la tablette ? » —, de plaider en faveur du livre ou, comme si les deux alternatives étaient symétriques, de défendre (après tant d'autres déjà) ce qui va désormais sous le nom de littérature numérique ou électronique (e-literature). Au fond, Bon a raison lorsqu'il conclut que « [n]ous sommes déjà après le livre4. » Katherine Hayles l'avait, quant à elle, aussi rappelé au lecteur oublieux : le livre imprimé, physique et tangible, reader-friendly pour tout dire, celui qu'on ne troquerait contre aucune tablette, est un produit numérique, depuis sa composition sur traitement de texte jusqu'à, souvent, sa distribution commerciale : « Literature in the twenty-first century is computational. Almost all print books are digital files before they become books; this is the form in which they are composed, edited, composited, and sent to the computerized machines that produce them as books. They should, then, properly be considered as electronic texts for which print is the output form5. » Du moins, quelques rapides années plus tard, le livre imprimé n'est-il plus que l'une de ces formes à l'hégémonie fragile, que d'aucuns peut-être qualifieraient désormais, la larme à l'œil ou la jubilation aux lèvres, de survivante ; car si on est après le livre, c'est bien que le livre est un artefact du passé, qui a, comme on dit, vécu, bien vécu, et les quelques nostalgiques qui se cramponnent encore à sa couverture dans une rame de métro bondée seraient eux-mêmes à ce titre des créatures du passé, lecteurs hypocrites incapables d'ôter les œillères qui les empêchent de voir plus loin que le rebord corné de leur page jaunie par le temps. Ils feraient sans doute à cet égard de beaux personnages dans les fictions qu'ils tiennent entre les mains. La secousse dont parle François Bon, si imparfaite soit-elle, est imparable, impitoyable, irréversible : il faut survivre avec son temps.

  3. Mais il ne s'agit pas ici, on l'a dit, de prendre parti dans ce qui s'annonce presque comme une guerre idiote et, il faut sans doute se l'avouer, comme toutes les guerres du genre sans doute, bien inutile : le livre imprimé contre la tablette numérique. Inutile, en effet, cette guerre qui n'en a d'avance que le nom, car on pourrait d'emblée se demander, en toute bonne foi et innocence (si si), quelle différence il y a, au fond ; qu'est-ce qui change, en fin de compte, si le « texte » qu'on a sous les yeux se laisse appréhender, en toute indifférence, sur des supports distincts et, en théorie, radicalement incompatibles ? Il suffirait alors, simplement, d'habituer ses sens, visuel, tactile, olfactif — la tablette n'a pas d'odeur —, au nouveau support numérique : la tablette à ce titre est un livre comme un autre (il n'y a qu'à regarder la bibliothèque imitation pin sur laquelle les fichiers numériques viennent trouver leur place, ou encore les « pages » virtuelles [faire mine de] se tourner à la seule pression de l'index…), et qu'on se rassure, l'arsenic n'a rien perdu de son efficace, Emma meurt toujours à la fin. L'enjeu, car il y en a bien un, n'est pas là.

  4. L'enjeu est plus loin, sans doute, situé quelque part dans ce moment de transition que porte la révolution numérique, interminable dans son inchoativité même ; il est ailleurs, dans l'espace insécable qui sépare l'aller d'un retour. Et puis, sans doute, au-delà.

  5. Car à en croire les uns, alarmistes, puis les autres, exaltés, le livre est depuis longtemps déjà, pour ne pas dire toujours, un espace en voie de disparition. François Bon le rappelle, qui cite Walter Benjamin — « Tout indique maintenant que le livre sous sa forme traditionnelle approche de sa fin. » — et le commente : « Et si le fait que cette phrase ait été écrite et publiée en 1927 par un penseur essentiel indiquait seulement que l'idée de rupture est peut-être inhérente au livre qui n'a jamais vraiment eu de forme 'traditionnelle', en tout cas aucune qui puisse participer de la définition même du livre, si tant est (avec Kant par exemple) qu'on puisse parvenir à la produire6. » Ce qui, pour Johanna Drucker dans « The Virtual Codex », n'est guère envisageable : « No single book exists, so no “idea” of “the” book could be produced in any case. » L'ère du numérique n'est peut-être qu'un chapitre de plus à verser au récit des menaces pesant sur le livre, peut-être le dernier ; mais peut-être pas, qui sait ?, de telles prédictions en la matière, et les paris sur l'avenir en général, toujours des plus hasardeux. L'enjeu n'est pas là.

  6. On s'accordera alors sur un point, quelque arbitraire qu'il puisse paraître. Le livre est, et l'a sans doute été de tout temps, une survivance — ne serait-ce que, dans le présent de qui le tient entre ses mains, comme le prolongement d'une perte, de cette « rupture » qu'envisage Bon, d'une disparition aussi, d'une dépossession. Le livre, en tant que support matériel au texte littéraire, vient toujours après, dans l'après-coup d'une écriture à laquelle il survit en tâchant de la rassembler ; car on n'écrit jamais à même le livre et là se place sans doute l'une des différences cruciales, si anecdotique puisse-t-elle paraître par ailleurs, avec la littérature numérique qui, elle, est pensée, écrite, et lue dans un seul et même espace : afternoon, a story de Michael Joyce, le premier hypertexte de fiction à voir le jour en 1987, a ainsi été conçu au sein même du logiciel Storyspace qui, plus qu'un simple support ou média, en constitue l'interface. L'architecture du texte — ses embranchements, ce que Joyce appelle sa « profondeur », son étagement — est donc soumise à, et découle directement de l'interface logicielle et de ses possibilités spatiales et visuelles, ou matérielles. Si la littérature numérique se pratique alors au sein d'un espace de travail partagé, pour ainsi dire, qui remet en cause la partition entre « auteur » et « lecteur », et où le texte demeure et retourne à l'état virtuel, toujours et encore dans l'attente du parcours lectorial qui l'actualisera, le livre imprimé, quant à lui, ne porte en lui que les traces d'une écriture déjà instanciée, d'un parcours déjà actualisé sur la page. Ce qui changerait alors, avec le changement de support, ce n'est peut-être pas tant la nature du texte en soi que celle de la lecture qui le traverse : dans un cas, la lecture actualise un état virtuel du texte, dans l'autre, elle virtualise un état actuel du texte. Question de performance, comme le montre Johanna Drucker, contrainte par la matérialité du support.

  7. À travers ce qu'on prend souvent comme la fin programmée du livre, ce que révèle l'avènement de la littérature numérique — et, on l'aura compris, il ne s'agit pas là d'un simple transfert anodin d'un support, pas plus que d'un média, vers un autre : le « support », en l'occurrence, détermine, définit l'œuvre qu'il incarne, en tant notamment qu'il en contraint l'usage ; changer de support ou d'« interface », revient alors à modifier ce que Johanna Drucker envisage comme le « programme » en fonction duquel la lecture s'inscrit dans le texte, et donc, aussi, l'espace qu'elle ouvre et au sein duquel elle se performe ; c'est la raison pour laquelle, en tant que tel, le passage du livre imprimé à la tablette numérique ne constituera pas en soi un changement radical dès lors que l'œuvre, c'est-à-dire avant tout l'expérience performative du langage qui s'y déploie à la lecture, demeure intacte — ; ce que révèle alors l'avènement de la littérature numérique en tant qu'elle rend, en s'en affranchissant, le support livresque, sinon obsolète, du moins impropre à l'expérience littéraire qu'elle programme, c'est peut-être l'ouverture et la reconnaissance d'un espace de lecture propre au support où elle s'incarne, c'est-à-dire, également, la mise en scène d'un espacement autre, pour et au sein de la langue qui s'y déploie ; c'est, donc, et aussi, car c'est la même chose, avant tout l'affirmation de la non-transparence du support quand bien même celui-ci, en apparence, viendrait à s'effacer — soit qu'on finit par habitude par ne plus le voir, soit qu'on le croit, à tort, « immatériel ».

  8. Pourquoi dès lors faudrait-il que cette révélation, ce redécoupage, cette (re-)dé-finition de l'espace littéraire — ce que Bolter et Grusin appellent remediation —, soit à sens unique, un aller sans retour dans l'au-delà du livre ? Autrement dit, le livre, en tant que tel, peut-il alors, encore, faire retour, affirmer, étendre et perpétuer le principe même de sa survivance face aux nouvelles technologies et aux nouveaux médias qui sembleraient le menacer ?

  9. L'un des principes mêmes de toutes formes et pratiques artistiques a peut-être été, de tout temps, la prise en compte et le dépassement de contraintes tant formelles que matérielles. C'est du moins, en substance, ce que Walter Benjamin indiquait à propos de l'avènement du cinéma :

L'une des tâches primordiales de l'art a été de tout temps de susciter une demande, en un temps qui n'était pas mûr pour qu'elle pût recevoir pleine satisfaction. L'histoire de chaque forme artistique comporte des époques critiques, où elle tend à produire des effets qui ne pourront être obtenus sans effort qu'après modification du niveau technique, c'est-à-dire par une nouvelle forme artistique.

  1. La transition entre littérature imprimée et littérature numérique pourrait ne pas être étrangère à cette logique, surtout si on s'accorde avec le propos de Robert Coover dans « The End of Books » :

Much of the novel's alleged power is embedded in the line, that compulsory author-directed movement from the beginning of a sentence to its period, from the top of the page to the bottom, from the first page to the last. Of course, through print's long history, there have been countless strategies to counter the line's power, from marginalia and footnotes to the creative innovations of novelists like Laurence Sterne, James Joyce, Raymond Queneau, Julio Cortazar, Italo Calvino and Milorad Pavic, not to exclude the form's father, Cervantes himself. But true freedom from the tyranny of the line is perceived as only really possible now at last with the advent of hypertext, written and read on the computer, where the line in fact does not exist unless one invents and implants it in the text.

  1. À cet égard, l'hypertexte — qui est à la littérature numérique ce que, en forçant le trait, le daguerréotype est au cinéma — n'est que la progéniture du livre imprimé et si, pour certains, leurs relations sont conflictuelles, elles sont peut-être à l'image de celles qu'entretient tout rejeton, forcément ingrat, à l'égard de ses parents, forcément bornés… C'est ainsi que l'hypertexte trouve quelques-uns de ses prototypes dans un certain nombre d'expériences littéraires, au rang desquelles sont souvent cités « Le Jardin aux sentiers qui bifurquent » de Borges ou « The Babysitter » de Robert Coover, un texte dont l'éclatement ou, pour reprendre le terme de Barthes, l'« étoilement » narratif coïncide, la couchant pour ainsi dire sur la page, avec la définition qu'en avait donnée Ted Nelson dans Literary Machines : « non-sequential writing—text that branches and allows choices to the reader, best read at an interactive screen. As popularly conceived, this is a series of text chunks connected by links which offer the reader different pathways7. »

  2. L'histoire du livre — apocryphe, sans doute — n'aura alors, au fond, peut-être été, toutes ces années, que l'histoire d'une émancipation qui trouve sa légitime conclusion, après « modification du niveau technique », dans l'avènement d'une « nouvelle forme artistique ». Faut-il, pour autant, conclure à l'obsolescence et l'extinction de la forme dépassée (l'est-elle ?) ou remplacée (l'est-elle ?) ? Ou, au contraire, maintenant libérée des contraintes qui jusque-là pouvaient peser sur elle, au premier rang desquelles figurerait sans doute la linéarité, cette forme — appelons-la roman — et, avec ou au-delà d'elle, le support où elle trouvait jusque-là à s'incarner, ne verraient-ils pas devant eux s'ouvrir de nouveaux espaces à conquérir, ne pourraient-ils pas avoir d'autres demandes à susciter ? Bien sûr, en la matière, les paris sur l'avenir et les prédictions en général, sont souvent des plus hasardeux, et bien malin, dans l'état actuel des choses, qui saurait dire si l'on assiste aux derniers soubresauts avant extinction ou si, au contraire, il ne s'agirait pas plutôt du prolongement d'un devenir-livre à peine amorcé…

  3. Car si le propre du livre, dans sa matérialité même, est d'instancier le « programme » de sa lecture — telle est l'idée soulevée par Johanna Drucker dans « The Virtual Codex » —, force est alors d'admettre avec elle qu'un tel programme est toujours spécifique à un livre donné en fonction de son contenu et de sa forme, c'est-à-dire de l'interaction entre les deux ; de sorte que, à l'ère du numérique, chaque livre, pourrait-on presque dire, porte en lui, dans sa matière ou matérialité même, jusque dans la façon dont le texte se couche sur la page, le « code » qui en générera la lecture. En ce sens, la linéarité avec laquelle on associe le livre n'est jamais qu'un parcours parmi d'autres, le résultat d'un « programme » singulier qui aura eu tendance à se répéter, trouvant à s'exprimer au mieux, sans doute, sous la forme matérielle du codex et la succession des pages qui le composent ; rien n'a toutefois jamais empêché quiconque, théoriquement, d'ouvrir un livre au hasard de ses pages, ou de le parcourir en sens inverse, de le retourner, ou encore d'en découper les pages… Le programme de lecture linéaire auquel le livre a souvent habitué ses lecteurs — en tant que support à la prose, principalement, qu'elle soit ou non romanesque —, n'est précisément rien d'autre que cela : une habitude de lecture que, maintenant que le livre, avec l'avènement du numérique, est peut-être parvenu à s'émanciper de certaines contraintes, une poignée d'écrivains se font un malin plaisir de bousculer, redécouvrant ce faisant la spécificité matérielle du livre en tant que tel, c'est-à-dire en tant que, précisément, et dans la mesure où, il peut encore « résister », si l'on s'obstine à parler en ces termes, au numérique ou, du moins, à une certaine idée qu'on se fait du numérique.

  4. Car là où l'on voit généralement se dessiner, pour le meilleur ou pour le pire, un aller sans retour vers le numérique — l'idée se répandant selon laquelle la remédiatisation du livre, le passage de la page imprimée à l'écran, est non seulement inéluctable mais, surtout, à sens unique — certains objets littéraires commencent peut-être à infléchir le débat en mettant en lumière certaines poches de « résistance ». À commencer, par exemple, par le concept même de « page » auquel, s'il ne naît pas avec lui, le codex a néanmoins donné corps et visibilité, et qui, s'il semble à première vue s'exporter sans trop de difficulté dans le domaine numérique où on parlera, par exemple, de page web, n'en demeure pas moins spécifique au livre imprimé. Certes, il est toujours loisible, moyennant parfois quelques ajustements, de prétendre que l'écran et la fenêtre qu'il ouvre font office de page virtuelle ; mais ce qu'il leur manquera toujours est la dimension réversible d'une surface imprimable sur ses deux faces ; de même, la page d'un livre peut aussi tirer parti de sa mise en regard avec une autre, la ligne de partage entre deux pages, ainsi que les marges qui les bordent, à cet égard souvent rien d'autres qu'une convention visant à assurer la lisibilité du texte, du moins en fonction d'un certain codage, qu'un livre comme Tree of Codes de Jonathan Safran Foer remet radicalement en question, sa lisibilité n'étant assurée que par les trouées, littéralement, de ses pages qui en « étagent » le texte. Half Life de Shelley Jackson, s'il apparaît d'emblée plus classique, joue néanmoins subrepticement avec ce partage de la page qu'on finit par lire comme ce partage impossible entre Nora et Blanche, sœurs siamoises qui se contestent l'écriture même du roman, ce que le livre met en lumière en ne numérotant, noir sur blanc, que ses pages paires. Le livre de Jackson, en d'autres termes, matérialise dans l'articulation problématique de la double page, à la fois la monstruosité qu'il thématise et l'origine incertaine de son écriture : « Do these letters have meaning — se demande la narratrice —, or the space around them? Neither. It’s their difference we read8. » VAS: An Opera in Flatland de Steve Tomasula et Stephen Farrell, va quant à lui jusqu'à mettre en jeu le dédoublement des pages, leur ouverture, leur déploiement/reploiement et, aussi, par conséquent, le toucher propre entre pages paires et impaires que rythme la lecture —

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« The partner's genitals may also become the target for repeated actions. / Often rythmically. / Often rythmically. /  Often rythmically. Etc. » VAS: An Opera in Flatland, 22-3.

 

— ce qui confère alors à la page un relief et, ici, une sensualité, que l'écran, dans ses modes spécifiques d'interaction, ne pourrait pas reproduire en l'état, même s'il peut bien évidemment en inventer d'autres qui lui resteraient propres. Les tablettes, à cet égard, sont des interfaces tactiles et, en ce sens, un hypertexte comme my body a Wunderkammer de Shelley Jackson, dans lequel on « pénètre » en cliquant sur une partie, au choix, du corps de l'artiste, prend et révèle, dès lors qu'on pose le doigt dessus, une autre dimension lectoriale : le texte s'incarne non seulement à l'écran, mais aussi dans le mode spécifique de lecture qu'il instancie à même les corps — de l'auteur, du texte, du lecteur —, entre érotisme et violence.

  1. Il s'agit là d'éléments a priori évidents, basiques et ponctuels, liés à la matérialité de l'objet-livre, auxquels toutefois la lecture demeure souvent indifférente ; et, effectivement, dans la plupart des cas, cette matérialité se laisse oublier — du moins dans la mesure où le livre n'en programme pas l'emploi ou la reconnaissance. Ce qui n'est pas le cas d'un roman comme Only Revolutions de Mark Z. Danielewski, roman qui prend ainsi le parti d'exploiter physiquement la page en proposant une intrigue qui repose entièrement sur la matérialité de l'objet qui l'incarne : à l'instar aussi de House of Leaves avant lui, quoique pour d'autres raisons, le livre, ici, en tant qu'objet et, serait-on tenté de dire, objet révolutionnaire qui dans sa réversibilité même n'aura de cesse de renvoyer le lecteur à la tangibilité de l'objet qu'il a entre les mains, n'est pas le support neutre et invisible, un parmi d'autres, indifférents, du texte — comme d'autres, ce roman construit sur la circularité de la page et du livre, ferait presque mentir Robert Coover selon qui : « multimodal digital literature cannot step back into print, while all print literature can easily be moved into the computer9» — ; plutôt, le livre est à concevoir ici comme l'interface singulière de l'œuvre en tant que telle, sans ou hors de laquelle elle ne saurait exister sans être entièrement repensée, traduite en quelque sorte, et profondément altérée. Ce à quoi on semble alors assister ici, au sein même du livre imprimé, est l'effacement de la frontière entre « anciens » et « nouveaux » médias, entre littérature imprimée et littérature numérique, car, comme l'énonce Lev Manovich à l'égard des « nouveaux médias » dans des propos adaptables en tous points à Only Revolutions :

it is the work’s interface that creates its unique materiality and a unique user experience. To change the interface even slightly is to change the work dramatically. From this perspective, to think of an interface as a separate level, as something that can be arbitrarily varied, is to eliminate the status of a new media artwork as art. […] In contrast to design, in art the connection between content and form (or, in the case of new media, content and interface) is motivated; that is, the choice of a particular interface is motivated by a work’s content to such degree that it can no longer be thought of as a separate level. Content and interface merge into one entity, and no longer can be taken apart10.

  1. Ce que l'œuvre de Danielewski révèle depuis la parution de House of Leaves — et, différemment (car le livre, en tant que tel, n'est peut-être rien d'autre qu'une abstraction à laquelle on s'est rendu aveugle), l'œuvre d'auteurs aussi singuliers que Shelley Jackson, Jonathan Safran Foer, Steve Tomasula, ou Blake Butler, dont le Scorch Atlas, thématiquement centré sur la survivance à un cataclysme innommé, possible métaphore d'une écriture qui, grâce au livre, retournerait à son désastre, tire en partie son plein effet de s'incarner dans une technologie elle-même menacée et survivante, ainsi que le montre l'habillage visuel de ses pages, comme abîmées, détrempées, moisies, faisant du livre en tant qu'objet une survivance au monde qu'il décrit — est que, bien plus qu'un simple support, le livre est, lui aussi, du moins peut-il encore l'être, une interface, le support matériel, inséparable et définitoire, de l'œuvre qui en lui s'incarne avant de prendre corps à la lecture ; une lecture entièrement guidée et régie par l'aspect matériel du livre qui seul, en la codant ou la programmant, en permet la performance. « [R]arely — écrit Johanna Drucker — do we shift from our notice of the graphic presence of such [paratextual] items to a more general observation about them as coded instructions for use. » Rappel qu'un livre comme Only Revolutions, parmi d'autres, inscrit dans sa matérialité même.

  2. Dès lors, et dans la mesure où, en inventant d'autres, elles contribuent à ce que soient repensées les pratiques et conventions de la lecture littéraire, les nouvelles technologies numériques ne menacent peut-être pas le livre en tant que tel, mais l'usage qu'on en fait plutôt ; un usage figé, nourri par l'habitude, qui n'est peut-être pas tant obsolète qu'inadapté ; inadapté, dans son homogénéisation, à la saisie d'un monde en mutation, inadapté aux formes et aux « programmes » — pluriels, multiples, changeants —, du livre, des livres, en tant que livre(s). Le livre aujourd'hui, comme hier sans doute, et sans doute demain encore, est alors bel et bien une survivance et, en tant que tel, est condamné, telle est sa richesse, tel, son avenir, à le rester ; le livre alors n'est pas, mais reste plutôt. Le livre ou le reste. Une survivance ; un spectre, dans tous les sens du terme, évidemment, toujours-déjà pris dans son à-venir et revenir ; le « livre à venir » donc, encore, et le livre à revenir tout autant. À devenir, donc, et aussi.

  3. C'est à lui-même, et toujours, que survit un livre.

 

  1. Question(s) de survie, peut-être — de commencement. De limite, aussi, « limite extrême », de fin(s) et confin(s) du livre, et de la littérature ; et donc aussi, quelque part, de la pensée.

  2. « La limite extrême de la pensée », écrit Agamben, en appelant, au début d'Idée de la prose, à l'exemple de Damascius, l'exilé, confronté en son temps à la possibilité et l'inéluctabilité de la fin de la philosophie, « n'est pas un être, ni un lieu ni une chose, même dépouillés de toute qualité, mais sa propre puissance absolue, la pure puissance de la représentation elle-même : la tablette sur laquelle on écrit11 ! »

  3. Le livre, oui ; la tablette, encore. Et l'interface, alors — le trait d'union dans lequel ils s'échangent. Pour un livre-tablette.

Œuvres citées

Agamben, Giorgio. Idée de la prose. 1998. Trad. Gérard Macé. Paris : Christian Bourgois, 2006.

Benjamin, Walter. « L'Œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique (dernière version de 1939) ». Trad. Maurice de Gandillac, Rainer Rochlitz. Œuvres : III. Paris : Gallimard, 2000. 269-316.

Blanchot, Maurice. Le Livre à venir. 1959. Paris : Gallimard, 2003.

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Félix, Brigitte. « Three Hundred and Sixty: Circular Reading in Mark Z. Danielewski's Only Revolutions. » Contemporary American Fiction: An Update. Dir. Jean-Yves Pellegrin. études Anglaises 63.2 (2010) : 191-203.

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Tomasula, Steve and Farrell, Stephen. VAS: An Opera in Flatland. 2002. Chicago : The University of Chicago Press, 2004.

1 F. Bon, Après le livre, 109.

2 Ibid., 188.

3 R. Coover, « A History of the Future of Narrative », 1179.

4 Op.cit., 270.

5 K. Hayles, « Intermediation: The Pursuit of a Vision », 99.

6 Op. cit., 123.

7 Cité par G. Landow, Hypertext: The Convergence of Contemporary Critical Theory and Technology, 4.

8 S. Jackson, Half Life, 433.

9 R. Coover, « A History of the Future of Narrative », 1177.

10 L. Manovich, The Language of the New Media, 66-7.

11 Op.cit, 15.